— Je vais essayer, mais ce n'est pas facile ! Alors,
postulat numéro 1 : il existe une identité de notre conscience, qui
est hors de ce monde.
— Ça part mal, pour ce qui est de l'approche
scientifique… Le fantasme du dualisme, depuis qu'il a quitté la
glande pinéale, on l'a cherché un peu partout, sans jamais le
trouver : aucune expérience ne laisse ne serait-ce qu'un commencement
de début de raison de penser que la conscience se loge ailleurs que
dans le cerveau, ou que les lois de la physique seraient différentes
dans celui-ci, ou qu'il existe une « âme », un ghost
in the machine.
— D'accord : je me suis mal exprimé. Il n'y a pas de fantôme
qui contrôle nos actions à travers notre cerveau, nous sommes d'accord
sur ce point. La thèse serait plutôt qu'il existe un fantôme qui
les observe, et qui observe ce monde à travers notre cerveau.
Une sorte d'aperception transcendentale qui relie notre expérience du
monde.
— Alors ce n'est pas un concept détectable ni vérifiable, et
c'est à peine s'il est définissable. Quel intérêt ?
— L'intérêt est de se demander pourquoi le monde est tel
qu'il est. Le fantôme n'est pas plus détectable que ne l'est le
lecteur d'un roman pour un personnage de ce dernier, mais il peut
pourtant faire des déductions à son sujet : si je suis un héros de
roman policier, je peux en déduire que mon lecteur aime probablement
les romans policiers.
— On doit pouvoir en déduire que ton lecteur aime la
philosophie absconse ! Ou plutôt, vu l'éclectisme de notre Univers,
qu'il aime tout et n'importe quoi, et si possible changer de sujet
sans raison, peut-être des fragments de littérature gratuite et
inutile. Toujours est-il que ce fantôme devrait passer au filtre du
rasoir d'Ockham : si nous ressentons une unité de la conscience, c'est
parce que le cerveau a besoin de cette illusion pour maintenir
l'intégrité de nos perceptions ou la cohérence de nos raisonnements,
ou, probablement, l'intériorisation de la préservation de soi, toutes
choses favorisées par l'évolution naturelle d'un être intelligent.
Pas besoin de faire intervenir le surnaturel.
— C'est une raison interne parfaitement valable, et nul doute
qu'elle soit vraie : le cerveau a été sélectionné pour être
conscient, parce que c'est soit une conséquence inévitable de la
représentation de soi, soit le moyen le plus simple pour l'atteindre.
Mais le fantôme que j'évoque ne pouvait percevoir le monde à travers
lui qu'à cette condition. Son rôle n'est pas d'expliquer pourquoi
nous sommes conscients mais de qui nous sommes conscients :
pourquoi le monde est tel qu'il est, pourquoi je suis qui je
suis. De tous les mondes possibles, mathématiquement possibles,
réalisant les contraintes des lois de la physique ou peut-être
d'autres lois de la physique, pourquoi est-ce celui-ci que nous
appelons « réalité » ? Et pourquoi ici
et maintenant ce que nous appelons le présent ?
— Je ne suis pas sûr que la question ait un sens. Dans la
mesure où elle en a un, je ne suis pas sûr qu'elle mérite une réponse,
et même si elle en mérite une, je ne suis pas sûr qu'elle
en admette une. Et même si elle a un sens, mérite et admet
une réponse, je ne suis pas sûr que la réponse aille plus profondément
ou soit plus intéressante que : L'Univers est tel qu'il est, et
c'est tout.
À la rigueur, qu'on explique que l'Univers ne
pourrait pas être trop différent, sans quoi nous ne serions pas là
pour nous poser la question…
— Voilà ! c'est exactement ça. Il fallait
un Univers où existassent des êtres conscients pour que nos fantômes
pussent l'observer.
— Tu pousses plus loin que je ne l'ai dit, et quand bien même
j'admets tout cela, tu n'expliques toujours rien. Ces fantômes
eux-mêmes, on va se demander où ils vivent, ou pourquoi ou comment ils
sont conscients…
— C'est justement là que j'en viens à un nouveau postulat.
Le monde que nous observons, que j'ai comparé à un livre, mais qui
devrait plutôt être comparé à un programme dans un ordinateur (un
programme sans interaction, qui suit ses propres règles et où le
programmeur ne fait qu'observer ce qui se passe), est une expérience
menée depuis un monde supérieur. Nous sommes le résultat de cette
expérience : notre existence ou notre conscience en est le but, et
nous sommes à la fois les fantômes qui observons ce monde, et ce
qu'ils en voient.
— Ouhlà ! Très beau délire pour donner la réponse à la vie,
l'Univers, et tout le reste.
— Bon, tu me demandes de t'expliquer, je le fais. Tu veux
que je continue, oui ou non ?
— Pardon. C'est amusant, continue. Mais j'ai du mal à
imaginer qu'on puisse croire à quelque chose comme ça. L'Univers, une
sorte expérience de pensée de fantômes qui vivent dans un monde
supérieur ? Et puis quoi encore ? Je suppose qu'ils ont contrôlé
l'apparition de l'homme par intelligent
design ?
— Excuse-moi si je vais paraître direct, mais il y a des
millions de gens qui croient que le créateur de l'Univers se fait
manger par ses adorateurs sous l'apparence de petits morceaux de pain
circulaire : à moins de penser que c'est leur nombre qui leur donne
raison, je ne vois pas ce qu'il y a de ridicule à croire quelque chose
de métaphysiquement plus vague, et qui ne postule même pas l'existence
d'un Dieu. Non, les fantômes dont je parle ne contrôlent pas
l'évolution : ce serait plutôt qu'ils auraient cherché, à travers les
milliards de planètes dans un nombre incalculable d'Univers possibles,
celles qui leur convenaient. Il y a tout de même peut-être quelque
chose dans l'idée que Dieu a créé l'homme à Son image, mais ce serait
plutôt qu'il a choisi ou préféré celui qui Lui ressemble.
— Tu as prononcé le mot D***, je devrais dire que tu as
perdu. Mais continue : tout ceci ne fait-il que remonter le problème
d'un niveau ? D'ailleurs, si nous sommes ces fantômes-dieux, pourquoi
ne sommes-nous pas parfaitement conscients de tout cela ?
— Le problème est bien le même un niveau plus haut, c'est
là toute la beauté de la chose. Nous vivons dans le monde de
niveau zéro. Les fantômes qui nous observent et que nous sommes
vivent dans le monde de niveau un. Mais ce monde-là lui-même est
observé par des fantômes qui vivent dans le monde de niveau
deux… et ainsi de suite.
— …Ou comment repousser à l'infini la solution des
problèmes qu'on ne sait pas résoudre. À quoi ils ressemblent, ces
mondes empilés ?
— Ils ne ressemblent à rien. Ou plutôt, le monde de niveau
un nous est déjà incompréhensible parce qu'il est formé, justement,
d'une sorte de collection ou un enchaînement de mondes de niveau zéro.
Toute notre existence ici n'est qu'un minuscule fragment de notre
existence dans le monde d'au-dessus, qui lui-même, et ainsi de suite.
Voilà pourquoi nous ne sommes pas directement conscients des mondes
d'au-dessus.
— Je suis scié par un tel niveau de mysticisme… Je
suppose que tout ceci implique une croyance en une forme de
métempsycose ?
— C'est une description possible, mais il faudrait plutôt la
présenter comme une infinités de réveils successifs vers des mondes de
plus en plus riches et complexes.
— Des paradis emboîtés, donc ? Avec des jardins délicieux,
du nectar et de l'ambroisie ?
— De nouveau, tu te moques. Mais tu sais très bien que ce
n'est pas ça l'idée. Le niveau zéro est caractérisé par
la thèse de Church-Turing.
— La… thèse de Church-Turing ? Tu as trouvé une
interprétation religieuse de la thèse de Church-Turing ?
Dis-moi que c'est une blague !
— La thèse de Church-Turing exprime l'idée (qu'il est
peut-être abusif d'attribuer sous cette forme à Alonzo Church ou Alan
Turing) que tout calcul qui, dans cet Univers, peut être mené par un
moyen physique quelconque, est réalisable par une certaine abstraction
mathématique des calculs mécaniques et codifiée sous la forme de
machine de Turing, ou de lambda-calcul.
— Je sais bien. Quel rapport avec la philosophie mystique
dont on parlait ?
— Tout : la première chose qu'une machine de Turing (donc un
ordinateur de cet Univers physique) ne peut pas faire, c'est décider
du résultat du calcul d'une autre machine de Turing si celui-ci est
continué jusqu'à l'infini, à commencer par savoir si le calcul va
terminer, ce qu'on appelle le problème de l'arrêt. Le niveau un des
Univers transcende le niveau zéro exactement de la façon dont le
problème de l'arrêt transcende les machines de Turing : dans le monde
de niveau un, il est possible de connaître le résultat d'un calcul
infini dans un Univers tel que celui-ci, et cela est
possible justement en le menant puisque le monde de niveau un
est formé de mondes de niveau zéro. L'opération mathématique en
question porte le nom de saut de Turing.
— J'ai peur de deviner ce qui va suivre… L'infinité de
mondes dont tu parlais ne s'arrête pas là ?
— Précisément. Le saut de Turing peut être transfiniment
itéré. Le monde de niveau omega serait constitué de l'emboîtement de
tous les mondes de niveau 0, 1, 2, 3 et ainsi de suite, et il est,
techniquement, le monde dans lequel tout problème arithmétique devient
immédiatement décidable, mais la chaîne ne s'arrête pas là. Il existe
un monde omega plus un, puis omega plus deux, et après tout ceux-là un
omega fois deux, puis omega fois deux plus un… Après omega,
omega fois deux, omega fois trois et ainsi de suite vient omega
carré…
— Quousque tandem ?
— Au moins jusqu'à l'ordinal de Church-Kleene, qui permet de
décider toutes les questions hyperarithmétiques ; il s'agirait du
niveau à partir duquel on ne peut même plus décrire ou représenter la
numérotation des niveaux dans cet Univers-ci. Mais il n'y a pas de
raison de ne pas aller beaucoup plus loin : mathématiquement, on sait
que le saut de Turing se prolonge au moins jusqu'à l'ordinal de
l'analyse ramifiée, qui représente le monde auquel on obtient une
réponse à toute question d'analyse classique, et même jusqu'au plus
petit ordinal indénombrable dans l'univers constructible. Bon, j'ai
gagné mon pari, à ce stade-là ?
— Haut la main.
Finalement, j'aime bien ce mode d'écriture sous forme de dialogues
pour présenter des idées que je trouve amusantes ou provocatrices
(dialogue sur deux systèmes du monde ? à vous de décider qui est
Simplicio et qui est Salviati). Et puis j'aime bien
l'eschatologie. Quant au pari dont
il est question, on peut imaginer qu'il s'agisse d'inventer une
religion qui repose sur la science au lieu d'avoir du mal à ne pas la
contredire (même si sur ce
sujet-là j'en ai déjà dit
assez).
Si vous voulez en savoir plus sur la partie mathématique (qui n'a
rien de pipo, elle),
j'avais gribouillé
quelques explications sur la calculabilité supérieure il y a
quelque temps, et il y a l'excellent livre de Peter
Hinman, Recursion-Theoretic
Hierarchies (mais pour la description précise de
l'itération transfinie maximale du saut de Turing, il faut aller voir
dans des articles de recherche assez pointus, notamment les suivants :
George Boolos & Hilary Putnam, “Degrees of Unsolvability of
Constructible Sets of Integers”, J. Symbolic
Logic 33 (1968), 497–513 ; Carl G. Josckusch
Jr. & Stephen G. Simpson, “A Degree-Theoretic Definition of
the Ramified Analytical
Hierarchy”, Ann. Math. Logic 10 (1975),
1–32 ; Harold T. Hodes, “Jumping through the Transfinite:
the Master Code Hierarchy of Turing Degrees”, J. Symbolic
Logic 45 (1980), 204–220).