David Madore's WebLog: Quelques formes du sens de l'orientation

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(mercredi)

Quelques formes du sens de l'orientation

Parmi les différents sous-systèmes du fonctionnement du cerveau humain (j'avais parlé ici de la mémoire), le sens de l'orientation est un de ceux qui m'intéresse le plus. J'ai longtemps été persuadé que le mien était épouvantable, sans doute parce qu'en fait je ne m'intéressais pas trop à mon environnement ni à la géographie et que je me laissais mener sans chercher à savoir où ni comment : en fait, il semble qu'il soit tout à fait correct, au moins en comparaison à celui du poussinet, mais le poussinet peut faire valoir la même excuse puisque c'est souvent moi qui donne les directions (qu'on circule à pied ou en véhicule à moteur). J'ai compris que je pouvais avoir un sens de l'orientation en déménageant à Paris et en commençant à m'y promener seul (à pied et en métro), ce qui m'a obligé à me créer une représentation mentale de Paris ; puis je l'ai fait pour d'autres villes (Londres, Lyon, Bordeaux ; mais aussi Toronto, ce qui n'est pas bien difficile). Quand je me suis mis à circuler en voiture (pas du tout pendant que je préparais le permis, mais juste après, j'en ai parlé ici), j'ai commencé à me faire une représentation mentale de la région Île-de-France ; et en circulant à moto (sans GPS : voir ce bout de cette entrée) j'ai vraiment cherché à l'utiliser. Mais un autre exercice intéressant pour le sens de l'orientation, et peut-être chronologiquement le premier en ce qui me concerne, c'est les jeux sur ordinateur et autres mondes virtuels : je n'ai jamais été grand fan de jeux vidéo, mais les quelques uns qui me branchaient étaient ceux où j'avais l'impression d'avoir un monde à explorer, avec une géographie bien cohérente, notamment les jeux de la série Ultima (surtout les VI, VII, Underworld et Underworld II, qui vont fournir de bons exemples de ce que j'appelle ci-dessous le mode carte et le mode vue) : avant de me créer une représentation mentale d'un endroit réel quelconque (sauf mon environnement vraiment immédiat), c'est celle de lieux virtuels que j'ai cartographiée en premier. Quand j'ai écrit ce petit jeu de labyrinthe, il s'agissait aussi en partie d'une expérience de sens de l'orientation.

La représentation mentale fournie par le sens de l'orientation a, je dirais, grosso modo trois fonctions :

  • permettre de se figurer on se trouve,
  • permettre de savoir dans quelle direction on regarde,
  • permettre d'en déduire vers où aller pour rejoindre la destination qu'on veut atteindre.

Le second est sans doute le plus délicat. J'ai mis longtemps à comprendre l'utilité d'une boussole (à quoi cela peut-il servir de savoir où on regarde si on ne sait pas où on est ?), mais en fait, l'information qu'on perd le plus rapidement est bien celle de la direction et pas de la position. (C'est d'ailleurs peut-être pour ça qu'on parle de sens de l'orientation et pas de sens de l'emplacement.) En ville, il est nettement plus facile de se retrouver quand les rues sont bien droites que quand elles tournent subtilement ou font des angles pas tout à fait droits (cf. l'exemple que je donne plus bas à propos des deux chemins pour aller de l'ENS à chez moi). En rase campagne, je m'oriente nettement mieux quand le soleil me donne, au moins approximativement, un sens des points cardinaux. Et je peste sans cesse contre ces plans de quartier qui vous disent vous êtes ici mais pas et vous regardez dans cette direction. Ou contre ces smartphones qui sont foutus d'avoir une position hyper précise par GPS mais dont il faut sans arrêt « calibrer » la boussole si on veut qu'elle ne pointe pas parfois carrément à l'opposé de la direction qu'elle devrait indiquer[#]. Ou contre ces indications routières qui vous disent que cette route vous mènera à Saint-Machin-des-Bidules ou à Petit-Truc-lès-Chose sans vous donner le moindre sens du nord et du sud.

[#] Je suis d'ailleurs assez perplexe quant à ce en quoi consiste exactement cette opération de calibration. Si la boussole est essentiellement un magnétomètre, elle devrait donner l'orientation sans avoir besoin de calibration (au moins par rapport au nord magnétique, mais l'inclinaison du nord magnétique peut être mémorisée sur d'assez longues périodes, elle n'explique pas qu'on ait besoin de recalibrer si souvent, ni pourquoi faire des sortes de 8 aiderait à connaître l'orientation du nord magnétique). Certains de mes téléphones passés pouvaient indiquer une direction complètement aléatoire (parfois jusqu'à 180°, donc) par rapport à celle dans laquelle je regardais, et devenaient donc complètement inutiles.

J'ai déjà fait la remarque, et je la réitère, que cela aiderait énormément beaucoup de gens de prévoir, surtout dans les endroits un peu labyrinthiques (centres commerciaux, par exemple) un repère visuel permettant de garder, ne serait-ce que subliminalement, le fil de la direction à mesure qu'on tourne : comme un motif sur le sol n'admettant aucune symétrie de rotation, ou des petits signes discrets pointant toujours dans la même direction à chaque panneau routier.

Et je pense que cela contribue énormément à l'aspect labyrinthique et troublant du plan hyperbolique qu'il n'y ait pas de boussole globale possible, parce que si on fait une boucle en croyant pointer toujours dans la même direction, on va sans doute avoir changé de direction en revenant au point de départ (c'est le concept d'holonomie).

Une amie avec qui je discutais du fonctionnement du sens de l'orientation m'a suggéré, et je suis d'accord avec cette analyse, qu'il a deux principaux modes de fonctionnement, ou deux sous-unités : appelons-les le mode carte et le mode vue, qu'on peut comparer à Google Maps et Google Street View. La représentation mentale construite par le mode carte est semblable, justement, à une carte. Une carte simplifiée et approximative, bien entendu, mais néanmoins quelque chose du genre. Généralement, on aura tendance à rectifier mentalement les axes pas tout à fait rectilignes et à transformer en angles droits les angles pas tout à fait droits, ce qui peut causer des erreurs subtiles : ma représentation mentale de Londres, par exemple, ressemble beaucoup à la célèbre carte schématique de l'Underground, qui est topologiquement correcte mais dont le rapport avec la géographie métrique réelle est un peu distante ; néanmoins, c'est ça que j'ai en tête quand je marche à Londres, je vois vaguement où je suis sur ce schéma, j'essaie de garder une direction, et j'ajuste en fonction de ce sur quoi je tombe. Le mode carte sert surtout pour les endroits dont on n'est pas trop familier : le mode vue, lui, sert pour les endroits déjà connus : on reconnaît les endroits par lesquels on est déjà passé (mais peut-être seulement dans un seul sens) et on sait que si on suit tel chemin on aboutira à tel endroit tout simplement parce qu'on l'a déjà fait et mémorisé.

Quand j'ai passé le permis (qu'il s'agisse de la voiture ou de la moto), j'étais évidemment appliqué uniquement à obéir aux consignes de l'inspecteur et à suivre le Code de la Route, je ne faisais aucun effort pour savoir où j'étais, et je n'en avais guère d'idée ; pourtant, quand je suis rentré, j'ai été facilement capable de retrouver le chemin (ici pour le permis B et ici pour le A2) en reregardant les endroits sur Google Street View. Quand j'ai organisé une balade à moto en groupe il y a dix jours (cf. ici), comme je ne voulais pas mener ceux qui me suivraient dans une fausse direction, j'ai révisé plusieurs fois l'itinéraire sur Google Maps et Google Street View, ce qui était un peu long parce qu'il y en avait pour environ 170km, mais ensuite, sur le terrain, je n'ai jamais eu d'hésitation sur la direction à prendre, et je pensais plutôt en mode vue qu'en mode carte.

Ces deux modes sont complémentaires mais ne communiquement pas forcément si bien entre eux. Je disais que mon sens de l'orientation n'était pas trop mauvais : ceci vaut à la fois pour le mode carte (dans un endroit que je ne connais pas bien, tant que j'arrive à ne pas perdre le nord, je vais pouvoir naviguer au moins grossièrement sur la base d'une représentation mentale simplifiée) et pour le mode vue (il ne me faut pas beaucoup de passages pour retenir que j'ai été à tel endroit et ce que j'y ai fait). Mais la communication entre les deux modes, disais-je, peut être imparfaite : si je dois marcher de chez moi à Saint-Michel, par exemple, je sais parfaitement bien par où passer (en « mode vue »), je sais ce que je fais sur un plan de Paris, mais si on m'arrête au milieu des Gobelins et qu'on me demande où est le nord, je pense que j'aurai un peu d'hésitation pour répondre. Je me rappelle aussi m'être fait la réflexion suivante : pour aller de l'ENS à chez moi, j'avais deux principales options à partir du croisement endre les rues Claude Bernard et Berthollet : soit je suis la rue Claude Bernard et ensuite en gros « c'est tout droit » (rue Claude Bernard, avenue des Gobelins, rue Bobillot, et j'arrive place Verlaine), soit je tourne à droite en gros à angle droit, c'est aussi en gros « tout droit » (rue Berthollet, rue de la Glacière, rue Corvisart, escaliers de Corvisart, et j'arrive rue Simonet) ! Comment peut-on arriver au même endroit en prenant deux directions faisant quasiment un angle droit et en allant ensuite « tout droit » ‽ J'ai eu du mal à résoudre ce mystère sans regarder une carte (la réponse est, bien sûr, que les rues s'incurvent, ou que les intersections ne se font pas à angle droit, si bien que les deux chemins tournent finalement vers le même but).

L'autre remarque que je trouve à faire, c'est que, bien que ce soit vaguement contre-intuitif, il semble qu'il y ait peu de rapport entre le sens de l'orientation et le sens tridimensionnel. Ma capacité à « voir dans l'espace » est épouvantablement mauvaise : si on me demande, par exemple, s'il est possible de trouver une section plane d'un cube qui soit un hexagone, je connais la réponse ou je sais la retrouver pour des raisons mathématiques abstraites, mais je n'y « vois » rien du tout ; et pourtant, ça ne m'empêche pas de naviguer à peu près correctement comme je l'ai dit ci-dessus. Je suppose que c'est parce qu'on vit dans un monde généralement plutôt 2D que 3D (les villes ont rarement des rues construites dans des plans vraiment différents), mais il serait intéressant de faire des expériences avec des mondes virtuels pour voir comment des labyrinthes utilisant de plus en plus la troisième dimension évoluent en difficulté selon les personnes. Rien qu'avec la descente du parking de mon immeuble, j'ai du mal : celle-ci fait simplement un quart de cercle, et pourtant j'ai les plus grandes difficultés à me figurer mentalement le parking tel qu'il se situe en-dessous du rez-de-chaussée.

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