Il y a peu de termes susceptibles de causer autant de confusion
dans un débat politico-philosophique que liberté d'expression
.
Ce n'est évidemment pas le seul dont la définition soit sujette à de
larges variations, mais la difficulté additionnelle est qu'ici
elle semble être claire et simple : quelque chose comme la
liberté d'expression est le principe qui dit qu'un individu doit
pouvoir exprimer et communiquer ses idées, convictions et opinions
librement, sans censure, sans crainte de représailles et sans encourir
de sanction
. Voilà le genre de définition qui semble claire et
qui ne veut, en fait, absolument rien dire tellement chaque mot qui la
constitue est sujet à mille et une interprétations.
(Pour dévoiler à l'avance mes intentions, mon propos dans ce billet
n'est certainement pas de nier l'importance de la liberté
d'expression : si je devais établir un classement des droits
fondamentaux elle serait certainement vers le haut de la liste. Mon
but n'est pas non plus de faire de reproches aux gens qui tentent de
tirer son acceptation dans telle ou telle direction : j'ai moi-même
une interprétation que je crois plutôt large du terme — mais comme je
vais le dire, il y a toutes sortes de directions différentes où on
peut chercher à en élargir les limites. Mais je pense que tout débat
sur ces questions ne peut que tourner au dialogue de sourds, voire au
sophisme calculé, si on vit dans l'illusion que liberté
d'expression
désigne un concept à peu près clair au lieu d'être
tout un territoire dans lequel il faut bien marquer, quelque part, ce
qui est légitime et ce qui ne l'est pas, et qu'on ne peut le faire que
sur le fond et pas en prétendant que ça tombe sous l'évidence suggérée
par une formule avec laquelle tout le monde est censé être d'accord.
Je précise aussi que je ne prétends pas parler ici au sens juridique —
ou du moins pas exclusivement dans ce sens — mais de l'usage de
l'expression dans tous les cadres où on peut l'utiliser : certainement
pas juste quand on parle de ce que la liberté d'expression est,
selon la loi mais aussi et surtout de ce qu'elle devrait être
idéalement ; i.e., la question n'est pas tant juridique qu'elle
est politique, éthique, sociologique, etc.)
Si on se tourne vers la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789 (article 11), on n'est pas bien éclairé : La libre
communication des pensées et des opinions est un des droits les plus
précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer
librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas
déterminés par la loi.
OK, donc on a le doit de
faire des choses sauf quand on n'a pas le droit de les faire, c'est
très utile ça, merci beaucoup. (Bon, je suis un peu de mauvaise foi,
ça nous dit au moins que les limites doivent être tracées à l'avance
par la loi. Mais ça laisse à cette fameuse loi le soin de décider ce
qui est un abus
, donc, finalement, de définir le concept.)
C'est à peine plus clair dans la Déclaration universelle des droits
de l'homme (article 19) : Tout individu a droit à la liberté
d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être
inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de
répandre, sans considérations de frontières, les informations et les
idées par quelque moyen d'expression que ce soit.
Vous avez ce
droit, mais on ne dit pas exactement en quoi consiste ce droit. On
vous en donne cependant un corollaire, ce qui est déjà bien, mais le
mot inquiété
est un chouïa vague. Bon, ce texte ne prétend pas
avoir une portée normative mais aussi être un idéal commun à
atteindre par tous les peuples et toutes les nations
, donc il est
peut-être normal qu'il soit plus vague.
L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme
tente d'être plus précis, mais il est un peu bizarre : il commence par
un énoncé vague (mais un peu moins vauge que les
précédents) : Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce
droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de
communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir
ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière
(le mot publiques
ici apporte une restriction énorme, et je
vais y revenir) ; après ça, on a plein de restrictions un peu ad hoc
(permettant d'imposer certaines formalités, conditions,
restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des
mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité
nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la
santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits
d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles
ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir
judiciaire
). Certaines de ces restrictions à la liberté
d'expression sont étroites (il peut y avoir un régime d'autorisations
pour la télévision, soit, c'est juste un peu technique), d'autres
dangereusement vagues (la morale
‽). Mais au moins on sent une
tentative d'être plus clair.
Je pourrais encore citer la Constitution de l'Afrique du Sud (c'est
une référence parce que c'est une constitution moderne et que son
énonciation des droits fondamentaux est une des plus développée du
monde), article 16 : 1. Everyone has the right to
freedom of expression, which includes: a. freedom of the press and
other media; b. freedom to receive or impart information or ideas;
c. freedom of artistic creativity; and d. academic freedom and freedom
of scientific research. 2. The right in subsection (1) does not
extend to: a. propaganda for war; b. incitement of imminent violence;
or c. advocacy of hatred that is based on race, ethnicity, gender or
religion, and that constitutes incitement to cause harm.
Là
aussi, il y a une tentative intéressante pour mettre certaines
limites, positives dans l'alinéa (1) (la liberté d'expression inclut
certaines choses), négatives dans le (2) (elle n'inclut pas ces autres
choses), mais ce sont plutôt des exemples qu'une vraie définition, et
dans toutes sortes d'autres directions on reste dans le vague.
Bon, on va me dire, c'est à tort que je me tourne vers des textes
énonçant des droits fondamentaux pour trouver leur définition : ça a
toujours été le rôle des cours de justice de tracer les contours
précis d'un concept qu'il est difficile de définir en peu de mots. Je
conviens que si on dit quelque chose comme la liberté d'expression
telle qu'elle résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme
, alors c'est un concept raisonnablement bien
défini. C'est évidemment à ça qu'il faut se référer si on parle de ce
que le droit est (remplacer cette cour par telle ou telle
autre selon la juridiction dont on parle) ; mais si la discussion
porte sur ce que le droit devrait être
(coucou,
Monsieur Hume), on ne peut pas se référer à la jurisprudence de
telle ou telle cour. À moins qu'on ait envie de laisser les juges
créer le droit de toutes pièces, il serait bien d'avoir un minimum de
compréhension du concept.
La version la plus étroite de la liberté d'expression est quelque chose comme ceci : si je dis ou écris ce que je pense de tel ou tel sujet (sans y mettre d'insulte ou d'attaque personnelle ni de propos haineux ou injurieux, sans révéler d'information confidentielle, et en-dehors de toutes sortes de limites de ce genre), alors les pouvoirs publics ne peuvent pas me condamner, ou me m'infliger de sanction pénale (p.ex., me mettre en prison) à ce titre.
Le problème avec cette version étroite, c'est qu'elle est tellement
minimale que même des régimes franchement dictatoriaux doivent pouvoir
s'arranger pour la vérifier formellement. D'abord il y a les
limitations sur le contenu (la poussière que j'ai glissée sous le
tapis en écrivant toutes sortes de limites de ce genre
: il
suffit de mettre des choses comme la morale
ou la sécurité
nationale
pour pouvoir interdire en gros n'importe quoi). Mais il
y a aussi, et c'est ce qu'on a tendance à oublier alors que je pense
que c'est plus important, les limitations sur le type de
répercussion : pas de condamnation ou de sanction pénale.
Ceci laisse par exemple au moins la possibilité d'une action civile
(on peut faire taire beaucoup de gens avec des actions en
diffamation[#]). Mais aussi de
conséquences non juridiques ou non directement justiciables : vous
avez critiqué le régime ? vous n'irez certes pas en prison, mais votre
journal cessera d'être autorisé, vos compte sur les réseaux sociaux
seront suspendus, vos pages Web seront déréférencées, vous perdrez
votre emploi. On peut aussi vous soumettre à toutes sortes de
tracasseries qui n'ont en principe rien à voir avec ce que vous avez
écrit, et tout d'un coup découvrir que vous aviez mal déclaré vos
revenus ou payé vos impôts.
[#] Oui, en France et dans divers autres pays, la diffamation est une infraction pénale, ce qui me semble proprement indéfendable ; mais même dans des pays où elle est de l'ordre du droit civil, elle est un outil fantastique pour faire taire toutes sortes de critiques contre les puissants.
L'époque où on mettant les gens en prison pour ce qu'ils écrivaient n'est pas complètement finie, mais les forces autoritaires ont découvert toutes sortes d'autres moyens plus subtils, et tout aussi efficaces, pour faire taire les critiques. Si bien que la définition minimale que je propose ci-dessus est tellement limitée qu'elle n'a quasiment aucun intérêt.
Et une grosse tache aveugle de la définition de la liberté d'expression est aussi, bien sûr, celle de de qui elle cherche à limiter le pouvoir et l'arbitraire.
À l'époque des Lumières, on pensait essentiellement au roi, à l'État. Mais ce n'est pas le seul censeur possible. Dès que quelqu'un a du pouvoir sur un autre (donc la possibilité d'exercer des représailles), ou un contrôle technique sur ce qu'il écrit, il peut devenir censeur.
Concrètement : est-ce que la liberté d'expression protège le droit d'un employé de critiquer (à titre personnel) son employeur ? (Je prends l'exemple du rapport employeur-employé parce que c'est le plus évident dans lequel il y a un rapport de pouvoir, mais on peut imaginer toutes sortes d'autres situations entre acteurs privés, individuels ou collectifs, où il y a, au moins parfois, un tel rapport : un étudiant est-il protégé dans son droit de critiquer ses enseignants ? un client est-il protégé dans son droit de critiquer ses fournisseurs, ou vice versa ? un auteur est-il protégé dans son droit de critiquer son éditeur ? un locataire est-il protégé dans son droit de critiquer son bailleur ? et ainsi de suite.)
Il n'y a pas grand intérêt à défendre un grand principe de liberté d'expression contre l'État si on ne défend pas ce même grand principe contre tous ceux qui, en pratique, pourraient limiter la possibilité concrète de s'exprimer. Si je peux sans crainte dire que le président du pays est un nul mais que je ne peux pas le dire du président de la boîte qui m'emploie, ce n'est pas très utile, en fait, comme notion.
De nos jours la question qui se pose surtout est celle des intermédiaires techniques ou plateformes de communication. YouTube, TikTok, Facebook, Twitter⌫𝕏, etc., tous ces acteurs contrôlent une part énorme de la communication publique des individus, et ont le pouvoir technique de supprimer du contenu qui ne leur plaît pas. Qui plus est, cette suppression peut s'exercer de toutes sortes de manières, allant de l'effacement pur et simple du contenu (ou du compte qui l'a publié) à, beaucoup plus subtilement, déréférencement ou démonétisation (le contenu reste visible, mais introuvable et/ou non rémunéré au créateur).
Y a-t-il une question de liberté d'expression si une plateforme
privée décide de supprimer un contenu qu'elle n'aime pas ? Cette
question ne peut évidemment pas admettre de réponse claire et
inconditionnelle. Dire non, jamais
serait limiter la liberté
d'expression à quelque chose de fort peu utile : si j'ai le droit de
critiquer le régime sans risquer quoi que ce soit, mais que je ne peux
pas le faire en pratique parce que Monsieur Montagne-de-Sucre (qui se
trouve être grand pote du Grand Leader) et une poignée d'autres
contrôlent en pratique tous les moyens de s'exprimer, il s'agit d'une
liberté d'expression qui protège finalement fort peu.
Une certaine frange du spectre politique, tellement obsédée par le
pouvoir de l'État qu'elle en oublie le pouvoir que peut aussi acquérir
toutes sortes d'acteurs privés, répond à cela qu'il n'y a aucun
problème parce que les rapports privés sont régis par des
🎶contrats librement consentis🎶, et qu'il n'y a donc
aucun problème de liberté d'expression si Monsieur Montagne-de-Sucre a
le pouvoir de supprimer des posts de son site que j'utilise, vu que
j'ai signé (virtuellement) que j'étais d'accord avec les conditions
d'utilisation de son site, qui prévoyaient de lui réserver ce droit.
J'ai déjà écrit ici au sujet des
contrats librement consentis
(pour résumer le post : si on n'a
pas activement négocié le contrat, au sens de participer à sa
rédaction, si on n'a que les options de signer
ou ne pas
signer
, ce n'est pas un contrat, c'est un chantage, et il ne peut
pas être librement consenti), et concernant cette définition de
la liberté
je trouve
que Existential Comics résume
très bien la chose. L'argument si tu n'es pas content de ce site
privé (qui n'autorise pas qu'on le critique), va voir chez un
concurrent
a autant de force (i.e., pas du tout) que si tu n'es
pas content du gouvernement de ce pays (qui n'autorise pas qu'on le
critique), tu n'as qu'à émigrer
.
(Mais bien sûr, ça reste une définition légitime et logiquement
sensée de la liberté d'expression
, même si je la trouve
personnellement sans intérêt tellement elle est limitée, que de
considérer qu'elle ne s'applique que contre les pouvoirs
publics !)
Maintenant, il serait tout aussi absurde de tirer à l'extrême inverse.
Si j'écris une lettre ouverte que j'envoie au Monde, et que Le Monde ne la publie pas, par exemple, je pense que quasiment tout le monde sera d'accord pour dire que ma liberté d'expression n'a pas été violée. Si quelqu'un poste un commentaire qui m'énerve sur mon blog et que je décide de ne pas le publier, je pense que quasiment tout le monde sera d'accord pour dire que je n'ai pas violé la liberté d'expression du commentateur. La liberté d'expression n'est pas le droit d'être écouté. Mais les raisons et limites exactes de cette différence ne sont pas évidentes à tracer (ploum ploum ploum — le lien que vous attendiez tous) : dans un cas je dirais que c'est parce que Le Monde ne fait aucune promesse de publier par défaut ce qu'on lui envoie (donc il n'y a aucune attente de ce genre) et dans l'autre, j'ajouterais que mon commentateur a plein de moyens d'expression autres que les commentaires de mon blog (lequel est un forum microscopique). Mais forcément il va y avoir des cas compliqués : si un actionnaire du Monde fait virer un journaliste dont les propos lui déplaisent, par exemple ? ou si mon blog devient un site de référence incontournable sur tel ou tel sujet ? ou si c'est un serveur Mastodon ? (Est-ce que le fait que Mastodon soit fédéré permet légitimement aux propriétaires des instances d'agir comme des dictateurs sur leur instance ? Rappelons que Bluesky est, théoriquement, tout aussi fédéré que Mastodon, et la censure sur Bluesky est d'ores et déjà réelle et claire.)
(Petite digression.) À mes yeux, un paramètre important dans tout ça est le transfert de responsabilité : en première approximation (et je ne prétends pas que ce soit une définition totalement satisfaisante ou complète), il me semble qu'un hébergeur de contenu devrait avoir le choix entre ⓐ publier en son nom ou ⓑ publier comme intermédiaire. Dans le cas ⓐ (qui serait typique d'un journal comme Le Monde ou d'un blog personnel avec un petit jeu de commentaires modérés a priori), il aurait un pouvoir de censure à peu près total, sans que l'auteur original du contenu puisse trouver à redire (i.e., sans que sa liberté d'expression soit en jeu), mais en contrepartie, toute infraction dans le contenu publié serait présumée commise par l'hébergeur ; dans le cas ⓑ (qui serait typique d'un réseau de grande taille comme Facebook, ou d'un fournisseur d'hébergement de pages Web), l'hébergeur serait dégagé de toute responsabilité quant au contenu, mais serait en contrepartie tenu à un respect de la liberté d'expression (et aussi à l'obligation de pouvoir mettre en communication la justice avec l'auteur original, de manière à ce que celui-ci soit tenu à ses responsabilités). Beaucoup de cadres légaux font effectivement la distinction que je viens de dire, mais elles le font de façon souvent incohérente, peu claire, partielle, ou parfois arbitraire (alors qu'il me semble que n'importe qui qui publie n'importe quoi devrait toujours pouvoir choisir dans quelle catégorie il le fait : en tant qu'auteur responsable ou en tant que simple relais). En tout état de cause, il me semble que si on se propose de limiter, au nom de la liberté d'expression, le pouvoir de Monsieur Montagne-de-Sucre de filtrer le contenu qui passe sur sa plateforme, alors il faut aussi le dégager clairement, au moins en partie, de la responsabilité du contenu qu'on lui interdit de filtrer.
La gestion (et modération éventuelle) d'un espace de discussion est quelque chose d'impossiblement compliqué et pénible. J'en ai eu un tout petit goût, non seulement par la modération du micro espace de commentaires de ce blog, mais aussi à travers un forum d'élèves de l'ENS (ultérieurement devenu un forum d'anciens élèves) auquel j'ai participé depuis 1996 et que j'ai co-administré pendant des années, et qui m'a beaucoup appris sur les comportements humains (et l'impossibilité à régler les disputes). Ce forum avait depuis longtemps (depuis avant que je le rejoigne) été un lieu d'intenses engueulades verbales, mais ces engueulades étaient toujours restées un peu au second degré : les gens se traitaient de tous les noms par écrit, mais les disputes restaient au sein du forum et ne devenaient pas vraiment personnelles. Mais, dans la première moitié des années 2010, et culminant à l'été 2014, les choses ont changé. Qu'on me pardonne une petite digression à ce sujet.
(Digression sur le forum normalien.)
Un participant — appelons-le Z
parce que je n'ai
pas envie de l'identifier — s'est engueulé avec beaucoup d'autres
participants (mais pas moi).
Je crois que le moment où les choses ont commencé à vraiment mal tourner a été quand Z s'était ouvert sur le forum à propos de difficultés professionnelles, et que certains autres participants avaient minimisé voire ridiculisé ses difficultés, ce qu'il avait, et on peut le comprendre, mal pris. Disons que c'est probablement ce qui explique que la présomption de bienveillance tacite entre les participants avait été sérieusement entamée. Mais il y a eu quantité d'engueulades ensuite qui ont fait passer les choses de mal en pis.
La manière dont l'engueulade commençait était un peu toujours la même : quelqu'un (appelons-le X, et c'est ici un X générique) participait à une discussion à laquelle Z avait participé aussi, et faisait référence à quelque chose que Z avait dit, de façon négative, par exemple peut-être en le qualifiant de mauvaise foi. Alors Z réagissait en insultant X, et toute la discussion se transformait alors en échange d'insultes. Bien sûr, X se plaignait que c'était Z qui avait commencé (en lançant la première insulte), tandis que Z, pour sa part, répondait que c'était X qui avait commencé (en disant du mal de lui), et que ce qui importait n'était pas la forme des messages (contenant ou pas un mot profane) mais le contenu (blessant ou pas), et qu'il s'estimait fondé à répliquer par des insultes à chaque attaque à son encontre, parce qu'il était hors de question de se laisser marcher sur les pieds.
Pour chaque X, une fois que Z et X s'étaient engueulés de la sorte un nombre suffisant de fois, l'animosité personnelle était réelle, et chaque intervention de l'un pouvait suffire à déclencher la colère de l'autre en n'évoquant que de façon allusive quoi que ce soit en rapport avec ces engueulades ou le nom de l'autre personne. Et bien sûr, les choses empiraient, parce que ces engueulades lassaient les autres participants, qui en venaient généralement à blamer soit X soit Z (soit les deux), auquel cas Z (et parfois X aussi) allait insulter ce nouveau X′ qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas ou se permettait de juger tel ou tel comportement.
Certains X ont quitté le forum dont l'ambiance était
devenue irrespirable. D'autres participants (dont moi) ont tenté
d'essayer d'organiser des médiations, des conciliations. Du genre :
plein de gens s'engagent à ne plus parler à Z ni même à
parler de lui ou à l'évoquer de quelque façon que ce soit,
et Z prenait un engagement analogue, un modérateur
censément impartial étant désigné pour essayer de rappeler tout le
monde à l'ordre. Mais ces tentatives échouaient toujours (par
exemple, un X pouvait dire je m'engage à ne pas répondre
à Z ni à parler de lui même de façon allusive jusqu'à ce
qu'il m'ait attaqué
, et Z le traitait de connard parce
que la formulation postulait que c'était lui, Z, qui
attaquerait en premier, et la trêve était rompue avant d'avoir
commencé).
Croyez-moi, cet épisode m'a beaucoup appris sur la difficulté de jouer les pacificateurs. (Jusqu'à l'extrême fin j'ai réussi à ne pas m'attirer trop d'hostilité ni de Z ni du groupe des anti-Z, mais je n'ai certainement pas réussi à mettre fin à ces guerres.)
Évidemment plus le nombre de X qui s'étaient disputés
avec Z augmentait, plus certains en tiraient un argument
contre Z (s'il se dispute avec tout le monde, c'est bien
que c'est lui qui est en tort !
), et cette remarque signait leur
addition dans le camp des anti-Z, puisque Z
n'allait pas laisser passer une telle suggestion. Et de son
côté, Z, pas moins logiquement, voyait surtout dans la
multiplication des X la preuve que tout le monde se liguait
contre lui.
Certains demandaient l'exclusion de Z du forum, et évidemment, Z (ainsi que quelques autres qui le soutenaient, parce qu'il n'était quand même pas tout seul) faisait remarquer qu'il faut être deux pour s'engueuler, et qu'il n'était pas question que ce soit lui qui parte parce qu'il ne s'estimait pas en faute. Comme de toute façon les administrateurs du forum étaient de facto tous démissionnaires (et qu'on avait perdu le contrôle technique sur une partie de l'infrastructure pour des raisons compliquées), personne ne pouvait vraiment exclure qui que ce soit. Il a été question de forker le forum en deux : un forum dont Z serait le chef modérateur et un forum dont Z serait exclu, les autres ayant le choix duquel ils voulaient rejoindre (y compris les deux, et sous réserve de l'accord de Z pour le premier) ; mais comme c'était techniquement pénible à faire, ça ne s'est pas fait.
Ce qui a fini par se passer, c'est que Z a écrit une lettre à la direction de l'ENS en se déclarant victime de harcèlement et d'homophobie. Comme le forum (ainsi qu'une machine qui servait à donner un compte à des anciens élèves) existait par une sorte de tolérance du sysadmin dont l'administration de l'École n'avait pas connaissance, la direction a fait fermer tout ça. Ou plus exactement, a mis fin à son hébergement à l'ENS, parce qu'il s'est trouvé quelqu'un d'autre pour héberger ce forum ailleurs sans en donner l'accès à Z. (Et depuis, ce forum survit, sans Z, donc, mais son nombre de participants est réduit à une toute petite poignée.)
(Fin de la digression.)
La raison pour laquelle je raconte tout ça est qu'évidemment tout
le monde dans ces engueulades invoquait à tout bout de champ la
liberté d'expression et la censure (sangçure fasciste
comme on
aimait écrire à l'époque) de l'autre « camp ». Au final il est
difficile de dire si quelqu'un a été le censeur (y compris la
direction de l'ENS qui a fini par expulser tout ça de son
système informatique), et on en retire ce goût amer des engueulades
qui n'ont pas vraiment de sens ni de morale. Et si j'avais été amené
à modérer les discussions, j'aurais été bien embêté pour savoir à quel
moment on passait de l'expression d'opinions (admissible par principe)
à l'injure (en principe inadmissible) dans des discussions qui
n'arrêtaient pas d'explorer la limite floue entre les deux.
La morale est peut-être aussi que nous sommes tous parfois les censeurs les uns des autres.
Il va de soi que, sur un réseau social, personne ne doit de réponse à personne d'autre : il est individuellement toujours légitime, face à quelqu'un qui tient des propos qu'on trouve déplacés, ou juste parce qu'on n'a pas envie de lui répondre, de se taire, de l'envoyer balader, ou de le bloquer complètement. Je ne pense pas qu'on puisse légitimement affirmer qu'il y a un enjeu de liberté d'expression ici : encore une fois, la liberté d'expression n'est pas le droit d'être écouté. (Et ça me semble important sur un réseau social que les utilisateurs puissent se bloquer les uns les autres.)
Mais si le blocage individuel est sain, peut-on pour autant en déduire que les listes de blocage ne posent aucun problème ? Si le réseau permet de bloquer des gens, et permet d'exporter et de partager les listes de gens bloqués, les gens qui maintiennent des listes populaires peuvent rapidement obtenir un pouvoir de faire effectivement taire autrui. Ce n'est pas une expérience de pensée, ça se produit beaucoup, notamment sur Bluesky où l'inclusion parfois bidon sur des listes de blocage de comptes qui ont déplu aux mainteneurs de ces listes, sans possibilité de recours ou d'appel et sans aucune forme de transparence, peut certainement sembler inquiétante. Dans un domaine un peu différent, mon serveur de mails est actuellement (simplement par association avec ceux qui ont une IP voisine) marqué comme spammeur sur la liste SpamRATS, et j'essaie d'obtenir de l'en faire désinscrire, mais je n'ai pas vraiment de recours, et c'est là une entité purement privée qui, en pratique, est en train de bloquer mon droit d'envoyer des mails (vers tous les serveurs qui consultent cette liste de blocage).
Ce n'est pas parce qu'une décision est décentralisée qu'elle est forcément plus juste ou légitime. À l'époque de Usenet, les administrateurs de serveurs de news (NNTP) avaient un pouvoir énorme de censure sur les contenus en décidant ce quoi et avec qui ils étaient prêts à échanger : j'imagine que c'est pareil sur le Fediverse (Mastodon). Avoir une multitude de petits chefs n'est pas forcément gage de plus de liberté que d'en avoir un seul. Et si l'expérience du forum de normaliens m'a appris quelque chose, c'est qu'avoir une communauté petite n'empêche pas les engueulades et le sentiment d'injustice et d'arbitraire.
In fine, nous sommes tous un peu les censeurs les uns des autres. Certains ont énormément plus de pouvoir que d'autres, mais nous faisons tous partie de groupes qui contrôlent ce que les autres peuvent dire. Sur les réseaux sociaux, notamment, la question de qui s'exprime devient d'autant plus complexe quand la visibilité est liée au succès (qui aime, qui reposte) : si une opinion nous déplaît et que nous décidons de ne pas la partager pour cette raison, c'est une microcensure, mais un million de personnes qui pratiquent cette microcensure constituent une forme de pensée de groupe (de fourmilière) qui peut opérer une censure. La liberté d'expression n'est pas le droit d'être écouté, disais-je plus haut, mais quand le fait de ne pas être écouté par les uns empêche du même coup de parler aux autres, la question devient complexe, la limite devient floue et le concept déjà complexe devient plus insaisissable encore.
J'allais en profiter pour parler de ce que certains appellent la cancel culture, mais comme ce billet commence à me fatiguer, je vais faire une petite pirouette référentielle et m'auto-censurer sur ce sujet (et peut-être menacer de censurer d'éventuels commentaires là-dessus, ce serait bien dans le thème aussi).
(Ceci dit, sérieusement, l'auto-censure est probablement quelque chose qui mériterait une longue discussion, parce que les autocrates savent bien qu'une menace est plus forte que son exécution et qu'il vaut mieux créer un climat de crainte, d'obéissance anticipatoire et d'auto-censure, que d'avoir à exercer les muscles de la censure ou, pire, de la répression. Et l'auto-censure peut être une limite tout aussi effective de la liberté d'expression.)
Ce que je voulais surtout dire dans ce billet, c'est que la liberté d'expression est un concept à géométrie tellement variable, entre sa conception minimaliste (l'assurance de ne pas être mis en prison pour l'expression d'opinions pacifiques) et sa conception maximaliste (le droit d'être entendu, à défaut d'être écouté), et ce dans toutes sortes de dimensions (quel type de discours est licite ? quelles sont les exceptions et les limites à cette liberté ? de qui cette liberté limite-t-elle le pouvoir ? etc.), qu'il faut plutôt y penser comme un paysage de droits que comme un seul concept. Et s'imaginer qu'il n'y en a qu'un est la recette pour tous les malentendus, qu'ils soient de bonne foi ou non : il est de bon ton de se déclarer chevalier de la liberté d'expression, mais le plus souvent ceux qui le font en accordent la version la plus étroite à tous ceux dont les idées et propos leur déplaisent et la plus large quand il s'agit de la revendiquer pour soi.
Il y a un certain milliardaire connu, propriétaire d'un grand
réseau social, qui aime s'autoproclamer absolutiste de la liberté
d'expression
, et qui a démontré une mauvaise foi hallucinante en
la matière (entre
la censure
de différents journalistes parce qu'ils déplaisent à tel ou tel
régime autoritaire, le
fait de
déclarer que cis[genre]
est une insulte en même temps qu'il
ne fait rien contre les torrents de haine déversés contre les
personnes trans auxquels
il participe
d'ailleurs lui-même régulièrement,
l'intimidation
juridique contre des chercheurs documentant la multiplication des
propos haineux sur Twitter,
l'invisibilisation
de messages signalant les biais de Grok, ou simplement
la guerre
technique mesquine contre les liens vers d'autres réseaux
sociaux). L'hypocrisie de ce type est exceptionnelle (et surtout, son
pouvoir est immense), mais pas qualitativement différente de celle
d'un peu tout le monde. Nous sommes toujours prêts à nous déclarer
prêts sur le principe à défendre le droit à la liberté d'expression
des gens avec qui nous sommes en désaccord, mais dans la pratique,
c'est seulement en donnant une définition à leur liberté d'expression
qui, comme par hasard, s'avère tellement étroite sur les terrains qui
les concernent que, en fait, elle n'est jamais menacée. C'est une des
choses dont l'épisode de guéguerre du forum de normaliens m'a
convaincu.
J'ai personnellement tendance à préférer errer dans le sens de trop
de liberté d'expression que pas assez, et qu'il vaut mieux laisser des
propos haineux s'exprimer que de risquer d'en faire taire qui ne le
sont pas, qu'il vaut mieux laisser les nazis manifester que de risquer
d'interdire des manifestations qui ne devraient pas l'être. (Hélas,
dans les faits, c'est souvent les deux qui se produisent !) Par
exemple, j'ai tendance à penser que le concept de diffamation ne
devrait même pas exister, et que l'injure ne devrait être réprimée que
si elle contient un appel à la violence. Mais je n'aurais pourtant
pas la prétention de me prétendre absolutiste de la liberté
d'expression
tout simplement parce que je reconnais que cette
expression n'a pas de sens absolu
.