L'affaire Garfield(d?)
, dont je parlais hier, fait le tour des
blogs[#] comme une traînée de
poudre (est-ce que cela débordera le ministre comme le
suggère Maître Eolas ? malheureusement j'y crois assez peu).
Je veux juste revenir dessus pour dégager trois choses :
La première, c'est mon étonnement et ma tristesse de voir des gens
— qui, a priori, ne sont pas des idiots ou des imbéciles —
défendre la sanction disciplinaire (ou au moins la décrire comme
sévère mais nécessaire
ou quelque chose comme ça). Bien sûr,
il doit y avoir au moins les gens eux-mêmes qui ont pris la décision,
la commission je-ne-sais-quoi : mais ceux-là savent sans doute à peine
ce que c'est qu'un blog, ne connaissent pas le ton qu'on peut y
prendre, etc. ; et puis, je ne sais pas qui ils sont ni d'où ils
sortent, donc en un sens ils ne comptent pas — sans doute qu'ils
n'ont pas mesuré l'absurdité de ce qu'ils faisaient, sans doute qu'ils
se sont laissés emportés par l'ivresse du pouvoir de sanctionner.
Mais qu'on puisse défendre, à froid, avec un peu de recul, que la
carrière d'un homme soit brisée (et, d'une certaine façon, sa vie : si
j'étais à sa place je ne m'en relèverais certainement pas), alors
qu'on ne peut rien reprocher à son travail, parce qu'il a montré ses
fesses sur le Web, cela me paraît inconcevable. Je lis des arguments
du genre crédibilité du proviseur
, sérénité dans le
lycée
, autorité de l'État déjà bien mise à mal
, État de
droit, pas forcément juste
, intérêt général et intérêt
particulier
, regrettable confusion des genres
, frapper
fort pour éviter toute dérive ultérieure
, autorité
disciplinaire sur des mineurs
, doit-on imposer sa vue à la
société ?
, etc., qui me font me demander sur quelle planète je
suis tombé. Ou dans quel siècle[#2]. (Oui, oui, je prends ces
bribes totalement hors contexte. Peu importe : je ne compte pas
argumenter point par point.) Il n'y a rien à rajouter (pour
l'argumentation, voyez sur mille autre blogs, bien meilleurs que
celui-ci, ce qu'on peut dire, ou déjà dans les commentaires de ma
précédente entrée), juste que cela me peine énormément.
Le deuxième point concerne la notion de vie privée, ou, mieux, de
vie personnelle : parce que, justement, le respect à la vie
personnelle, à mon avis, ça inclut le droit de rendre publique (ou
semi-publique) cette vie — droit qui fait pendant à celui de ne
pas révéler, au contraire, ce qu'on ne veut pas révéler, et de le
garder privé. Autrement dit, je ne considère pas qu'une liberté ait
de sens tant qu'on n'a pas le droit de ne pas se cacher pour
l'exercer. Cela ne vaut pas de dire aux homosexuels : vous avez le
droit d'être homosexuels, mais à condition que vous le cachiez
— comme on l'a fait sous Thatcher en Angleterre ou comme on le
fait maintenant dans l'armée américaine (don't
ask, don't tell
). D'ailleurs, à la limite, il n'y a pas de
différentre entre interdire quelque chose et interdire de le faire
savoir (puisque, par définition, ce qui reste secret est autorisé vu
que personne n'en a connaissance pour l'interdire).
J'ai cependant l'impression qu'il y a une plus forte mobilisation pour le droit à garder privé[#3] que pour le droit à rendre public la vie personnelle. Souvent, même, ceux qui comme moi tiennent à beaucoup rendre public sont traités d'exhibitionnistes (en mauvaise part). Pourtant, je pense qu'un droit n'a pas de sens sans l'autre. Pour moi, écrire un blog sans donner son nom (son vrai nom, je veux dire), c'est quelque chose que j'ai beaucoup de mal à comprendre (par respect pour les lecteurs) : qu'on ait le droit de rester anonyme me semble évidemment nécessaire — mais qu'on ait l'obligation[#4] de le faire, cela me semble profondément odieux.
La troisième chose concerne la liberté d'expression. On semble avoir fait de gros progrès dans ce domaine dans nos démocraties occidentales depuis, disons, un siècle. Mais, finalement, cela concerne la liberté de la presse : effectivement, la presse a le droit (savoir si elle en a réellement le pouvoir est une autre qustion) de critiquer les gouvernements, et même parfois de les faire tomber. Mais la liberté d'expression individuelle a-t-elle vraiment progressé ? Ce n'est pas si évident que ça, et on se rend compte que ça ne va pas automatiquement de pair avec la liberté de la presse. L'opportunité de l'expression individuelle a certainement grandi de façon démesuré, mais la liberté, pour aller avec, ce n'est pas évident. Le problème est que les menaces qui pèsent sur un individu pour l'empêcher de s'exprimer librement ne sont pas du tout du même ordre que celles qui pèsent sur un journal ou un autre organe de presse : qu'on ait — dans une certaine mesure — vaincu ces dernières n'implique pas qu'on ait vaincu ces premières.
[#] Bien sûr, je ne suis pas listé : encore un signe de mon isolement blogosphérique. Snif. [Mise à jour : Maintenant je suis listé.]
[#2] J'imagine qu'en 1906 ou par là, la réputation de Monsieur le proviseur, c'était quelque chose d'assez sacré (je pense par exemple à la très fugace description du proviseur dans Le Temps des secrets de Marcel Pagnol : on l'imagine mal tenir un blog, celui-là). Bizarrement, je pensais qu'en 2006 les choses étaient différentes.
[#3] La langue
française ne semble pas avoir de mot satisfaisant pour traduire privacy
. (Intimité
?
Confidentialité
? Vie privée
? Certes, mais aucun de
ces termes ne marche dans un contexte comme : les enjeux de la privacy sur le Web
.)
[#4] Avez-vous remarqué
que beaucoup de faux raisonnements en politique ou en éthique viennent
de confusions dans les modalités ? Beaucoup de gens semblent penser
que parce que il n'est pas souhaitable que machin
alors automatiquement il est souhaitable que machin soit
interdit
: abominable erreur de logique. Merci de relire la
fameuse citation-qui-n'est-pas-de-Voltaire et de
méditer là-dessus.