Bon alors juste quand je décide d'essayer d'écrire plus de billets sur des petites conneries sans intérêt, l'actualité politique française vient m'emmerder avec des Sujets Graves. Rassurez-vous, on ne m'a pas nommé Premier ministre (même si au rythme où vont les choses, je ne saurais être parfaitement rassuré… mais j'ai calculé qu'Emmanuel Macron pourrait nommer chaque électeur français Premier ministre pendant environ une seconde jusqu'à la fin de son mandat, et je suis peut-être ouvert à l'idée de faire le boulot pendant une seconde).
☞ Critique récurrente du parlementarisme
Mais plus sérieusement, je vois beaucoup circuler l'idée
que voilà, l'instabilité des gouvernements, c'est l'effet du
parlementarisme
. (Idée utilisée comme critique du
parlementarisme, sans doute avec en filigrane l'idée qu'un régime
présidentiel avec un Chef
Fort[#], c'est beaucoup mieux…
cf. un certain grand pays outre-Alantique où les choses se passent
merveilleusement bien dans une harmonie politique dont les deux
maîtres mots sont tempérance et compétence.) On montre du doigt la
IVe République française comme exemple pour illustrer la valse des
ministères ; ou bien on montre du doigt la Belgique pour montrer que
former des coalitions parlementaires est compliqué et peut prendre un
temps considérable. N'est-ce pas le signe que le parlementarisme, ça
ne marche pas ?
[#] Le fantasme du Chef est l'idée la plus détestable et dangereuse de toute la politique, mais elle est particulièrement étrange dans la France de ces dernières décennies quand on voit la manière dont les Français aiment détester les présidents qu'ils élisent : qui peut penser une seule seconde que ce serait une bonne idée de mettre plein de pouvoirs entre les mains d'une personne quand on voit les scores de popularité qu'ont toutes les personnes qui sont passées par cette fonction ? C'est fascinant.
☞ Difficile majorité absolue
Indiscutablement, dans un pays dont l'électorat est divisé en en gros trois tendances politiques grosso modo égales et en désaccord[#2] sur tout, imaginer un régime à la fois démocratique et stable est intrinsèquement compliqué, parce que c'est un fait indéniable qu'il serait difficile d'écrire un programme de gouvernement qu'au moins 50% des Français seraient prêts à soutenir. Le remède généralement admis à ce mal est d'utiliser un mode de scrutin qui, au moins à un certain niveau, n'exige pas une majorité absolue mais seulement relative pour gouverner. (Par exemple, on peut imaginer élire un Grand Chef et lui donner en gros tous les pouvoirs pendant une mandature. Je suis évidemment extrêmement hostile à ça, mais c'est pour illustrer l'idée.) Mon propos dans ce billet est d'expliquer qu'on peut très bien faire quelque chose de ce genre dans le cadre d'un régime parlementaire, et, surtout, qu'il n'y a aucune fatalité à ce que le régime parlementaire ait pour corollaire l'instabilité gouvernementale ou la difficulté à construire des coalitions.
[#2] J'ai déjà dû le
dire, mais je suis toujours fasciné par la tendance de chacune de ces
trois tendances à prétendre que les deux autres sont alliées et/ou à
peu près interchangeables (la gauche prétend régulièrement que la
droite libérale et l'extrême-droite se soutiennent mutuellement si
bien que l'extrême-droite est en fait déjà au pouvoir ; la droite
libérale prétend que les extrêmes se rejoignent
; et
l'extrême-droite parle encore d'UMPS
ou formules de ce genre
pour tout ce qui n'est pas l'extrême-droite). Ce qui revient à ce que
chacune revendique ne représenter qu'environ un tiers de l'électorat
contre un bloc d'environ deux tiers… donc n'avoir guère de légitimité
à gouverner. Pour scier la branche sur laquelle ils sont assis, tous
ces gens sont très forts.
C'est même assez facile, en fait. Je voudrais pouvoir prétendre que je vais démontrer mon talent de rédacteur de constitutions, mais il n'y a même pas besoin de talent particulier, parce que la solution est déjà connue. L'idée essentielle (que je vais quand même détailler un peu) est déjà utilisée dans divers régimes parlementaires, c'est celle de la motion de censure constructive : on ne peut renverser un gouvernement qu'en proposant un autre gouvernement pour prendre sa place. (Et s'il n'y a pas de gouvernement du tout, ou qu'il démissionne ? Je vais discuter cette situation aussi.)
☞ Régimes parlementaires et présidentiels
Mais revenons un cran en arrière. J'ai déjà dit (dans le billet que je viens de lier) que les rédacteurs de constitutions font preuve de fort peu d'originalité[#3] : en gros, quasiment tous les régimes politiques démocratiques du monde s'organisent en deux types. Le type présidentiel (modèles : les États-Unis d'Amérique et divers pays d'Amérique du Sud qui ont plus ou moins copié leur exemple), où le pouvoir exécutif est confié à un chef d'État élu (qui va déléguer une partie de ses pouvoirs à un gouvernement), le pouvoir législatif à un parlement élu, et aucun des deux ni le pouvoir judiciaire n'a vraiment de suprématie sur l'autre, ils sont censés agir chacun comme poids et contrepoids (checks and balances) les uns contre les autres. L'autre est le type parlementaire (modèles : le Royaume-Uni, l'Allemagne et en fait la majorité des pays d'Europe), qui conçoit l'exécutif comme émanant du législatif (lequel a donc une forme de prééminence), c'est-à-dire que le gouvernement est responsable devant le parlement et révocable par lui ; quant au chef d'État, il est souvent largement symbolique et sans pouvoir fort (le monarque du Royaume-Uni, le président allemand), typiquement limité à des pouvoirs de représentation ou peut-être de facilitation de la recherche d'une majorité parlementaire ou encore d'arbitre des institutions.
[#3] Si vous voulez un exemple d'originalité et que vous n'aimez pas les constitutions françaises du Directoire et du Consulat (ce que je peux comprendre !), regardez du côté des constitutions d'Athènes, de Sparte, de Rome, ou, pour sortir des poncifs du genre, de la confédération iroquoise : c'est très intéressant. Je ne dis pas que ce soit bien, mais c'est intéressant, et ça montre que plein d'idées sur les modèles politiques peuvent être revues.
La France de la Ve République est un peu à cheval entre ces deux
types : le gouvernement est responsable devant le parlement, mais en
même temps il y a un chef d'État qui a des vrais pouvoirs, parce que
Charles de Gaulle ne voulait pas se limiter à jouer la partition des
présidents de Jules Grévy à René Coty. La France a, au cours de
ses N constitutions (N grand), joué avec toutes
sortes de combinaisons possibles entre l'exécutif et le législatif :
je ne vous refais pas le résumé
du billet déjà lié. Mais la
Ve République est parfois qualifiée de semi-présidentielle
pour
cette raison. Si le président a une majorité à l'Assemblée nationale,
cette dernière joue le rôle de chambre d'enregistrement et le régime
fonctionne en pratique comme un régime présidentiel car le
gouvernement émane des décisions du président ; s'il a une
majorité contre lui, on est en cohabitation
, le
Premier ministre est le personnage fort, et le régime fonctionne en
pratique comme un régime parlementaire car le gouvernement émane de la
majorité du parlement ; et s'il n'y a pas de majorité du tout… ben ça
fonctionne mal parce que cette Constitution de merde n'est pas du tout
prévue pour ce cas de figure. (Et parce que des grocervos avaient cru
trouver un mode de scrutin qui assurerait toujours une
majorité[#4] à l'Assemblée.)
D'où des reproches variés sur le fait qu'elle est trop présidentielle
(et qu'il faudrait la parlementariser) ou au contraire qu'elle est
trop parlementaire (et qu'il faudrait la présidentialiser).
[#4] Et en fait, parce que les partis politiques français n'ont aucune culture de la formation de coalitions, ils ne savent même pas essayer. Justement parce qu'ils pensaient être à l'abri de cette éventualité.
☞ Discussion du cas parlementaire
Les lecteurs habitués de mon blog savent que j'ai une répulsion particulière pour le pouvoir et ceux qui veulent l'exercer, et notamment pour tout régime qui prétendrait mettre plein de pouvoirs entre les mains d'une seule personne. (Maintenant, je conviens aussi que la Constitution du Directoire, qui se donnait précisément comme objectif d'éviter ça, n'a pas été un franc succès[#5], et a conduit d'ailleurs exactement au régime qu'elle voulait empêcher.) J'ai donc tendance à préférer les régimes parlementaires en ce qu'il me semble moins dangereux de confier plein de pouvoirs à un groupe qu'à une seule personne : je ne prétends certainement pas que ce soit une solution magique au problème de la personnalisation du pouvoir (et si j'avais une solution magique, je m'empresserais de l'écrire ici). Mais on peut au moins réfuter certaines idées fausses à leur sujet.
[#5] On peut quand même
la défendre en disant que l'idée d'un chef d'état polycéphale, dont
le primus inter pares tourne fréquemment, ne
marche pas si mal en Suisse, dont la Constitution actuelle est en
bonne partie héritière de celle de la France du Directoire. Ceci
étant, je m'écarte un peu du sujet, parce que ni la Suisse actuelle ni
la France du Directoire ne sont facilement classifiables
en parlementaire
ou présidentiel
.
Je définis le régime parlementaire comme signifiant que l'exécutif émane du parlement et est responsable devant lui. Mais dire ça ne sigifie pas forcément que le gouvernement dispose à tout moment d'une majorité absolue et tombe dès que ce n'est plus le cas : c'est sûr que si on va imposer cette contrainte, les gouvernements seront difficiles à constituer et forcément instables.
Mais cette contrainte est totalement idiote : si on se donne comme idéal (certainement souhaitable) que le parlement représente l'ensemble des électeurs et agisse en son nom, c'est une contrainte incroyablement forte (et certainement irréalisable en France à l'heure actuelle) que d'imaginer que le gouvernement dispose à tout moment d'une majorité absolue de l'électorat le soutenant. Ce qu'on peut demander de façon plus réaliste, c'est qu'il n'existe pas une majorité absolue qui préfère autre chose. Vérifier cette contrainte sur l'ensemble de l'électorat est un peu compliqué[#6], mais au parlement c'est déjà plus réaliste.
[#6] On peut
certainement imaginer dans un régime politique d'avoir referendums
révocatoires constructifs : la possibilité pour l'électorat de
révoquer tel ou tel chef avant la fin de son mandat à condition qu'une
majorité absolue sorte des urnes non seulement pour mettre fin au
mandat du chef mais aussi pour le nom de la personne qui lui
succédera. Honnêtement, si on disait aux Français vous pouvez
mettre fin au mandat d'Emmanuel Macron, mais seulement en trouvant une
majorité absolue pour un nom pour le remplacer
, je doute qu'il ait
beaucoup d'inquiétude à se faire sur son maintien à son poste.
☞ Une proposition
Ce que je propose[#7], donc, c'est d'abandonner l'idée qu'un gouvernement soit forcément majoritaire, et soutenu par une coalition majoritaire. D'abandonner aussi les petits tripatouillages dans le système électoral censés garantir l'existence d'une majorité au parlement (et qui marchent assez mal) : donc, pensez plutôt un scrutin de type proportionnel[#8]. Et en contrepartie, de faciliter la stabilité des gouvernements minoritaires, selon le principe : le gouvernement reste en fonction tant que le parlement ne constitue pas une majorité absolue pour un gouvernement différent (et même si cette majorité est éphémère, le gouvernement restera en place jusqu'à ce qu'une majorité absolue se dégage en faveur d'un autre gouvernement).
[#7] Le
verbe proposer
doit se comprendre ici comme une proposition
intellectuelle. Ce n'est pas comme si on avait la moindre chance en
pratique de modifier cette Constitution de merde, et si ça devait se
faire on ne demanderait pas mon avis. (Je veux juste signaler que
j'en suis conscient : le verbe proposer
ne doit pas être
compris comme suggérant le contraire.)
[#8] Je ne dis pas qu'il doit forcément être strictement proportionnel (déjà, il y a plein de variations autour de ce mode de scrutin). À titre d'exemple, si on trouve qu'avoir trop de partis rend le parlement inefficace on peut imaginer soustraire, disons, 5% aux scores de toutes les listes avant de faire la répartition à la proportionnelle (donc une liste qui fait moins de 5% n'a pas de sièges, mais si quatre partis font 10%, 20%, 30% et 40%, ils obtiennent respectivement 5/80 ≈ 6%, 15/80 ≈ 19%, 25/80 ≈ 31% et 35/80 ≈ 44% des sièges), ce qui revient en quelque sorte à donner une prime de 5% à la fusion. On peut aussi inventer toutes sortes de systèmes d'attribution des sièges au sein des listes pour assurer que les élus aient quand même une sorte de « circonscription » même dans un scrutin proportionnel. (Le système allemand fait ça, mais a ses propres défauts. Mais cf. par exemple ici pour une idée simple.) Je ne développe pas parce que ce n'est pas l'idée. Je veux juste dire que je préconise un scrutin au moins grosso modo proportionnel, pas du tout ce qu'on a en France. (Enfin, en ce moment, l'Assemblée nationale française correspond à peu près à ce que donnerait uns scrutin proportionnel, et il faut s'en réjouir au lieu de s'en lamenter.)
Deux situations, donc :
- le cas normal : si un gouvernement existe déjà depuis le début de la législature, le parlement ne peut le renverser que par le vote d'une motion de censure constructive, c'est-à-dire en choisissant un nouveau gouvernement (ou au moins, un nouveau chef de gouvernement, qui nommera ensuite le reste du gouvernement) ;
- en début de législature, ou si le gouvernement a démissionné, ou si le chef du gouvernement est décédé : le parlement élit le nouveau chef du gouvernement, selon un mode de scrutin qui garantit un résultat en temps borné (et il nomme ensuite les autres ministres).
Ceci élimine à la fois l'instabilité gouvernementale, puisque[#9] la seule façon de faire tomber le gouvernement est d'en mettre en place un nouveau ; et aussi les longues tractations pour trouver une coalition : l'élection du nouveau chef de gouvernement est prévue n jours après l'élection du parlement, et le mode de scrutin assure que cette élection ne durera pas indéfiniment longtemps, donc on a un nouveau gouvernement en temps raisonnable (pas de scénario à la Belge). Si aucune coalition n'a réussi à se dégager en n jours, eh bien le mode de scrutin conduira à un gouvernement minoritaire, et les autres partis, s'ils ne sont pas contents, peuvent tenter de mettre en place une contre-coalition. (Ou, bien sûr, le chef de gouvernement minoritaire peut remanier son gouvernement pour inclure des partis qui accepteraient ultérieurement de le soutenir.) Et j'élimine aussi, bien sûr, les choix arbitraires effectués par un chef d'État : le chef du gouvernement serait élu par le parlement, pas nommé par qui que ce soit.
[#9] Alors techniquement ce n'est pas vrai. Comme les lecteurs de mon blog sont très malin, ils ont certainement vu la faille : il se peut très bien qu'il y ait un paradoxe de Condorcet, et qu'il y ait une majorité (absolue) du parlement qui préfère B à A comme Premier ministre, une majorité qui préfère C à B et une majorité qui préfère A à C. Et que du coup le parlement renverse (constructivement !) A pour mettre B à sa place, puis B pour mettre C à sa place, puis C pour mettre A à sa place, et ainsi de suite indéfiniment. En théorie c'est un problème. En pratique, ① je demande à voir une vraie situation de paradoxe de Condorcet sur des vraies préférences politiques, et ② je n'imagine pas une seule seconde que ceci ne soit pas résoluble par l'émergence d'un autre candidat, une négociation de programmes, etc. (et en tout cas, je n'imagine pas une seule seconde que les députés continuent à tourner comme ça sans se rendre compte de l'absurdité du mouvement, et que les candidats se représentent indéfiniment ; même si j'avoue que la politique française actuelle me fait sérieusement douter du principe de non-absurdité).
Ceci met surtout fin au pouvoir excessif dont disposent les petits partis dans un régime parlementaire lorsque leur petit pourcentage est celui qui assure à la coalition au pouvoir de rester au-dessus de 50% : le petit parti ne représente une vraie menace que s'il rejoint une contre-coalition.
☞ Ce n'est pas original
Ce que je décris n'est pas une idée complètement bizarre ou surgie
de l'espace : c'est à peu près ce que fait l'Allemagne depuis
1949. J'écris en gros
, parce que le président allemand joue un
rôle[#10] dans le choix du
chancelier, pas juste le Bundestag. Et surtout, en Allemagne, on
attend typiquement l'issue de tractations pour former une coalition
avant d'élire le chancelier, alors que je propose justement de ne
pas attendre trop longtemps (si les partis traînent à trouver une
coalition, tant pis, ils subiront un gouvernement minoritaire qui leur
plaira ou pas — ça leur met le feu aux fesses, c'est bien l'idée —
sauf s'ils arrivent à trouver une coalition après coup). Mais à ces
détails près, c'est bien le système allemand actuel.
[#10] Si je comprends bien, c'est le président qui présente le premier candidat à la chancellerie ; puis, si ce premier candidat n'obtient pas une majorité absolue au Bundestag, pendant deux semaines c'est le Bundestag lui-même qui essaie de trouver un candidat obtenant une majorité absolue ; si au bout de ces deux semaines aucun candidat n'a toujours obtenu de majorité, alors le président allemand peut soit nommer chancelier celui qui a obtenu le plus de voix lors du dernier scrutin, soit appeler à de nouvelles élections. Je crois qu'un mécanisme analogue est utilisé pour désigner les ministres-présidents des différents Länder allemands (à ceci près qu'il n'y a pas d'analogue au niveau des Länder du président allemand, donc c'est encore plus proche de ce que je décris), mais les détails varient d'un Land à l'autre (et il y en a peut-être quelques uns qui n'exigent pas une motion de censure constructive).
Les idées en question s'inscrivent dans le courant
du parlementarisme rationalisé
, développé notamment par le
constitutionnaliste
franco-russe Boris
Mirkine-Guetzévitch ; cependant, l'idée cruciale de motion de
censure constructive ne semble pas être de
lui[#11], mais une invention
spécifiquement allemande[#12]
(on cite
notamment Carlo
Schmid [à ne pas confondre
avec Carl
Schmitt !] pour l'avoir introduit dans la loi fondamentale de la
république fédérale d'Allemagne après la seconde guerre mondiale, mais
il n'en est pas non plus
l'inventeur[#13]). Depuis,
l'idée a été adoptée dans d'autres pays (par exemple
l'Espagne[#14]).
[#11] Il faut dire que
le parlementarisme rationalisé
semble couvrir plein d'idées
dont certaines ne me frappent pas par leur intelligence. La
Constitution de la IVe République française, par exemple, permettait
au gouvernement de dissoudre l'Assemblée nationale si deux
gouvernements ont échoué à obtenir un vote de confiance dans un
intervalle de 18 mois. Je ne sais pas comment quelqu'un a pu
s'imaginer que ce genre de disposition aiderait de quelque manière que
ce soit à la stabilité gouvernementale (divulgâchis : ce ne fut pas le
cas).
[#12] L'instabilité gouvernementale était considérée comme un facteur important de l'échec de la république de Weimar qui avait joué dans l'arrivée au pouvoir des nazis. D'où l'urgence de trouver une solution pour l'éviter.
[#13] Avant le niveau fédéral il semble qu'elle ait été expérimentée dans le Land de Prusse en 1932. Mais en fait ça n'a pas dû servir beaucoup, parce que le Land de Prusse a été pris sous contrôle fédéral cette année-là.
[#14] En revanche, j'ai été surpris d'apprendre que l'Autriche ne fonctionne pas du tout comme ça.
En outre, l'idée de la motion de censure constructive me semble à
la fois simple et naturelle (je ne comprends pas comment il a pu
falloir tellement de temps pour que quelqu'un l'imagine !). Quand le
parlement veut changer une loi, il doit se mettre d'accord sur une
nouvelle version de la loi, il ne commence pas par supprimer
complètement la loi
pour ensuite essayer de décider par quoi on la
remplace. Il semble donc logique de faire la même chose pour le
gouvernement : vous voulez changer la loi ? très bien, faites une
nouvelle loi ; vous voulez changer le gouvernement ? très bien, faites
un nouveau gouvernement. (Et plus bas, je vais proposer exactement la
même idée pour le budget.)
☞ Discussion du mode de scrutin « initial »
Cependant, le mode de scrutin du deuxième point de ma description ci-dessus (l'élection initiale, quand il n'y a pas de gouvernement de plein exercice[#15]) mérite évidemment une attention toute particulière.
[#15] Ce serait logiquement possible, mais à mon avis ce serait pousser le bouchon un peu loin, de dire que le gouvernement survit à une nouvelle élection du parlement tant que le (nouveau) parlement n'en met pas en place un nouveau. Ce serait vraiment abandonner l'idée que le gouvernement émane du parlement, donc je ne propose pas ça. Et de toute façon, ça ne résoudrait pas le problème, parce qu'il est quand même possible qu'un gouvernement démissionne, et certainement possible que les gens meurent. Donc il faut bien prévoir un mode de scrutin « initial », qui autorise à former un gouvernement en l'absence de majorité absolue.
L'avantage du fait qu'il se déroule dans une assemblée parlementaire est que ça permet des modes de scrutin qui ne seraient pas pratiques à l'échelle d'un pays tout entier. Il faut clairement commencer par des tours de scrutin qui ne peuvent être remportés qu'à la majorité absolue pour permettre aux forces en présence de s'évaluer un peu, mais au bout d'un certain nombre de tours il faut bien accepter de désigner quelqu'un à la majorité relative. Un exemple de mode de scrutin probablement pas trop idiot pourrait être[#16] :
- chaque candidat doit être parrainé par au moins n membres du parlement (avec peut-être n≈10 pour fixer les idées), et chaque député ne peut parrainer qu'une seule fois (pour éviter la multiplication des candidatures),
- à chaque tour de scrutin, des candidats nouveaux peuvent se présenter (s'ils ont assez de parrainages) et des candidats peuvent se désister,
- à chaque tour de scrutin, chaque député peut voter pour (au plus) un candidat,
- si un candidat obtient la majorité absolue ou bien si le même candidat obtient une majorité relative à quatre tours de scrutin (pas forcément consécutifs), alors il est élu.
[#16] Ce mode de scrutin donne un gagnant en un nombre borné de tours : en effet, le nombre de candidats sur l'ensemble du processus est majoré par N/n où N est le nombre de députés, et comme chaque tour donne à un candidat une majorité relative, après au maximum 4·N/n+1 tours il y en a un qui l'aura obtenue quatre fois. ∎
L'idée d'exiger plusieurs majorités relatives est que les autres forces politiques peuvent essayer de changer leurs candidats, ou se rassembler, en fonction des résultats des tours précédents, pour trouver quelqu'un qui obtient plus de voix et changer l'issue du scrutin — mais si elles n'y arrivent pas, eh bien le plus grand nombre de voix finit par l'emporter.
Là aussi, mes idées ne sont pas furieusement originales : c'est un peu ce que fait l'Assemblée nationale française pour élire son président. (Mais j'ai essayé d'être plus systématique, quitte à ce que l'élection prenne plus de temps.)
☞ Pouvoir de dissolution ?
Il faut encore que je dise un mot de la dissolution. Il est généralement considéré comme allant de soi par les constitutionnalistes que dans un régime parlementaire il doit exister un droit de dissolution du parlement (enfin, de la partie du parlement devant laquelle le gouvernement est responsable, donc normalement la chambre basse ; et peut-être seulement dans certaines conditions, par exemple seulement quand le gouvernement vient d'être renversé) ; et que ce droit n'existe pas dans un régime présidentiel. La logique, telle que je la comprends, est que le droit de dissolution agit à la foi comme une menace contre le renversement du gouvernement (vous pouvez le renverser, mais vous risquez d'y perdre votre propre siège de député) et comme une façon de dénouer la situation où le parlement n'arriverait pas à constituer un gouvernement. (Quant au régime présidentiel, l'idée est au contraire que la séparation des pouvoirs veut que l'exécutif et le législatif doivent fonctionner de façon indépendante, donc qu'aucun n'ait de pouvoir de renverser l'autre[#17].)
[#17] Ce qui est contredit par l'existence d'une procédure d'impeachment dont on nous explique alors que ce n'est pas du tout pareil qu'un vote de censure mais en même temps pas non plus pareil qu'un procès judiciaire, et tout ça n'est franchement pas convaincant. Et c'est aussi assez idiot de prétendre qu'un blocage institutionnel ne peut pas se produire dans un régime présidentiel, d'ailleurs au moment où j'écris c'est le cas aux États-Unis.
Je suis franchement assez peu convaincu par ces arguments pour la dissolution. Concernant le second (dénouer la situation où le parlement n'arriverait pas à constituer un gouvernement), il suppose que les électeurs devant renouveler un parlement où il ne se trouve pas de majorité éliront forcément un parlement où une majorité existe, ce qui est juste complètement con comme idée. Je sais que les électeurs changent facilement d'avis, mais postuler que si on leur redemande d'exprimer leurs préférences politiques ils vont changer d'avis parce que le parlement est bloqué[#18], je ne vois aucune raison de penser que ça marche. (Et si on croit qu'on peut demander aux électeurs de se montrer flexibles dans leurs idées politiques pour faire en sorte qu'une majorité existe, eh bien autant demander ça directement aux députés !) Le premier argument (la menace censée diminuer la tentation de renverser le gouvernement) fait plus de sens, mais ça ne marche pas super bien non plus, et de toute façon ça n'a pas trop d'intérêt si les seules motions de censure autorisées sont constructives.
[#18] Dans ma tête, le parlement est censé représenter le peuple dans sa diversité d'opinions, donc fonctionner comme s'il était le corps électoral : or si le parlement est l'électorat tout entier, on ne peut pas envisager de le dissoudre. Donc comment on fait quand il n'y a pas de majorité pour former un gouvernement, et qu'on a impérativement besoin d'un gouvernement ? Le présent billet propose des idées, mais la dissolution ne peut pas en être une, précisément parce que des idées qui font sens doivent encore faire sens si le parlement est l'électorat tout entier.
Ceci étant, un droit de dissolution peut quand même faire sens lorsqu'on craint que le parlement ne soit plus représentatif de l'électorat. Il pourrait être exercé par un chef de l'État non-politique ou peu-politique (comme, p.ex., le président italien), peut-être seulement sur la demande du chef du gouvernement et/ou après un vote majoritaire du parlement (autodissolution). L'intérêt d'avoir quelqu'un d'un peu indépendant qui approuve ou pas la dissolution est que ça diminue la facilité pour la majorité au pouvoir de s'en servir de façon tactique (dissoudre juste avant le moment où l'opinion publique se retourne contre elle, pour étendre leur mandat au maximum). Mais bon, ce n'est pas vraiment le sujet de ce billet, donc je ne pense pas avoir à en discuter. En tout cas, ça ne me semble pas vraiment indispensable qu'un pouvoir de dissolution existe : si l'électorat ne change pas d'avis tout le temps, la dissolution n'aidera à rien, et un régime doit bien pouvoir fonctionner avec un électorat qui campe sur ses positions.
☞ Et le vote des lois ?
Bon, j'ai décrit un système pour éviter à un régime parlementaire à la fois l'instabilité gouvernementale et les temps très longs pour former des coalitions. Mais le but du parlement est aussi de voter des lois. Est-ce que l'absence de majorité ne risque pas de paralyser l'activité législative ?
Alors là j'ai un peu envie de dire que c'est l'idée. D'abord parce
que la manie de modifier la Loi tout le temps (p.ex., un fait
divers, une loi
) ne me semble pas spécialement porteuse de
réussite. (Il ne faut toucher [aux lois] que d'une main
tremblante
— Montesquieu, Lettres
Persanes, lettre LXXIX.)
Soit la loi à voter est technique et consensuelle (il paraît que
l'immense majorité des lois votées sont purement techniques), et elle
trouvera facilement une majorité même dans un parlement divisé. Soit
elle ne l'est pas, et il est bon qu'elle ne soit pas trop facile à
faire voter : si on ne peut pas trouver une majorité au parlement pour
la voter, c'est peut-être bien qu'il n'y a pas une majorité
d'électeurs qui en veulent, et c'est peut-être bien qu'il ne faut pas
de cette loi. Donc, oui, ce que je propose c'est d'avoir des
gouvernements généralement minoritaires, et obligés de trouver des
majorités au cas par cas pour voter des lois.
☞ Budgets perpétuels et modifications constructives
Et le budget, alors ?
Une raison de plein de crises politiques, c'est qu'il faut absolument que le parlement dote le pays d'un budget avant je ne sais quelle date limite imposée par je ne sais quelle règle à la con.
Eh bien j'ai une solution simple : supprimons ces règles à la con. (Je ne sais pas qui s'est dit que ce serait une bonne idée de s'auto-imposer des dates limites, comme ça, avec des conséquences extrêmement graves du non respect de la date limite, mais c'est vraiment complètement diot.) Appliquons au budget exactement la même solution que je préconise pour les gouvernements : le budget reste en place tant qu'il n'est pas remplacé de façon constructive par un autre budget.
C'est la même logique : il est très grave de ne pas avoir de gouvernement, donc le parlement ne peut renverser un gouvernement qu'en en installant un autre ; il est très grave de ne pas avoir de budget, donc le budget reste en place tant qu'il n'est pas remplacé par un autre.
Autrement dit : on vote des budgets
perpétuels[#19], valables non
pas pour un an mais jusqu'à tant que le budget perpétuel soit modifié.
Plus de date limite précise : le parlement modifie le budget quand il
veut, quand il trouve une majorité pour le faire, fin de l'histoire.
Plus de crise du style le parlement doit absolument trouver un
accord sur le budget avant telle date sinon c'est la catastrophe
(enfin, je ne dis pas que ça ne peut pas être problématique de ne pas
trouver un accord pour modifier un budget qui serait devenu inadapté,
mais en tout cas l'urgence ne sera pas aussi
grave[#20] que le pays ne
peut plus fonctionner
), et plus de deadline précise.
[#19] Je précise : je soupçonne que ceci n'est pas compatible avec la Constitution française actuelle. Je ne pense pas qu'on puisse simplement changer la LOLF pour permettre aux lois de finances d'être perpétuelles — le Conseil constitutionnel inventerait certainement un principe de consentement à l'impôt pour interdire ça. Donc comme pour la nomination du gouvernement, je fais peser mes reproches sur la Constitution.
[#20] Évidemment, il y
a les tenants de la politique du pire qui prétendent que la
négociation marche d'autant mieux si les politiciens sont soumis à la
pression de si vous ne trouvez pas un accord, le pays court à la
catastrophe
, mais je n'ai pas l'impression que ça marche très bien
en vrai (et la théorie mathématique
ne suggère pas non plus spécialement que l'accord soit plus facile à
trouver si on rend le point de guerre beaucoup plus défavorable à tout
le monde). ❧ Notez que plus haut je parle de mettre le feu aux fesses
des députés en leur imposant une élection rapide, mais c'est
différent, parce que l'issue de ce feu aux fesses n'est pas
catastrophique pour le pays.
Ensuite, on peut ergoter sur ce que peut contenir un budget perpétuel (est-ce que ça doit contenir l'équivalent d'un budget annuel qui serait recopié à l'identique chaque année suivante jusqu'à être modifié ? ou est-ce qu'il peut contenir des formules prescrivant comment modifier tel ou tel chiffre en fonction de l'année, ou de tel ou tel indicateur économique ?). Personnellement j'aurais tendance à être radical et dire qu'il faut complètement supprimer la notion d'année et faire des budgets en flux instantanés (le budget prescrit des bornes sur des flux d'argent, exprimés en euros par seconde, et des tailles de réservoirs dans lesquels cet argent peut s'accumuler), sans jamais aucune coupure (ni annuelle ni mensuelle, ni même, si on est audacieux, quotidienne), mais on va certainement me dire que ce n'est pas compatible avec des normes comptables qu'il est Absolument Impossible de changer (comme si on n'avait pas d'ordinateurs capables de gérer des flux instantanés et qu'on était encore obligé d'écrire des nombres à l'encre sur des grands livres de comptes). Mais je digresse : le fait est en tout cas qu'il n'y a aucune raison de prévoir un budget pour juste l'année n et pas perpétuellement. (De toute façon, le budget n'arrête pas d'être modifié en cours d'année, donc ce n'est pas comme si le budget de l'année avait des raisons d'être magique.)
☞ Conclusion
Voilà, je n'ai rien dit de très original dans tout ce billet (sauf dans la partie sur le budget), mais la conclusion que je veux souligner, c'est : il n'y a pas de problème en soi avec le parlementarisme, s'il conduit à des ministères instables ou des tractations infinies pour construire des coalitions, c'est juste parce que les solutions évidentes ne sont pas mises en place, et notamment, elles ne le sont pas dans la Constitution française de 1958, qui est merdique, mais qui malheureusement n'est pas prête de changer.