Méta : Les billets de mon blog ont tendance à devenir vraiment trop longs parce que je parle de sujets graves et que j'ai tendance à dumper mon cerveau dessus… or c'est un peu usant (mes billets se finissent généralement au point où le sujet me sort par les trous de nez), et ça me pousse à écrire de moins en moins de billets ici, pendant que j'écris toutes sortes de petites conneries sans intérêt sur Bluesky. Pour essayer de renverser un peu la tendance, je vais m'efforcer d'écrire quelques petites conneries ici aussi.
Parlons donc d'un truc absolument sans intérêt, et sur lequel je
n'ai pas de compétence particulière : les noms des éléments chimiques.
Comme ça ça ne devrait pas être trop long. (Voix du
narrateur : …s'imaginait-il naïvement.
)
Un truc que j'ai appris récemment (via cette vidéo[#]), c'est qu'en chinois, chaque élément chimique (chaque élément de la table périodique) a un nom qui consiste en un unique idéogramme[#2], et (par conséquent) une unique syllabe[#3] (généralement une approximation de la première syllabe du nom anglais).
[#] En fait,
rétrospectivement je me rappelle qu'un copain sinisant me l'avait déjà
dit en passant il y a très longtemps, mais ça m'avait semblé tellement
incroyable que j'avais dû penser ce n'est pas possible, j'ai mal
compris
, et puis ça m'était sorti de la tête.
[#2] Comme il y a toujours un grocervo pour me
signaler qu'on « doit »(?) dire sinogramme
, je reproduis un
argument que j'ai déjà exposé :
il n'y a pas plus d'inventer le terme de sinogrammes
qu'on n'a
besoin de qualifier les hieroglyphes égyptiens d'égyptogrammes
ou les lettres de l'alphabet grec d'hellénogrammes
. L'argument
vraiment complètement con donné par la Wikipédia en français est le
suivant : Les
Passant sur le style tellement
Wikipédia-en-français-esque de caractères chinois
ne sont pas tous des
idéogrammes, contrairement à ce que suppose la désignation populaire.
Tous ne visent pas nécessairement à évoquer une idée. Il existe aussi
des pictogrammes, qui représentent directement un objet ou une scène,
et des idéophonogrammes, où le choix de la composition inclut la
phonétique.désignation populaire
, c'est
vraiment une vision ridiculement étriquée de ce qu'est une idée
que de prétendre qu'un objet n'est pas une idée (et c'est ouvrir la
porte à un ergotage complètement stupide sur la différence entre
représenter une pipe
ou représenter
l'idée d'une pipe), ou bien prétendre qu'on perd la notion d'idée
quand on y introduit une composante phonétique. Mais en l'occurrence,
de toute façon, le débat n'a pas lieu : les caractères chinois
représentant les éléments chimiques sont assez incontestablement des
idéogrammes.
[#3] Pour la complétude de ce billet, voici la liste des 103 (premiers, i.e., jusqu'au lawrencium), avec pour chacun l'idéogramme et la prononciation utilisés en Chine continentale en mandarin standard (dans sa transcription en pīnyīn) et le nom anglais de l'élément :
- 氢 (qīng): hydrogen
- 氦 (hài): helium
- 锂 (lǐ): lithium
- 铍 (pí): beryllium
- 硼 (péng): boron
- 碳 (tàn): carbon
- 氮 (dàn): nitrogen
- 氧 (yǎng): oxygen
- 氟 (fú): fluorine
- 氖 (nǎi): neon
- 钠 (nà): sodium
- 镁 (měi): magnesium
- 铝 (lǚ): aluminum
- 硅 (guī): silicon
- 磷 (lín): phosphorus
- 硫 (liú): sulfur
- 氯 (lǜ): chlorine
- 氩 (yà): argon
- 钾 (jiǎ): potassium
- 钙 (gài): calcium
- 钪 (kàng): scandium
- 钛 (tài): titanium
- 钒 (fán): vanadium
- 铬 (gè): chromium
- 锰 (měng): manganese
- 铁 (tiě): iron
- 钴 (gǔ): cobalt
- 镍 (niè): nickel
- 铜 (tóng): copper
- 锌 (xīn): zinc
- 镓 (jiā): gallium
- 锗 (zhě): germanium
- 砷 (shēn): arsenic
- 硒 (xī): selenium
- 溴 (xiù): bromine
- 氪 (kè): krypton
- 铷 (rú): rubidium
- 锶 (sī): strontium
- 钇 (yǐ): yttrium
- 锆 (gào): zirconium
- 铌 (ní): niobium
- 钼 (mù): molybdenum
- 锝 (dé): technetium
- 钌 (liǎo): ruthenium
- 铑 (lǎo): rhodium
- 钯 (bǎ): palladium
- 银 (yín): silver
- 镉 (gé): cadmium
- 铟 (yīn): indium
- 锡 (xí): tin
- 锑 (tī): antimony
- 碲 (dì): tellurium
- 碘 (diǎn): iodine
- 氙 (xiān): xenon
- 铯 (sè): cesium
- 钡 (bèi): barium
- 镧 (lán): lanthanum
- 铈 (shì): cerium
- 镨 (pǔ): praseodymium
- 钕 (nǚ): neodymium
- 钷 (pǒ): promethium
- 钐 (shān): samarium
- 铕 (yǒu): europium
- 钆 (gá): gadolinium
- 铽 (tè): terbium
- 镝 (dī): dysprosium
- 钬 (huǒ): holmium
- 铒 (ěr): erbium
- 铥 (diū): thulium
- 镱 (yì): ytterbium
- 镥 (lǔ): lutetium
- 铪 (hā): hafnium
- 钽 (tǎn): tantalum
- 钨 (wū): tungsten
- 铼 (lái): rhenium
- 锇 (é): osmium
- 铱 (yī): iridium
- 铂 (bó): platinum
- 金 (jīn): gold
- 汞 (gǒng): mercury
- 铊 (tā): thallium
- 铅 (qiān): lead
- 铋 (bì): bismuth
- 钋 (pō): polonium
- 砹 (ài): astatine
- 氡 (dōng): radon
- 钫 (fāng): francium
- 镭 (léi): radium
- 锕 (ā): actinium
- 钍 (tǔ): thorium
- 镤 (pú): protoactinium
- 铀 (yóu): uranium
- 镎 (ná): neptunium
- 钚 (bù): plutonium
- 镅 (méi): americium
- 锔 (jú): curium
- 锫 (péi): berkelium
- 锎 (kāi): californium
- 锿 (āi): einsteinium
- 镄 (fèi): fermium
- 钔 (mén): mendelevium
- 锘 (nuò): nobelium
- 铹 (láo): lawrencium
C'est complètement dingue quand on pense que plein de mots chinois
extrêmement courants sont formés de deux caractères. La notion
de mot
en chinois est fort épineuse
(voyez cette autre vidéo pour des explications) ; mais de façon
hyper simplifiée (et sous réserve que j'aie bien compris), comme les
évolutions phonétiques du chinois ont créé un nombre assez important
d'homonymes[#4], le chinois
tend à préférer les mots dissyllabiques, quitte même à ajouter un
caractère final qui ne veut pas dire grand-chose
(comme 子
(zǐ)
: historiquement enfant
mais ça semble assez vide
de sens maintenant) pour lever l'ambiguïté. Donc même un mot aussi
courant que 房子 (fángzi)
, maison
, fait
deux syllabes, ce qui rend d'autant plus hallucinant d'avoir une seule
syllabe[#5] pour désigner
chacun du prométhéum, holmium, thulium et lutécium. C'est un peu
contraire au principe général
(cf. les codes
de Huffman) qui demande que les noms courants tendant à être plus
courts que les noms rares.
[#4] Le nombre de syllabes en chinois mandarin standard n'est pas énorme, pas tellement parce que le nombre de phonèmes est petit, mais parce que la phonotactique est extrêmement contraignante. Je renvoie à cette vidéo (plus éventuellement sa suite sur le dénombrement des phonèmes) et aussi celle-ci plus détaillée sur le dénombrement et la combinatoire des syllabes chinoises.
[#5] Avec évidemment
plein d'homonymes. Au sein même de la chimie, la
syllabe lǔ
qui nomme le lutécium peut aussi lire
le caractère 卤
, qui désigne, si je comprends
bien, un sel ou un halogène. Super.
Il serait fort logique d'ajouter un caractère
comme 素
(sù)
(en gros, simple
, élément
) après chacun des
caractères des éléments chimiques pour former un mot dissyllabique qui
risquerait moins de causer ambiguïté, mais apparemment ce n'est pas ce
qui se fait. Comme je ne parle pas chinois, je ne sais pas comment
les gens s'en sortent en pratique, mais je soupçonne que les cours de
chimie doivent être assez difficiles à
suivre[#6].
[#6] Vous pouvez me
rétorquer qu'en français, en chimie, les éléments sont souvent
désignés par leur sigle standardisé à deux lettres (non seulement à
l'écrit, mais même à l'oral) : NaCl
(prononcé ène-a-cé-èle
) plutôt que chlorure de sodium
,
parce que c'est plus court à dire. N'empêche que ça fait quand même
typiquement deux syllabes par éléments.
Évidemment ceci soulève toutes sortes d'autres questions que je n'ai pas eu le temps de fouiller (j'ai dit que je cherchais à faire un billet pas trop long, hein !) : comment ça se passe dans d'autres variétés de chinois, à quelle époque ces noms et caractère ont été inventés, comment et par qui. Et aussi, comment fonctionne la nomenclature chimique en chinois de façon plus générale[#7]. Et s'il y a d'autres langues[#8] qui, comme le chinois, ont décidé de créer des noms locaux pour tous les éléments chimiques, même les plus rares.
[#7] Pour la chimie
organique, la réponse est plus ou
moins ici :
manifestement, toute la terminologie
systématique IUPAC (utilisée dans toutes(?) les
autres langues du monde) a été calquée en chinois, mais avec des
caractères chinois ad hoc. Par exemple, le nom systématique de
l'acide citrique, soit acide 3-carboxy-3-hydroxypentanedioïque
,
s'écrit en chinois 3-羧基-3-羟基戊二酸
et se
prononce, je crois, sān wèi suōjī sān wèi qiǎngjī wù
èr suān
: les différentes parties calquent les parties du nom
international, dans le même ordre (sauf qu'acide
est à la fin,
évidemment, comme en anglais), mais tout est fabriqué à partir de
termes chinois. ❧ Mais maintenant je me demande ce que le chinois fait
pour les noms des médicaments : je vois par exemple sur Wikipédia que
l'érythromycine se dit en chinois 红霉素
(hóngméisù)
(ah ben là ils ont bien voulu
utiliser 素
, tiens), les caractères signifiant
quelque chose comme rouge-bactérie-élément, le rouge correspondant
clairement au préfixe d'origine grecque erythro-
. Mais ils
invent un nom chinois pour absolument chaque nouveau médicament qu'on
met sur le marché ? Ah ben non, le lanréotide
s'appelle 兰瑞肽 (lánruìtài)
, et cette fois-ci
les deux premiers caractères, qui signifient quelque chose comme
orchidée-propice, sont juste une transcription du début de la
dénomination commune internationale, et le troisième semble être la
manière dont le chinois rend les noms en -tide. J'arrête
d'investiguer avant de tomber dans un labyrinthe de questions dont je
resterai à jamais prisonnier.
[#8] Adapter le nom international semble le plus évident, mais… que fait-on dans les langues des signes ? Comment signe-t-on le lutécium en langue des signes française, par exemple ? D'ailleurs, comment signe-t-on l'acide 3-carboxy-3-hydroxypentanedioïque ? Que de questions !
⁂
Bon, mais en fait, mon but n'était pas de parler du chinois.
Parce que vous voyez, cette idée à la con de donner des noms aux éléments chimiques même ultra rares et qui ne servent à rien, il n'y a pas que le chinois qui l'ait.
Vous avez entendu parler
du tennesse
[#9] et de
l'oganesson
? Vous avez déjà entendu ces mots ? Probablement
pas. Ce sont les noms des éléments chimiques de numéros atomiques 117
et 118 : ils n'existent pas dans la nature, on a juste réussi à en
synthétiser un ou deux isotopes en laboratoire (le tennesse-293, le
tennesse-294 et l'oganesson-294), et ils se désintègrent en quelques
dizaines de millisecondes pour le tennesse-293 et -294, en une
fraction de milliseconde pour l'oganesson-294. (Il est plausible
qu'il y ait des isotopes à durée de vie plus longues de l'un ou
l'autre avec plus de neutrons, je vais y revenir, mais en tout cas ça
a peu de chances d'être bien long.) Quoi qu'il en soit, il n'en
existe probablement pas un seul atome dans tout le système solaire au
moment où je suis en train d'écrire ceci.
[#9] Moi si on me parle
du tennesse
, je comprends tennis
, donc c'est sans doute
le même genre d'ambiguïté à la con qu'en chinois.
Tout ça est complètement ridicule.
Pas ridicule de synthétiser ces trucs, entendons-nous bien. Ça c'est une expérience scientifique qui a peut-être de la valeur, je ne peux pas juger. En tout cas je ne la critique pas. Mais de leur donner un nom comme un élément chimique : un nom arbitraire, qui n'a aucune histoire et aucune connexion avec les propriétés de l'élément, et qui constitue un truc gratuitement pénible à mémoriser si on décide de s'en servir.
C'est ridicule en chinois : on a créé en 2017 deux
idéogrammes, 鿬
et 鿫
, prononcés
respectivement tián
et ào
(et comme évidemment personne ne connaît ces idéogrammes, puisque ce
sont des néographismes, Wikipédia doit indiquer leur prononciation en
pīnyīn au-dessus — que personne ne doit comprendre non plus, parce que
ce n'est pas plus fréquent de parler te tennesse et d'oganesson en
chinois qu'en français). Mais c'est exactement aussi ridicule en
français, en anglais, ou en papou. Ces machins ne méritent pas de
nom. On peut très bien les appeler l'élément 117
et l'élément 118
, parce que c'est ce qu'ils sont, et c'est
exactement ce qu'on veut savoir d'eux, le nombre de protons (enfin,
plutôt, on veut le nombre de nucléons, mais je vais y revenir).
Les théoriciens des particules avaient, il y a longtemps, la
fantaisie de donner un nouveau nom à chaque fois qu'ils trouvaient un
nouveau baryon. Enrico Fermi s'en serait plaint : si j'étais
capable de retenir les noms de toutes ces particules, je serais devenu
botaniste
(la citation
est possiblement
apocryphe). Maintenant, quand on trouve une nouvelle résonance
mésonique, on lui donne un code systématique
comme f₀(2470)
(le numéro est pour dire qu'elle se situe autour de 2470MeV), on ne
lui donne pas un petit nom douillet comme globilobutulon
, qui
embêterait le pauvre Monsieur Fermi à retenir.
Il serait de même temps d'arrêter ce délire de donner des noms aux
« éléments » chimiques qui, en vrai, n'existent pas chimiquement (je
vais donner plus bas des critères précisant ce que
j'appelle exister chimiquement
).
Il y a un système qui n'est pas trop mal si on veut vraiment donner
des noms, c'est de fabriquer le
nom de
façon systématique à partir du numéro atomique : le tennesse
est ununseptium
parce que c'est l'élément 117 et l'oganesson
est ununoctium
parce que c'est le 118. Des noms parfaitement
sensés, mais je ne sais pas quelles andouilles ont décidé qu'ils ne
pouvaient servir que comme noms temporaires et qu'une fois que
l'élément est confirmé il doit recevoir un nom trivial (c'est-à-dire
celui qui est complètement arbitraire, ridicule et impossible à
retenir).
Je veux dire, ce n'est pas comme la botanique (pour revenir à la
citation peut-être-de-Fermi) : en biologie, il n'y a pas de moyen
systématique de nommer les espèces, donc on est obligé
d'inventer des noms quand on découvre des espèces ; et quand on le
fait, on peut au mois essayer que le nom évoque un peu les propriétés
de l'espèce. En chimie, c'est le
contraire[#10] : il y a un nom
systématique évident, c'est le numéro atomique (éventuellement
converti en un mot comme ununoctium
), et il n'y a aucune
propriété sur laquelle on pourrait baser un nom, parce que ces
éléments existent tellement peu qu'on ne peut pas observer quoi que ce
soit à leur sujet, en tout cas rien sur le plan chimique, donc le nom
est juste complètement arbitraire et sert simplement à faire plaisir à
l'ego de l'équipe[#11] qui l'a
découvert.
[#10] Il y a un autre
cas que je pourrais évoquer, c'est l'astronomie. On a heureusement
arrêté de donner des noms aux étoiles et galaxies : on les nomme juste
par un numéro de catalogue. Par contre, je crois qu'on continue à en
donner (en épuisant tous les panthéons mythologiques possibles) à
n'importe quel caillou de merde qu'on trouve en train de tourner dans
le système solaire. Pourtant, le caillou, il n'a aucune propriété à
part d'être un caillou de merde en train de tourner autour d'une
planète ou du soleil. Il serait temps de comprendre que les noms
mémorables sont une ressource rare contrairement aux entiers
naturels qui n'en sont pas et de donner aux cailloux de merde des
noms systématiques, c'est-à-dire juste des numéros. Arrêtez de
prétendre qu'on a trouvé une 1729e lune à Jupiter : ce ne sont pas des
lunes, ce sont des cailloux de merde, on sait que Jupiter a un nombre
essentiellement infini de cailloux de merde qui tournent autour
puisqu'il a des anneaux, alors donnez-leur juste des numéros.
Franchement, Thelxinoé
et Valétudo
, c'est d'un
grotesque ! (Oui, oui, ce sont vraiment des noms de cailloux de merde
qui tournent autour de Jupiter.)
[#11] Et/ou de la personne en l'honneur de qui il est nommé. Là j'ai un autre problème, en fait : il ne faut pas nommer des choses après des gens. Ne serait-ce que parce que c'est ouvrir le risque de découvrir d'horribles choses sur cette personne et d'être super embarrassés de devoir renommer le truc (ou de ne pas pouvoir, comme cette pauvre bestiole qui a reçu le nom d'Anophthalmus hitleri en l'honneur de vous-voyez-qui). Il n'y a pas de criminel de guerre honoré dans la table périodique, que je sache, mais il y a au moins le type qui a poussé Staline sur la course à l'arme nucléaire (c'est lui qui a fait cette observation célèbre que les Américains avaient soudainement cessé de publier sur la physique nucléaire et a déduit de ce silence — comme dans une histoire de Sherlock Holmes où le fait qu'un chien n'aboie pas est significatif — qu'un programme secret avait sans doute été lancé), qu'on peut sans doute trouver contestable.
Mon problème essentiel avec ces noms, ce n'est pas juste qu'ils sont impossibles à retenir : c'est aussi que ces éléments n'ont pas de propriétés chimiques puisqu'il n'en existe pas assez, ou pas assez longtemps, pour faire de la chimie.
Voici quelques critères que je propose pour pouvoir dire qu'un
élément existe vraiment, chimiquement
:
- Le strict minimum : au moins un isotope connu doit avoir une demi-vie supérieure à 15min. Pourquoi 15min ? Parce que c'est la demi-vie du neutron (qui est, si on veut, un isotope radioactif du nilium, l'élément chimique de numéro atomique 0). Le neutron est la particule ayant la demi-vie la plus longue (finie, ou en tout cas plus courte que celle éventuelle du proton), et on ne lui donne pas de nom chimique, donc il marque la séparation entre la physique nucléaire ou des particules et la chimie.
- On doit avoir réussi à en rassembler (i.e., à en synthétiser) au moins 22µg. Pourquoi 22µg précisément ? Parce que c'est la masse de Planck, qui marque la séparation entre la physique microscopique et la physique macroscopique. (Oui, c'est une limite un peu arbitraire, mais elle est quand même raisonnable.)
- On doit avoir réussi à mesurer expérimentalement son point de fusion ou d'ébullition à pression ambiante, ou bien à en fabriquer au moins 22µg d'un composé chimique. Ces critères sont le strict minimum pour considérer qu'on commence à faire de la physique ou de la chimie sur cet élément.
Je ne sais pas quel est le dernier élément qui passe ces trois tests (ni, d'ailleurs, quel est le premier qui ne les passe pas), mais je suis sûr que l'oganesson ne vérifie aucun des trois. Je ne prétends pas que mes critères soient parfaits (le second doit certainement impliquer le premier dans la pratique), mais on voit un peu le genre de choses qui me fait dire que l'uranium est un vrai élément chimique et que le tennesse n'en est pas un.
Mais mon problème n'est pas juste là. C'est qu'en fait ces trucs, s'ils n'existent pas chimiquement, existent du point de vue de la physique nucléaire (enfin, leurs noyaux, quoi), et on doit les considérer de ce point de vue-là.
Or du point de vue de la physique nucléaire, la quantité la plus importante, ce n'est pas le nombre de protons dans le noyau, c'est le nombre total de nucléons (protons+neutrons) : pour les interactions fortes (dans le noyau), le proton et le neutron sont en gros deux états (deux isospins) d'une même particule, le nucléon. Donc il faut changer le point de vue : on n'a pas des isotopes de tel ou tel élément (nombre de protons fixé, nombre de neutrons variable), mais on a des formes d'isospin d'un noyau de tel ou tel nombre de nucléons (nombre de nucléons fixé, répartition entre protons et neutrons variable, sachant qu'il y en aura en gros une qui sera optimalement stable pour la désintégration β⁺/β⁻). En gros il faut regarder les tables de cette page et surtout les antidiagonales sur ces tables. Déjà sur des éléments qui « existent vraiment » chimiquement, c'est abusif de parler des chaînes de désintégration du thorium, du neptunium, de l'uranium et de l'actinium — ce sont les chaînes des nucléides 232, 237, 238 et 235 (et en fait, 4n, 4n+1, 4n+2 et 4n+3 puisque le nombre de nucléons change par un multiple de 4 lors des désintégrations α). Mais pour les éléments qui n'ont aucune chimie, le nombre de protons est une distraction.
Donc cette histoire de donner des noms aux éléments en fonction du nombre Z de protons induit une sorte de distortion scientifique (au moins potentielle) : il y a une course à fabriquer les nucléides avec le Z le plus élevé possible, puisque c'est ça qui vous donne une place dans le tableau périodique et un nom qui va avec, donc la célébrité, alors que ce qui compte surtout dans ce domaine est le nombre A=Z+N total de nucléons (ou peut-même surtout le nombre N de neutrons). La course à Z diminue l'incitation à fabriquer des noyaux avec plus de neutrons. Or de ce que je comprends, les éléments hyper-lourds synthétisés manquent de neutrons par rapport à l'optimum de stabilité pour la désintégration β⁺/β⁻ : ça semble bien plus intéressant (et aussi plus difficile…) d'arriver à synthétiser du flérovium-298 (114 protons, 184 neutrons), qui pourraient probablement passer le premier de mes trois critères, que des noyaux à Z très élevé, qui ne le passent certainement pas. C'est ainsi que cette manie idiote de donner des noms aux éléments qui ne devraient pas en avoir est peut-être bien en train de fausser un peu un enjeu scientifique en encourageant la course aux protons plutôt que la course aux neutrons.
Merde, même quand je choisis un sujet complètement sans intérêt et sur lequel je n'ai absolument rien à dire, j'arrive quand même à en écrire des pages. Je me fatigue.