J'ai récemment vu passer la dernière vague de l'enquête d'opinion Fractures françaises (menée par l'institut de sondage Ipsos), laquelle contient toutes sortes d'enseignements plus terrifiants les uns sur les autres sur les opinions et l'état d'esprit des Français (voici un fil Bluesky [visible sans compte Bluesky] qui résume les principales conclusions de l'enquête). Alors, certes, je suis le premier à rappeler que l'opinion publique est un phénomène quantique façonné autant par le sondage qui prétend la mesurer que par les gens qui la constituent, et qu'avec suffisamment d'astuce on peut faire dire n'importe quoi aux sondages, surtout que les barres d'erreur ne sont jamais données et le détail des réponses permises parfois pas clair. Mais si les résultats de ces questions sont à prendre avec des pincettes, il serait tout aussi fallacieux de prétendre qu'elles n'ont rien à nous apprendre.
Parmi les réponses il y en a une qui me semble particulièrement
terrifiante : on demande aux répondants de se prononcer sur
l'affirmation on a besoin d'un vrai chef en France pour remettre de
l'ordre
(pages 50–51 du PDF) : plus de 85% se
déclarent d'accord avec cette affirmation (un chiffre massif qui n'est
pas vraiment nouveau puisque de 2013 à maintenant il a oscillé entre
79% et 85%), et cette adhésion est majoritaire chez les sympathisants
de tous les partis politiques (minimum chez les
écolos[#] avec 57%,
particulièrement paradoxale chez les prétendus insoumis
avec
67%, et évidemment maximum chez le RN avec… 99%), et
massive chez toutes les couches socio-professionnelles sondées.
[#] Il y a un certain nombre de choses que je n'aime pas chez les écolos (genre ça, dans une certaine mesure ça, et leur porosité avec des mouvements carrément crackpot genre antivax ou biodynamique). Mais quand même une chose que j'aime bien chez eux, c'est qu'au moins en interne ils n'ont pas l'air de vouloir à tout prix avoir un guide suprême.
Je ne crois pas avoir grand-chose d'intelligent à dire pour
commenter (et oui, je suis bien conscient que les 85% de répondants
qui approuvent cette affirmation n'ont certainement pas la même idée
de ce qu'est un vrai chef
ni de ce que signifie remettre de
l'ordre
, et qu'ils sont encore moins d'accord sur qui ce chef
devrait être), et je ne prétends certainement pas raconter quoi que ce
soit d'original ; mais je ne vais quand même pas me priver de signaler
combien cette opinion, il nous faut un vrai chef
(dont je
n'affirme absolument pas qu'elle soit spécifiquement française), me
semble à la fois glaçante et répugnante.
Le fantasme du chef[#2] et toutes ses déclinaisons (l'idée qu'il faut concentrer les pouvoirs entre les mains d'une seule personne pour l'efficacité, le mythe de l'homme providentiel qui va sauver l'État, l'utopie du dictateur bienveillant, le rêve d'une communion entre le leader et son peuple, l'illusion que le guide a toujours raison, le confort du commandant qui pense à notre place, le culte de Jupiter…) sont le lit de tous les despotismes et une des causes principales de l'érosion de l'état de droit. Car si le chef a toujours raison, s'il incarne la Nation, alors tout contre-pouvoir qui se mettrait en son chemin, par exemple un juge qui lui chercherait des noises ou une opposition parlementaire qui voudrait susciter le débat, est presque automatiquement un ennemi de la Nation : dans ces conditions, la séparation des pouvoirs n'a pas de sens, les poids et contrepoids n'existent pas. Au mieux, le chef (s'il est populaire) est le vecteur de la tyrannie de la majorité, au pire (s'il tient son pouvoir de la force) c'est un tyran, et la frontière entre les deux est d'ailleurs particulièrement poreuse (s'il n'y a pas de contre-pouvoir fort, qui va donc révoquer le chef si sa popularité cesse ? qui va l'empêcher de manipuler l'opinion et de truquer les élections pour se maintenir au pouvoir).
[#2] Je parle ici et dans le reste du billet de chef pour un pays entier. Mais on peut aussi s'interroger sur l'opportunité d'avoir un chef unique dans une structure différente, par exemple une entreprise ou une association ou une religion ou un groupe de travail ou que sais-je encore. Les entreprises aiment bien avoir un chef unique, parce qu'elles sont persuadées que ça apporte plus d'efficacité. Elles ont tort et elles sont connes. Pour une petite association, en revanche, ça peut avoir un sens. En fait, la règle générale (qui n'est pas parfaite et souffre certainement d'exceptions, mais s'avère néanmoins assez utile comme règle générale) pour savoir s'il est pertinent de donner à une structure un chef unique ayant quasiment tous les pouvoirs est la suivante : si c'est une corvée, s'il faut aller persuader les gens de se porter volontaires de le faire, alors il est probable qu'avoir un seul chef est une bonne idée (les gens qu'on va recruter sont des gens vraiment dévoués) ; si, en revanche, les candidats sont nombreux parce qu'il y a un vrai pouvoir associé à la fonction qui peut attirer les gens avides de pouvoir, alors ces candidats sont exactement les gens qu'il faut repousser, et ce que je dis plus bas pour un pays s'applique.
L'origine de ce fantasme[#3] est que nous avons envie de croire au chef qui n'a en tête que le bien collectif, peut-être un Cincinnatus à la vertu exemplaire, qui sauvera la République sans penser à son intérêt personnel (et qui retournera cultiver son jardin une fois son devoir accompli). Et bien sûr, que ce chef s'avère avoir la même idée que nous sur ce qu'est le bien collectif.
[#3] Enfin, une origine de ce fantasme. Il y en a bien sûr beaucoup. On pourrait aussi évoquer la théorie du grand homme (parce que oui, bizarrement, ce sont toujours des hommes) en Histoire. Même en fiction, nous avons du mal à envisager comme protagonistes autre chose que des individus (des courants, des idées, des classes sociales, des évolutions de la société en masse). Les historiens ont fini par dépasser cette vision de l'Histoire comme un catalogue des rois et de leurs faits d'armes (ou plus généralement, de grands personnages qui font des choses individuelles), mais cette présentation du récit continue à polluer notre imaginaire collectif. Même dans l'adaptation de Fondation d'Asimov, l'œuvre de science-fiction par excellence qui défend l'idée que ce qui importe dans l'histoire ce sont les masses et pas les individus (contre-théorie certes également simpliste, mais ce n'est pas le point), l'industrie du divertissement trouve le moyen de trahir absolument toutes ses idées et d'en faire une histoire d'héroïsme et d'individus qui font des trucs.
Mais dès qu'on se rend compte que tous ces groupes de gens qui
veulent un chef veulent, en fait, autant de chefs différents (et que
ce qu'ils veulent surtout, c'est ne pas avoir à discuter avec les
autres groupes, à compromettre leurs idées avec d'autres, parce que le
chef, leur chef, serait le chef de tout le monde), alors
l'illusion s'effondre. Les 99% de sympathisants du RN
qui réclament un vrai chef en France pour remettre de l'ordre
ne seront sans doute plus trop d'accord avec cette affirmation s'ils
commencent à imaginer le chef en question (et l'ordre en question)
comme un autre que celui qu'ils fantasment.
L'idée abstraite d'un chef est souvent présentée comme quelque chose qui unifie la Nation, et le chiffre de 85% semble donner raison à cet a priori, mais dès qu'on met un nom précis, on se rend compte que c'est, au contraire, quelque chose qui divise. Dans la vraie vie, entre adultes responsables, pour guérir les divisions, il faut chercher les discussions et les compromis déplaisants, bref, tout le contraire de ce qu'un chef apporte. Au mieux le chef aliène ceux qui ne l'ont pas soutenu, au pire il déçoit même ses supporters (auxquels il a probablement fait des promesses intenables) et finit par se retrouver seul.
Et de fait, le désir des Français d'avoir un chef est particulièrement ironique et particulièrement stupide quand on voit la détestation qu'ils portent[#4] à leurs présidents de la République (l'actuel est autour de 20% d'opinions favorables, mais son prédécesseur avait fini à à peu près ce chiffre-là, et son prédécesseur à lui pas beaucoup plus haut non plus ; je ne retrouve plus de graphes synthétiques mais l'idée est là). Quand les gens veulent un chef mais que n'importe quel chef qu'on leur donne est détesté, c'est juste une sorte de caprice de gamin, en fait.
[#4] J'ai déjà dû l'écrire quelque part, mais l'érosion de la popularité de chacun est le signe que les Français ont un comportement profondément irrationnel et/ou n'ont aucun sens de la psychologie : qu'on aime ou qu'on n'aime pas tel ou tel président, je comprends, mais chacun d'entre eux a fait grosso modo ce qui était prévisible de lui au moment où il est arrivé au pouvoir, donc il n'y a aucune raison valable de changer d'opinion à son sujet au cours du temps. Par exemple, s'il y a des gens qui avaient plus de sympathie pour Emmanuel Macron au moment de son élection que maintenant, j'ai vraiment envie de de demander comment ils arrivaient à imaginer autre chose que ce qu'il a mené comme politique pendant ce temps (à part, certes, pour la pandémie, qui n'était pas prévisible, mais face à laquelle il a réagi de manière éminemment prévisible pour quelqu'un de son tempérament). Oui, bien sûr, les politiques font des promesses mensongères, mais tout le monde le sait et tout le monde le dit, et ce n'est quand même pas compliqué de voir au travers et de deviner ce qu'ils vont vraiment faire (ou en tout cas, si l'erreur est toujours dans le même sens, celui d'être déçu par rapport à ses attentes, ben il faut réajuster son mécanisme mental d'évaluation des attentes).
Le fantasme du chef n'est pas exclusivement français, c'est certain, et d'ailleurs il est très clair dans les soutiens de l'actuel président des États-Unis. Mais la France a une relation d'amour-haine très particulière à ses chefs, et le désir-de-chef est au moins en bonne partie un renvoi à des époques où la France (dans l'idée que s'en font les gens qui ont ce fantasme malsain) était grande et puissante (autre fantasme malsain) : Louis XIV et Napoléon en particulier, évidemment. Au sujet du second, je recommande d'ailleurs très vivement le bref livre de Lionel Jospin, Le Mal napoléonien : n'est pas tant un livre sur le personnage historique de Napoléon (même s'il en prend pour son grade !) que sur la bizarre fascination que les Français continuent à avoir pour ce type. Ceci dit, le modèle de chef qui est actuellement dans les têtes est sans doute plutôt proche de celui utilisé par Napoléon III (qui, comme le rappelle Marx dans un passage célèbre de son pamphlet consacré au personnage, était à son oncle ce que la farce est à la tragédie) : plus vraiment le souverain absolu qui fait la guerre à toute l'Europe et trouve sa légitimité dans Dieu ou ses victoires militaires, mais plutôt l'autocrate paternaliste, en apparence presque débonnaire, populiste qui s'appuie sur la confiance témoignée lors de plébiscites, et n'en profite pas moins pour écraser toute opposition et dont les proches s'en mettent plein les poches.
Mais l'autre côté de cette relation d'amour-haine, c'est que la France est aussi célèbre pour avoir guillotiné un roi et en avoir chassé au moins deux autres. Parce que le chef a aussi cette fonction, c'est de devenir le bouc émissaire si les choses vont mal : ça évite au pays de se poser des questions sur les responsabilités plus profondes, y compris la sienne : c'est tellement commode de donner tous les pouvoirs à une personne, pour pouvoir ensuite tout mettre sur le dos d'une seule personne. On ne guillotine plus les gens, mais cette conception complètement pathologique de la relation au chef continue avec Charles de Gaulle, qui fait écrire au pays en 1958 une constitution de merde pour pouvoir être chef dans une sorte d'union mystique avec le pays (appuyée sur nombreux referenda conçus comme des plébiscites), et qui se fait lourdement contester dix ans plus tard (à tel point qu'il a brièvement fui en Allemagne) : le chef comme figure expiatoire est le revers de la médaille du chef en communion avec le peuple qu'il guide. L'impopularité des présidents français peut s'interpréter de cette façon : ils servent à être le point focal de la détestation de tous les espoirs irrationnels qu'ils ont suscités et ensuite déçus.