David Madore's WebLog: Sur le fantasme du chef

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(vendredi)

Sur le fantasme du chef

J'ai récemment vu passer la dernière vague de l'enquête d'opinion Fractures françaises (menée par l'institut de sondage Ipsos), laquelle contient toutes sortes d'enseignements plus terrifiants les uns sur les autres sur les opinions et l'état d'esprit des Français (voici un fil Bluesky [visible sans compte Bluesky] qui résume les principales conclusions de l'enquête). Alors, certes, je suis le premier à rappeler que l'opinion publique est un phénomène quantique façonné autant par le sondage qui prétend la mesurer que par les gens qui la constituent, et qu'avec suffisamment d'astuce on peut faire dire n'importe quoi aux sondages, surtout que les barres d'erreur ne sont jamais données et le détail des réponses permises parfois pas clair. Mais si les résultats de ces questions sont à prendre avec des pincettes, il serait tout aussi fallacieux de prétendre qu'elles n'ont rien à nous apprendre.

Parmi les réponses il y en a une qui me semble particulièrement terrifiante : on demande aux répondants de se prononcer sur l'affirmation on a besoin d'un vrai chef en France pour remettre de l'ordre (pages 50–51 du PDF) : plus de 85% se déclarent d'accord avec cette affirmation (un chiffre massif qui n'est pas vraiment nouveau puisque de 2013 à maintenant il a oscillé entre 79% et 85%), et cette adhésion est majoritaire chez les sympathisants de tous les partis politiques (minimum chez les écolos[#] avec 57%, particulièrement paradoxale chez les prétendus insoumis avec 67%, et évidemment maximum chez le RN avec… 99%), et massive chez toutes les couches socio-professionnelles sondées.

[#] Il y a un certain nombre de choses que je n'aime pas chez les écolos (genre ça, dans une certaine mesure ça, et leur porosité avec des mouvements carrément crackpot genre antivax ou biodynamique). Mais quand même une chose que j'aime bien chez eux, c'est qu'au moins en interne ils n'ont pas l'air de vouloir à tout prix avoir un guide suprême.

Je ne crois pas avoir grand-chose d'intelligent à dire pour commenter (et oui, je suis bien conscient que les 85% de répondants qui approuvent cette affirmation n'ont certainement pas la même idée de ce qu'est un vrai chef ni de ce que signifie remettre de l'ordre, et qu'ils sont encore moins d'accord sur qui ce chef devrait être), et je ne prétends certainement pas raconter quoi que ce soit d'original ; mais je ne vais quand même pas me priver de signaler combien cette opinion, il nous faut un vrai chef (dont je n'affirme absolument pas qu'elle soit spécifiquement française), me semble à la fois glaçante et répugnante.

Le fantasme du chef[#2] et toutes ses déclinaisons (l'idée qu'il faut concentrer les pouvoirs entre les mains d'une seule personne pour l'efficacité, le mythe de l'homme providentiel qui va sauver l'État, l'utopie du dictateur bienveillant, le rêve d'une communion entre le leader et son peuple, l'illusion que le guide a toujours raison, le confort du commandant qui pense à notre place, le culte de Jupiter…) sont le lit de tous les despotismes et une des causes principales de l'érosion de l'état de droit. Car si le chef a toujours raison, s'il incarne la Nation, alors tout contre-pouvoir qui se mettrait en son chemin, par exemple un juge qui lui chercherait des noises ou une opposition parlementaire qui voudrait susciter le débat, est presque automatiquement un ennemi de la Nation : dans ces conditions, la séparation des pouvoirs n'a pas de sens, les poids et contrepoids n'existent pas. Au mieux, le chef (s'il est populaire) est le vecteur de la tyrannie de la majorité, au pire (s'il tient son pouvoir de la force) c'est un tyran, et la frontière entre les deux est d'ailleurs particulièrement poreuse (s'il n'y a pas de contre-pouvoir fort, qui va donc révoquer le chef si sa popularité cesse ? qui va l'empêcher de manipuler l'opinion et de truquer les élections pour se maintenir au pouvoir).

[#2] Je parle ici et dans le reste du billet de chef pour un pays entier. Mais on peut aussi s'interroger sur l'opportunité d'avoir un chef unique dans une structure différente, par exemple une entreprise ou une association ou une religion ou un groupe de travail ou que sais-je encore. Les entreprises aiment bien avoir un chef unique, parce qu'elles sont persuadées que ça apporte plus d'efficacité. Elles ont tort et elles sont connes. Pour une petite association, en revanche, ça peut avoir un sens. En fait, la règle générale (qui n'est pas parfaite et souffre certainement d'exceptions, mais s'avère néanmoins assez utile comme règle générale) pour savoir s'il est pertinent de donner à une structure un chef unique ayant quasiment tous les pouvoirs est la suivante : si c'est une corvée, s'il faut aller persuader les gens de se porter volontaires de le faire, alors il est probable qu'avoir un seul chef est une bonne idée (les gens qu'on va recruter sont des gens vraiment dévoués) ; si, en revanche, les candidats sont nombreux parce qu'il y a un vrai pouvoir associé à la fonction qui peut attirer les gens avides de pouvoir, alors ces candidats sont exactement les gens qu'il faut repousser, et ce que je dis plus bas pour un pays s'applique.

L'origine de ce fantasme[#3] est que nous avons envie de croire au chef qui n'a en tête que le bien collectif, peut-être un Cincinnatus à la vertu exemplaire, qui sauvera la République sans penser à son intérêt personnel (et qui retournera cultiver son jardin une fois son devoir accompli). Et bien sûr, que ce chef s'avère avoir la même idée que nous sur ce qu'est le bien collectif.

[#3] Enfin, une origine de ce fantasme. Il y en a bien sûr beaucoup. On pourrait aussi évoquer la théorie du grand homme (parce que oui, bizarrement, ce sont toujours des hommes) en Histoire. Même en fiction, nous avons du mal à envisager comme protagonistes autre chose que des individus (des courants, des idées, des classes sociales, des évolutions de la société en masse). Les historiens ont fini par dépasser cette vision de l'Histoire comme un catalogue des rois et de leurs faits d'armes (ou plus généralement, de grands personnages qui font des choses individuelles), mais cette présentation du récit continue à polluer notre imaginaire collectif. Même dans l'adaptation de Fondation d'Asimov, l'œuvre de science-fiction par excellence qui défend l'idée que ce qui importe dans l'histoire ce sont les masses et pas les individus (contre-théorie certes également simpliste, mais ce n'est pas le point), l'industrie du divertissement trouve le moyen de trahir absolument toutes ses idées et d'en faire une histoire d'héroïsme et d'individus qui font des trucs.

Mais dès qu'on se rend compte que tous ces groupes de gens qui veulent un chef veulent, en fait, autant de chefs différents (et que ce qu'ils veulent surtout, c'est ne pas avoir à discuter avec les autres groupes, à compromettre leurs idées avec d'autres, parce que le chef, leur chef, serait le chef de tout le monde), alors l'illusion s'effondre. Les 99% de sympathisants du RN qui réclament un vrai chef en France pour remettre de l'ordre ne seront sans doute plus trop d'accord avec cette affirmation s'ils commencent à imaginer le chef en question (et l'ordre en question) comme un autre que celui qu'ils fantasment.

L'idée abstraite d'un chef est souvent présentée comme quelque chose qui unifie la Nation, et le chiffre de 85% semble donner raison à cet a priori, mais dès qu'on met un nom précis, on se rend compte que c'est, au contraire, quelque chose qui divise. Dans la vraie vie, entre adultes responsables, pour guérir les divisions, il faut chercher les discussions et les compromis déplaisants, bref, tout le contraire de ce qu'un chef apporte. Au mieux le chef aliène ceux qui ne l'ont pas soutenu, au pire il déçoit même ses supporters (auxquels il a probablement fait des promesses intenables) et finit par se retrouver seul.

Et de fait, le désir des Français d'avoir un chef est particulièrement ironique et particulièrement stupide quand on voit la détestation qu'ils portent[#4] à leurs présidents de la République (l'actuel est autour de 20% d'opinions favorables, mais son prédécesseur avait fini à à peu près ce chiffre-là, et son prédécesseur à lui pas beaucoup plus haut non plus ; je ne retrouve plus de graphes synthétiques mais l'idée est là). Quand les gens veulent un chef mais que n'importe quel chef qu'on leur donne est détesté, c'est juste une sorte de caprice de gamin, en fait.

[#4] J'ai déjà dû l'écrire quelque part, mais l'érosion de la popularité de chacun est le signe que les Français ont un comportement profondément irrationnel et/ou n'ont aucun sens de la psychologie : qu'on aime ou qu'on n'aime pas tel ou tel président, je comprends, mais chacun d'entre eux a fait grosso modo ce qui était prévisible de lui au moment où il est arrivé au pouvoir, donc il n'y a aucune raison valable de changer d'opinion à son sujet au cours du temps. Par exemple, s'il y a des gens qui avaient plus de sympathie pour Emmanuel Macron au moment de son élection que maintenant, j'ai vraiment envie de de demander comment ils arrivaient à imaginer autre chose que ce qu'il a mené comme politique pendant ce temps (à part, certes, pour la pandémie, qui n'était pas prévisible, mais face à laquelle il a réagi de manière éminemment prévisible pour quelqu'un de son tempérament). Oui, bien sûr, les politiques font des promesses mensongères, mais tout le monde le sait et tout le monde le dit, et ce n'est quand même pas compliqué de voir au travers et de deviner ce qu'ils vont vraiment faire (ou en tout cas, si l'erreur est toujours dans le même sens, celui d'être déçu par rapport à ses attentes, ben il faut réajuster son mécanisme mental d'évaluation des attentes).

Le fantasme du chef n'est pas exclusivement français, c'est certain, et d'ailleurs il est très clair dans les soutiens de l'actuel président des États-Unis. Mais la France a une relation d'amour-haine très particulière à ses chefs, et le désir-de-chef est au moins en bonne partie un renvoi à des époques où la France (dans l'idée que s'en font les gens qui ont ce fantasme malsain) était grande et puissante (autre fantasme malsain) : Louis XIV et Napoléon en particulier, évidemment. Au sujet du second, je recommande d'ailleurs très vivement le bref livre de Lionel Jospin, Le Mal napoléonien : n'est pas tant un livre sur le personnage historique de Napoléon (même s'il en prend pour son grade !) que sur la bizarre fascination que les Français continuent à avoir pour ce type. Ceci dit, le modèle de chef qui est actuellement dans les têtes est sans doute plutôt proche de celui utilisé par Napoléon III (qui, comme le rappelle Marx dans un passage célèbre de son pamphlet consacré au personnage, était à son oncle ce que la farce est à la tragédie) : plus vraiment le souverain absolu qui fait la guerre à toute l'Europe et trouve sa légitimité dans Dieu ou ses victoires militaires, mais plutôt l'autocrate paternaliste, en apparence presque débonnaire, populiste qui s'appuie sur la confiance témoignée lors de plébiscites, et n'en profite pas moins pour écraser toute opposition et dont les proches s'en mettent plein les poches.

Mais l'autre côté de cette relation d'amour-haine, c'est que la France est aussi célèbre pour avoir guillotiné un roi et en avoir chassé au moins deux autres. Parce que le chef a aussi cette fonction, c'est de devenir le bouc émissaire si les choses vont mal : ça évite au pays de se poser des questions sur les responsabilités plus profondes, y compris la sienne : c'est tellement commode de donner tous les pouvoirs à une personne, pour pouvoir ensuite tout mettre sur le dos d'une seule personne. On ne guillotine plus les gens, mais cette conception complètement pathologique de la relation au chef continue avec Charles de Gaulle, qui fait écrire au pays en 1958 une constitution de merde pour pouvoir être chef dans une sorte d'union mystique avec le pays (appuyée sur nombreux referenda conçus comme des plébiscites), et qui se fait lourdement contester dix ans plus tard (à tel point qu'il a brièvement fui en Allemagne) : le chef comme figure expiatoire est le revers de la médaille du chef en communion avec le peuple qu'il guide. L'impopularité des présidents français peut s'interpréter de cette façon : ils servent à être le point focal de la détestation de tous les espoirs irrationnels qu'ils ont suscités et ensuite déçus.

Le paradoxe de la détestation du chef, c'est aussi que la contestation du chef a souvent elle-même un chef et que, si cette contestation réussit, il devient le chef à la place du chef, et on se rend compte que le but de la contestation était en vrai de remplacer tel chef précis, pas de se débarrasser de la notion de chef en général, et qu'on a juste remplacé un tyran par un autre (ou en tout cas, un chef par un autre). L'anti-chef devient vite le nouveau chef. Ainsi Cromwell et ainsi Robespierre. Ainsi François Mitterrand, après avoir longuement dénoncé le coup d'état permanent de Charles de Gaulle, s'est-il coulé dans la fonction présidentielle à laquelle il lui-même avait accédé. Dans le paysage politique français actuel, Jean-Luc Mélenchon dénonce le système présidentiel, mais ses critiques (justes) contre la personnalisation du pouvoir semblent plutôt difficiles à recevoir quand elles viennent de quelqu'un qui a fondé un parti qui est (en contradiction avec son intitulé d'insoumis) entièrement hiérarchisé à la parole du chef, et sans aucune forme de démocratie interne, et quand lui-même n'a visiblement qu'un but dans la vie, c'est de devenir chef à la place du chef, peu importent les conséquences pour le pays ou pour son camp politique de son impopularité.

(Il n'est pas de sauveur suprême : ni Dieu, ni César, ni tribun, commence un des couplets de L'Internationale. On pourrait donc espérer que le fantasme du chef serait moins répandu dans la partie gauche du spectre politique[#5], mais en vrai on voit que la démocratie interne n'est pas toujours bien reluisante, et que le mythe dangereux du tribun providentiel qui va guider le peuple n'est finalement pas si éloigné de celui du souverain de droit divin.)

[#5] Le débat de Marx contre Bakounine ? Le problème, cependant, c'est que l'anarchisme est un terme un peu vague qui confond le rejet des chefs, le rejet de l'autorité, le rejet de l'État, le rejet de l'ordre ou du pouvoir et même parfois le rejet des lois. Notions bien distinctes (on peut avoir une autorité sans chef, un État sans chef, de l'ordre ou du pouvoir sans chef et des lois sans chef), dont la confusion sert volontiers d'épouvantail commode pour défendre le fantasme du chef en assimilant toute alternative au chaos (vous ne voulez pas de chef ? vous voulez donc l'anarchie ? ; cf. par exemple la manière dont De Gaulle a utilisé le terme de chienlit pour qualifier la contestation au chef qu'il était).

La réalité est que l'existence même de la notion de chef est un appeau à tous ceux qui ont une soif malsaine de pouvoir, une ambition pathologique, et souvent aussi une propension à la prévarication et à la corruption passive. D'autres systèmes politiques peuvent attirer les diplomates, les facilitateurs de compromis, les techniciens en équipe : mais s'il faut un chef unique, on concentre le pire de l'humanité qui va cumuler ces vices. Mais aussi, et c'est peut-être le plus grave, la certitude d'être au-dessus des lois. En créant une structure personnelle du pouvoir, en mettant entre les mains d'un chef à la fois un pouvoir direct et celui de distribuer des récompenses et hochets, on attire ce genre de profils. (Je ne prétends certainement pas qu'on éliminera la corruption en fragmentant le pouvoir ni que c'est la solution à tout, mais je prétends que les psychopathes et les corrompus sont d'autant plus représentés parmi les gens qui cherchent à devenir chefs que le pouvoir de ce chef est personnel et/ou étendu.)

Et même quand ce n'est pas la tentation de la fonction de chef qui attire les personnalités les plus déplorables, cela peut aussi être une conséquence du pouvoir lui-même. C'est un poncif de dire que le pouvoir corrompt, mais les mécanismes s'en comprennent bien : quand ce n'est pas la volonté de se maintenir au pouvoir qui pousse au vice, c'est simplement le fait d'être placé au-dessus des autres qui persuade d'avoir raison et d'être supérieur. Si vous donnez à quelqu'un le pouvoir, il sera immédiatement entouré de flagorneurs[#6] qui l'empêcheront d'entendre les critiques et opinions opposées. Et c'est ainsi que ceux qui se veulent et se croient vertueux peuvent parfois être encore plus dangereux que ceux qui veulent leur enrichissement personnel. (Voyez Sylla, et gardez cet exemple en tête parce que c'est souvent ce genre de chef qu'on récupère quand on croit chercher Cincinnatus.)

[#6] Voici un petit test pour savoir si une personnalité politique est digne d'exercer le pouvoir : cherche-t-elle à s'entourer de conseillers qui lui apportent la contradiction ? (Indice : la réponse est non.)

Il n'est certainement pas un hasard que les deux condamnations judiciaires qui ont beaucoup fait parler d'elles récemment dans la vie politique française[#7] soient de personnes justement très attachées à la « chefitude ». D'une part la patronne de ce parti dont les sympathisants sont à 99% d'accord avec le besoin d'un vrai chef en France pour remettre de l'ordre, condamnée pour détournement de fonds publics à quatre ans de prison, dont deux fermes et cinq ans d'inéligibilité avec exécution provisoire (ainsi que 100 000 € d'amende). D'autre part, un ancien président de la République (dont on soulignait, pendant son mandat, sa volonté de tout cheffer), condamné pour association de malfaiteurs à cinq ans de prison ferme. Que ces personnes défendent leur innocence est bien normal, mais il faut être soit complètement con soit aveugle soit d'une mauvaise foi affligeante pour y croire (je rappelle au passage à ce sujet que la présomption d'innocence est une obligation imposée au fonctionnement de la justice avant une condamnation : vous ou moi pouvons juger sur les éléments que nous voulons et avec la procédure que nous voulons).

[#7] Au moins la France arrive-t-elle à sanctionner parfois. L'actuel président des États-Unis, qui ne fait aucun mystère de sa soif de pouvoir et de son niveau de corruption (cf. par exemple ici ou ), même s'il a fini par être condamné de quelque chose (une felony, quand même), ne passera jamais une nuit en prison, c'est évident.

Mais ces gens et leurs soutiens sont probablement sincèrement scandalisés par ces condamnations, et c'est bien le problème : les chefs (oints par le suffrage universel ou par leur popularité) se voient comme au-dessus des lois et pensent que c'est faire insulte à leur chefitude que de laisser un vulgaire juge mettre son nez dans leurs affaires, ils pensent que les prisons sont faites pour des gens d'une autre classe que la leur[#8]. Quant à leurs soutiens, ils sont tellement pénétrés par l'idée que le Roi ne peut mal faire que pour eux leur chef irremplaçable[#9] est forcément victime d'un procès politique[#10]. Voilà qui illustre magnifiquement tous les problèmes du fantasme du chef : il attire les pires, qui se croient au-dessus des lois et cherchent à se soustraire aux contrôles et contre-pouvoirs, et il se trouve ensuite des soutiens pour applaudir ces princes même dans leurs méfaits.

[#8] On voit ça à l'indignation de ces gens (Wauquiez, Darmanin, etc.), qui n'ont cessé de clamer qu'ils voulaient une justice forte et sévère et des peines de prison dures, c'est-à-dire un système impitoyable pour les petits délinquants, soudainement confrontés à leur propre hypocrisie, hypocrisie qu'ils ne parviennent même pas à saisir. C'est plus un problème de mépris de classe que d'arrogance du chef, mais je ne peux pas m'empêcher de repenser à la manière cinglante dont Victor Hugo dénonce dans la préface de 1832 à son Dernier Jour d'un condamné, l'hypocrisie avec laquelle les députés se sont, en 1830, soudainement découvert une horreur pour la peine de mort quand quatre ministres, i.e., quatre des leurs, risquaient de passer à l'échafaud: Vous comprenez qu'il est impossible d'envoyer à la Grève, dans une charrette, ignoblement liés avec de grosses cordes, dos à dos avec ce fonctionnaire qu’il ne faut pas seulement nommer, quatre hommes comme vous et moi, quatre hommes du monde ? Encore s'il y avait une guillotine en acajou ! (Le texte complet est ici sur Wikisource : ce n'est pas vraiment le sujet, mais l'ensemble est un extraordinaire réquisitoire contre la peine de mort, qui n'a pas pris une ride.)

[#9] Alors que dans un système politique sain, ils pourraient très bien se dire tant pis, ce qui importe n'est pas la personne mais les idées de la personne : trouvons quelqu'un d'autre pour les porter.

[#10] Il est indéniable que les condamnations en question aient suscité chez les adversaires des chefs véreux dont nous parlons une jubilation qui n'était pas très saine non plus. (Il faut se réjouir que le justice arrive parfois — fût-ce rarement — à toucher un petit peu les puissants qui l'ont mérité ; mais on sent bien que la délectation dans le fait que Nicolas Sarkozy passe quelques nuits en prison ou que Marine Le Pen soit privée de présidentielle va souvent au-delà de cette idée abstraite, et qu'il y a une délectation dans la revanche qui n'est pas franchement glorieuse. Je n'ai pas envie de me réjouir que quelqu'un aille en prison, même quand je déteste ce quelqu'un et que je sais que la peine est équitable.) Comme je le dis plus haut, le problème du chef est autant qu'on l'aime que qu'on le déteste, alors qu'il ne devrait mériter ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.

Enfin, bien sûr, la focalisation sur le chef, dans une élection, mine le fonctionnement même de la démocratie : d'abord parce que le débat se concentre sur la personne au détriment des idées, et ensuite parce qu'une personne seule ne peut pas prétendre représenter la diversité constituant une nation (c'est déjà difficile pour un parlement), ni saisir les débats qui l'animent. Au lieu d'avoir des débats de fond on se retrouve avec des querelles d'ego : quel candidat est le plus à même de séduire les indécis, quel démocrate a le plus de chances de battre Trump (faut-il une femme de couleur ? faut-il un vieil homme blanc sénile ? quel débat passionnant !), qui pour « incarner » tel camp à telle élection cruciale ? Miser l'avenir d'un pays sur ce genre de courses, c'est une mentalité de cour de récré d'école primaire mon papa il gagne plus d'argent que ton papa, c'est vraiment triste qu'on en soit encore là à notre époque.

Je profite de ce billet pour évoquer une idée qui me trotte dans la tête depuis longtemps (et qui, comme on a une constitution de merde, a exactement zéro chances d'être jamais adoptée, mais ça ne va pas m'empêcher d'en parler), une sorte d'arme contre la personnalisation du pouvoir, et contre le fantasme du chef et de l'homme providentiel. Il s'agirait de renouer avec le système de l'ostracisme.

L'ostracisme à l'antique (notamment à Athènes) était un mécanisme mis en place pour écarter de la vie politique un citoyen trop influent, ou soupçonné d'aspirer au pouvoir personnel. Par une décision de l'assemblée des citoyens (et selon une procédure bien précise, avec double vote), la personne ostracisée était bannie de la cité pendant dix ans.

Je ne propose pas d'exiler qui que ce soit (ça me semblerait contraire aux libertés fondamentales[#11]), mais simplement de frapper d'inéligibilité pendant quelques années. L'idée serait quelque chose comme ceci. Chaque citoyen peut signer une pétition demandant l'ostracisme de telle ou telle personnalité publique : chaque année, à date fixe, toutes les pétitions ayant recueilli au moins un certain nombre (peut-être 200 000) de signatures seraient soumises à referendum à l'ensemble du corps électoral, c'est-à-dire que la question voulez-vous déclarer <telle personne> inéligible ? (on mènerait en parallèle un referendum séparé pour chaque nom dont la pétition a atteint le quorum de signatures) ; et s'il y a une majorité de oui au referendum, la personne visée est déclarée inéligible pour un temps fixé (peut-être 5 ans) selon les mêmes règles que quand c'est par une décision de justice[#12].

[#11] Il faut peut-être que j'explique pourquoi la procédure que je propose n'est pas une atteinte aux libertés fondamentales. C'est qu'il ne s'agit pas d'une décision de justice et donc pas d'une condamnation (je souligne que la justice n'a pas à être un processus démocratique : son rôle est d'être impartiale, pas de plaire à la majorité) ; et l'ostracisme ne doit donc pas pouvoir impliquer de peine d'exil, d'amende ou de quoi que ce soit de ce genre. Je vois juste ça comme une simple variation du mode de scrutin : il est déjà acquis qu'il peut y avoir des conditions diverses pour être candidat à une élection (par exemple les parrainages à l'élection présidentielle française), j'ajouterais simplement la condition de ne pas avoir été ostracisé.

[#12] Au moins pour une personne qui n'a pas actuellement de mandat. Si la personne est déjà élue, le fait de révoquer ses mandats en cours est plus discutable puisque je disais justement dans mon dernier billet que ce genre de referendum révocatoire devrait être constructif (pour révoquer quelqu'un il faut trouver une majorité sur un nom pour remplacer cette personne). Donc il y aurait sans doute lieu de dissocier le referendum révocatoire (qui vaudrait pour le présent, et devrait être constructif) et l'ostracisme (qui vaudrait pour l'avenir).

Évidemment, si on mettait en place cette mesure dans la scène politique française actuelle, ce serait l'hécatombe : tous les politiques un peu connus, et certainement les chefs des principaux partis, seraient ostracisés à toute vitesse[#13]. C'est exactement l'idée : détruire l'idée qu'on puisse faire carrière en politique (il faut que la fonction politique soit un service qu'on rend à l'État et pas un gadget qui se conquiert), en écartant systématiquement tous les gens qui deviennent trop visibles, tous les assoiffés de pouvoir, tous ceux qui veulent devenir chefs, sans attendre que la justice trouve une infraction à leur reprocher ; et idéalement, remplacer les combats de personnes par des débats d'idées. Mais c'est aussi pour ça qu'il y a exactement 0% de chances que ma proposition soit jamais adoptée : la classe politique actuelle ne va certainement pas adopter une réforme qui aurait pour effet immédiat de virer quasiment toute la classe politique. Tant pis pour nous.

[#13] Et comme ils le sont par des votes anonymes, ça ne produit pas le phénomène du chef-qui-devient-chef-à-la-place-du-chef. Aucun politique n'aurait intérêt à appeler à l'ostracisme contre un autre, de peur d'être visé à son tour en représailles.

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