Parmi les différents sous-systèmes du fonctionnement du cerveau
humain (j'avais parlé ici de la
mémoire), le sens de l'orientation est un de ceux qui m'intéresse
le plus. J'ai longtemps été persuadé que le mien était épouvantable,
sans doute parce qu'en fait je ne m'intéressais pas trop à mon
environnement ni à la géographie et que je me laissais mener sans
chercher à savoir où ni comment : en fait, il semble qu'il soit tout à
fait correct, au moins en comparaison à celui du poussinet, mais le
poussinet peut faire valoir la même excuse puisque c'est souvent moi
qui donne les directions (qu'on circule à pied ou en véhicule à
moteur). J'ai compris que je pouvais avoir un sens de l'orientation
en déménageant à Paris et en commençant à m'y promener seul (à pied et
en métro), ce qui m'a obligé à me créer une représentation mentale de
Paris ; puis je l'ai fait pour d'autres villes (Londres, Lyon,
Bordeaux ; mais aussi Toronto, ce qui n'est pas bien difficile).
Quand je me suis mis à circuler en voiture (pas du tout pendant que je
préparais le permis, mais juste après, j'en
ai parlé ici), j'ai commencé à me
faire une représentation mentale de la région Île-de-France ; et en
circulant à moto (sans GPS :
voir ce bout
de cette entrée) j'ai vraiment
cherché à l'utiliser. Mais un autre exercice intéressant pour le sens
de l'orientation, et peut-être chronologiquement le premier en ce qui
me concerne, c'est les jeux sur ordinateur et autres mondes virtuels :
je n'ai jamais été grand fan de jeux vidéo, mais les quelques uns qui
me branchaient étaient ceux où j'avais l'impression d'avoir un monde à
explorer, avec une géographie bien cohérente, notamment les jeux de la
série Ultima
(surtout les VI, VII, Underworld et Underworld II, qui vont fournir de
bons exemples de ce que j'appelle ci-dessous le mode carte
et
le mode vue
) : avant de me créer une représentation mentale
d'un endroit réel quelconque (sauf mon environnement vraiment
immédiat), c'est celle de lieux virtuels que j'ai cartographiée en
premier. Quand j'ai écrit
ce petit jeu de
labyrinthe, il s'agissait aussi en partie d'une expérience de sens
de l'orientation.
La représentation mentale fournie par le sens de l'orientation a,
je dirais, grosso modo trois fonctions :
- permettre de se figurer où on se trouve,
- permettre de savoir dans quelle direction on regarde,
- permettre d'en déduire vers où aller pour rejoindre la
destination qu'on veut atteindre.
Le second est sans doute le plus délicat. J'ai mis longtemps à
comprendre l'utilité d'une boussole (à quoi cela peut-il servir de
savoir où on regarde si on ne sait pas où on est ?), mais en fait,
l'information qu'on perd le plus rapidement est bien celle de la
direction et pas de la position. (C'est d'ailleurs peut-être pour ça
qu'on parle de sens de l'orientation et pas de sens de
l'emplacement.) En ville, il est nettement plus facile de se
retrouver quand les rues sont bien droites que quand elles tournent
subtilement ou font des angles pas tout à fait droits (cf. l'exemple
que je donne plus bas à propos des deux chemins pour aller de
l'ENS à chez moi). En rase campagne, je m'oriente
nettement mieux quand le soleil me donne, au moins approximativement,
un sens des points cardinaux. Et je peste sans cesse contre ces plans
de quartier qui vous disent vous êtes ici
mais pas et vous
regardez dans cette direction
. Ou contre ces smartphones qui sont
foutus d'avoir une position hyper précise par GPS mais
dont il faut sans arrêt « calibrer » la boussole si on veut qu'elle ne
pointe pas parfois carrément à l'opposé de la direction qu'elle
devrait indiquer[#]. Ou contre
ces indications routières qui vous disent que cette route vous mènera
à Saint-Machin-des-Bidules ou à Petit-Truc-lès-Chose sans vous donner
le moindre sens du nord et du sud.
[#] Je suis d'ailleurs
assez perplexe quant à ce en quoi consiste exactement cette opération
de calibration
. Si la boussole est essentiellement un
magnétomètre, elle devrait donner l'orientation sans avoir besoin de
calibration (au moins par rapport au nord magnétique, mais
l'inclinaison du nord magnétique peut être mémorisée sur d'assez
longues périodes, elle n'explique pas qu'on ait besoin de recalibrer
si souvent, ni pourquoi faire des sortes de 8 aiderait à connaître
l'orientation du nord magnétique). Certains de mes téléphones passés
pouvaient indiquer une direction complètement aléatoire (parfois
jusqu'à 180°, donc) par rapport à celle dans laquelle je regardais, et
devenaient donc complètement inutiles.
J'ai déjà fait la remarque, et
je la réitère, que cela aiderait énormément beaucoup de gens de
prévoir, surtout dans les endroits un peu labyrinthiques (centres
commerciaux, par exemple) un repère visuel permettant de garder, ne
serait-ce que subliminalement, le fil de la direction à mesure qu'on
tourne : comme un motif sur le sol n'admettant aucune symétrie de
rotation, ou des petits signes discrets pointant toujours dans la même
direction à chaque panneau routier.
Et je pense que cela contribue énormément
à l'aspect labyrinthique et troublant
du plan hyperbolique qu'il n'y ait pas de boussole globale
possible, parce que si on fait une boucle en croyant pointer toujours
dans la même direction, on va sans doute avoir changé de direction en
revenant au point de départ (c'est le concept
d'holonomie).
Une amie avec qui je discutais du fonctionnement du sens de
l'orientation m'a suggéré, et je suis d'accord avec cette analyse,
qu'il a deux principaux modes de fonctionnement, ou deux sous-unités :
appelons-les le mode carte
et le mode vue
, qu'on peut
comparer à Google Maps et Google Street View. La représentation
mentale construite par le mode carte est semblable, justement, à une
carte. Une carte simplifiée et approximative, bien entendu, mais
néanmoins quelque chose du genre. Généralement, on aura tendance à
rectifier mentalement les axes pas tout à fait rectilignes et à
transformer en angles droits les angles pas tout à fait droits, ce qui
peut causer des erreurs subtiles : ma représentation mentale de
Londres, par exemple, ressemble beaucoup à la célèbre carte
schématique de l'Underground, qui est topologiquement correcte mais
dont le rapport avec la géographie métrique réelle est un peu
distante ; néanmoins, c'est ça que j'ai en tête quand je marche à
Londres, je vois vaguement où je suis sur ce schéma, j'essaie de
garder une direction, et j'ajuste en fonction de ce sur quoi je tombe.
Le mode carte sert surtout pour les endroits dont on n'est pas trop
familier : le mode vue, lui, sert pour les endroits déjà connus : on
reconnaît les endroits par lesquels on est déjà passé (mais peut-être
seulement dans un seul sens) et on sait que si on suit tel chemin on
aboutira à tel endroit tout simplement parce qu'on l'a déjà fait et
mémorisé.
Quand j'ai passé le permis (qu'il s'agisse de la voiture ou de la
moto), j'étais évidemment appliqué uniquement à obéir aux consignes de
l'inspecteur et à suivre le Code de la Route, je ne faisais aucun
effort pour savoir où j'étais, et je n'en avais guère d'idée ;
pourtant, quand je suis rentré, j'ai été facilement capable de
retrouver le chemin
(ici
pour le permis B
et ici
pour le A2) en reregardant les endroits sur Google Street View.
Quand j'ai organisé une balade à moto en groupe il y a dix jours
(cf. ici), comme je ne voulais pas
mener ceux qui me suivraient dans une fausse direction, j'ai révisé
plusieurs fois l'itinéraire sur Google Maps et Google Street View, ce
qui était un peu long parce qu'il y en avait pour environ 170km, mais
ensuite, sur le terrain, je n'ai jamais eu d'hésitation sur la
direction à prendre, et je pensais plutôt en mode vue qu'en mode
carte.
Ces deux modes sont complémentaires mais ne communiquement pas
forcément si bien entre eux. Je disais que mon sens de l'orientation
n'était pas trop mauvais : ceci vaut à la fois pour le mode carte
(dans un endroit que je ne connais pas bien, tant que j'arrive à ne
pas perdre le nord, je vais pouvoir naviguer au moins grossièrement
sur la base d'une représentation mentale simplifiée) et pour le mode
vue (il ne me faut pas beaucoup de passages pour retenir que j'ai été
à tel endroit et ce que j'y ai fait). Mais la communication entre les
deux modes, disais-je, peut être imparfaite : si je dois marcher de
chez moi à Saint-Michel, par exemple, je sais parfaitement bien par où
passer (en « mode vue »), je sais ce que je fais sur un plan de Paris,
mais si on m'arrête au milieu des Gobelins et qu'on me demande où est
le nord, je pense que j'aurai un peu d'hésitation pour répondre. Je
me rappelle aussi m'être fait la réflexion suivante : pour aller de
l'ENS à chez moi, j'avais deux principales options à
partir du croisement endre les rues Claude Bernard et Berthollet :
soit je suis la rue Claude Bernard et ensuite en gros « c'est tout
droit » (rue Claude Bernard, avenue des Gobelins, rue Bobillot, et
j'arrive place Verlaine), soit je tourne à droite en gros à angle
droit, c'est aussi en gros « tout droit » (rue Berthollet, rue de la
Glacière, rue Corvisart, escaliers de Corvisart, et j'arrive rue
Simonet) ! Comment peut-on arriver au même endroit en prenant deux
directions faisant quasiment un angle droit et en allant ensuite
« tout droit » ‽ J'ai eu du mal à résoudre ce mystère sans regarder
une carte (la réponse est, bien sûr, que les rues s'incurvent, ou que
les intersections ne se font pas à angle droit, si bien que les deux
chemins tournent finalement vers le même but).
L'autre remarque que je trouve à faire, c'est que, bien que ce soit
vaguement contre-intuitif, il semble qu'il y ait peu de rapport entre
le sens de l'orientation et le sens tridimensionnel. Ma capacité à
« voir dans l'espace » est épouvantablement mauvaise : si on me
demande, par exemple, s'il est possible de trouver une section plane
d'un cube qui soit un hexagone, je connais la réponse ou je sais la
retrouver pour des raisons mathématiques abstraites, mais je n'y
« vois » rien du tout ; et pourtant, ça ne m'empêche pas de naviguer à
peu près correctement comme je l'ai dit ci-dessus. Je suppose que
c'est parce qu'on vit dans un monde généralement plutôt 2D que 3D (les
villes ont rarement des rues construites dans des plans vraiment
différents), mais il serait intéressant de faire des expériences avec
des mondes virtuels pour voir comment des labyrinthes utilisant de
plus en plus la troisième dimension évoluent en difficulté selon les
personnes. Rien qu'avec la descente du parking de mon immeuble, j'ai
du mal : celle-ci fait simplement un quart de cercle, et pourtant j'ai
les plus grandes difficultés à me figurer mentalement le parking tel
qu'il se situe en-dessous du rez-de-chaussée.