Je parlais
récemment sur Twitter
de Gabrielle
Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, à qui on
doit le principe de la conservation de l'énergie, et en l'honneur de
qui je trouve que Paris pourrait bien faire l'effort de rebaptiser la
place du Châtelet en place Émilie du Châtelet (1706–1749)
.
Tout, évidemment, est compliqué dans cette histoire, et il est
difficile de dire des choses complètement correctes surtout en 280
caractères.
Je ne veux pas parler ici de l'histoire des sciences, même si c'est
évidemment passionnant, et il y aurait beaucoup à en dire. De ce que
je comprends, il y avait une controverse sur la nature de la force
vive d'un corps en mouvement : m·v (ce qu'on
appelle de nos jours la quantité de mouvement
) ou
bien m·v² (ce que, quitte à ajouter un facteur ½
sans grande importance, on appelle maintenant l'énergie
cinétique
) ? Le concept d'énergie cinétique (sous le nom
de force vive
, donc), le m·v², est dû à
Leibniz autour de 1680, et ce n'est que bien plus tard, avec Mayer et
Joule indépendamment, vers 1840, que la conservation de l'énergie sous
toutes ses formes y compris la chaleur a été posée comme une
base de la thermodynamique (quant au terme d'énergie
lui-même,
il est dû à Thomas Young en 1802) ; mais (toujours de ce que je
comprends) Émilie du Châtelet, en éclairant de façon définitive la
controverse entre m·v
et m·v² (en observant qu'une balle allant trois
fois plus vite avait un impact neuf fois plus important et pas juste
trois fois), a été la première, en 1740, à poser les bases d'une
quantité conservée dans le cadre mécanique, avec conversion de
l'énergie cinétique en énergie potentielle et vice versa. Comme
d'habitude, retracer l'histoire d'une idée est compliqué parce que
cette idée prend des formes variées à travers les esprits et les
époques, et parce que le progrès est souvent incrémental. (Et s'il
est intéressant de regarder mécaniquement l'histoire des fréquences
d'occurrence d'un terme
comme conservation
de l'énergie
sur Google Ngrams, cela nous apprend des choses
sur la popularité de l'expression mais pas sur la genèse du concept.)
On peut discuter de combien Émilie du Châtelet doit partager la
reconnaissance avec d'autres, mais elle est à tout le moins un des
géants sur les épaules desquels d'autres se sont tenus.
Mais la question, beaucoup plus anecdotique mais pas moins
passionnante, que je veux évoquer ici, est celle de comment on doit
appeler cette
dame. On
m'a signalé qu'on ne devrait pas (au moins selon une certaine
définition de on ne devrait pas
) l'appeler Émilie du
Châtelet
, parce que son nom est Émilie de Breteuil
(ou Émilie Le Tonnelier de Breteuil
), et son titre
est marquise du Châtelet
parce que son mari est (enfin, était)
le marquis du Châtelet, et qu'il ne faut pas mélanger les deux.
Si je comprends bien l'objection, appeler cette dame Émilie du
Châtelet
serait comme appeler Anne Hidalgo Anne de Paris
en
mélangeant son nom (Anne Hidalgo
) et son titre (maire de
Paris
). Je regrette que cette comparaison ne m'ait pas été faite
tout de suite, parce que ça m'aurait aidé à comprendre.
De même, on ne devrait pas parler de Germaine de Staël
mais
de Madame de Staël
ou la baronne de Staël-Holstein
, son
nom étant Germaine Necker
(fille de Jacques Necker, connu pour
avoir été ministre des finances de Louis XVI au début de la
Révolution). Et on ne devrait pas transformer la comtesse de
Ségur
en Sophie de Ségur
, son nom étant Sophie
Rostopchine
(enfin, Софья Фёдоровна Ростопчина
, une tout
autre question étant de savoir comment on rend ça en français).
Ni Madame de Maintenon
(la marquise de Maintenon
)
en Françoise de Maintenon
, son nom étant, au moins à sa
naissance, Françoise d'Aubigné
(descendante d'Agrippa
d'Aubigné, décidément tout le monde descend de quelqu'un dans ce
monde-là), et je laisse en suspens de savoir si son nom
devient Scarron
suite à son mariage avec Paul Scarron.
Ni Madame de Pompadour
(la marquise de Pompadour
)
en Jean-Antoinette de Pompadour
, son nom
étant Jean-Antoinette Poisson
. Et de fait, il se trouve que
quasiment personne n'écrit Sophie de Ségur
, Françoise de
Maintenon
ou Jean-Antoinette de Pompadour
;
mais Germaine de Staël
est assez couramment utilisé. Ces
exemples sont tous des femmes, parce que ça a de l'importance dans
l'argument.
Oui, mais… il y a bien des gens qui portent un titre de noblesse et
que l'on nomme d'après leur titre, sans que qui que ce soit objecte.
Par exemple, François-René de Chateaubriand, dont le titre
est vicomte de Chateaubriand
mais dont on ne voit pas quel nom
il pourrait avoir à part François-René de Chateaubriand
. Ou
pour donner d'autres exemples, Anne de Noailles, ou François de La
Rochefoucauld. Le propre mari de la dame qu'il ne faudrait pas
appeler Émilie du Châtelet était un certain Florent Claude du Châtelet
(marquis du Châtelet, donc), et leur fils est Louis Marie Florent du
Châtelet (marquis puis duc du Châtelet, donc). D'autres sont moins
clairs : Nicolas de Condorcet
? ou Nicolas Caritat de
Condorcet
? Nicolas Caritat, marquis de Condorcet
? De ce
que je comprends, la réponse est que pour les gens que je viens de
citer, leur titre fait aussi partie de leur nom. C'est là
que ça devient confus.
La tradition (patriarcale) dans de nombreux pays européens, jusque vers le XXe siècle, est que les gens portent le nom de leur père (il s'agit d'un nom patronymique, donc), nom qu'il a lui-même hérité de son propre père, et ainsi de suite. Les femmes mariées gardent leur nom de naissance (celui de leur père, donc) mais peuvent prendre pour nom d'usage le nom de leur mari, ou la juxtaposition des deux. Les titres de noblesse suivent généralement une règle de succession par séniorité agnatique (cf. ici), c'est-à-dire qu'il passe du père à son fils aîné, ou plus exactement au premier vivant dans l'ordre qui classe les fils, dans leur ordre de naissance, immédiatement après leur père (et ce, récursivement). La règle d'héritage des noms et des titres est donc assez semblable, mais avec la différence importante qu'un titre n'existe qu'en une seule copie et n'est donc porté que par une seule personne à un moment donné, si bien que tant que le mamamouchi de Foobar est vivant, ses fils ne sont pas encore mamamouchi de Foobar, et même quand il meurt, seul son fils aîné hérite du titre — que devient, donc, le fils cadet ?
Si une famille noble est suffisamment ancienne, en gros plus
ancienne que ne s'est fermement établie la tradition pour tout le
monde d'avoir un nom patronymique, ou si on descend suffisamment loin
dans la branche tenant le titre, il est probable qu'elle n'ait pas
d'autre nom (patronymique) que son titre. Si c'est le cas, le fils
aîné de Florimon mamamouchi de Foobar
s'appellera,
disons, Fulgence de Foobar
, avec le nom mais sans le titre, en
attendant d'être lui-même le mamamouchi de Foobar à la mort de
Florimon ; et le fils cadet restera, disons, Guibert de Foobar
,
lui aussi avec le nom mais sans le titre. À ce compte-là, tous
les de Foobar
sont des héritiers en puissance du titre
de mamamouchi de Foobar, mais il n'y a jamais qu'un seul mamamouchi de
Foobar (le chef de clan, pourrait-on dire). Le fils aîné, en
attendant d'hériter, peut parfois porter un titre de courtoisie
(c'est-à-dire, auquel il n'a pas vraiment droit mais qu'on utilise
néanmoins par courtoisie) : en France, si je comprends bien, ce genre
de titre est généralement obtenu
en déclinant
à un degré de nobilité inférieur celui du père, peut-être poobah de
Foobar
(en supposant que poobah
soit le titre en-dessous
de mamamouchi
, je ne suis pas très sûr), tandis
qu'en
Angleterre le fils utilisera un des titres de noblesse
subsidiaires du père si c'est possible. Certains de ces usages
peuvent se généraliser aux fils cadets, et par là s'étendre aux
branches cadettes. Ou peut-être que la branche cadette, ou une
famille pas noble à l'origine, récolte un titre différent (soit qu'il
soit nouvellement créé, soit que la famille d'origine se soit éteinte
en ligne agnatique). On peut alors avoir des noms comme Eurymédon
de Foobar, poobah de Bazqux
(ou, si la famille n'était pas
noble, Eurymédon Machintruc, poohbaz de Bazqux
), et cette fois,
le nom serait de Foobar
et le titre poobah de
Bazqux
. A contrario, quand le titre a été détenu de père
en fils suffisamment loin, il est probable qu'il (re)devienne partie
du nom.
Bref, la distinction entre titre et nom n'est pas si claire, et je doute qu'on puisse la rendre claire.
La question du nom est aussi épineuse pour les familles régnantes
qui n'ont même pas de titre (enfin, là aussi, l'usage diffère de pays
en pays : les rois de France n'avaient pas de titre de noblesse, les
rois d'Espagne en avaient plein, du genre duc de Bourgogne). Les
révolutionnaires ont renommé Louis XVI en Louis Capet
du surnom
de son ancêtre Hugues Capet, parce qu'il fallait bien lui inventer un
nom et qu'ils ne voulaient surtout pas le nommer de France
ou
même de Bourbon
(qui est le nom qu'utilise la branche espagnole
dont un descendant est actuellement sur le trône d'Espagne) ; des
branches cadettes de la maison royale capétienne se sont
appelées de Condé
(ou de Conti
), ou
encore d'Orléans
, là encore des titres (prince de Condé, duc
d'Orléans) qui sont devenus des noms. Ces questions sont idiotes,
mais comme le droit actuel demande que les gens aient un nom (et que
le droit français reconnaît encore les titres de noblesse — ce qui me
paraît d'ailleurs assez scandaleux, et surtout contraire au droit
constitutionnel ou européen quand les femmes sont exclues de la
succession), il faut bien décider ce qu'il est. Le prétendant
« orléaniste » actuel au trône de France s'appelle, si je comprends
bien, tout à fait légalement, Jean d'Orléans, comte de Paris
(même s'il n'est pas bien clair pourquoi c'est précisément ça son
nom), et je crois que son père a été impliqué dans un litige
concernant le droit de porter le nom, ou le titre, de France
.
La reine du Royaume-Uni a décidé que son nom était Windsor
et
que ses descendants en ligne agnatique non titrés, par
exemple la
fille du prince Edward, s'appelleraient Mountbatten-Windsor
(Mountbatten
étant le « nom » du prince Philippe pour une
certaine définition de nom
, puisque c'est une anglicisation du
titre de Battenberg qui lui vient de sa mère) ; mais on pourrait
penser qu'elle devrait s'appeler de Saxe-Cobourg et Gotha
ou de Wettin
, et son mari, euh, de Grèce et du
Danemark
? de
Schleswig-Holstein-Sonderburg-Glücksburg
? d'Oldenbourg
?
Ces gens ne sont pas foutus d'avoir un nom correct, quoi. Quant à
l'ex roi de Grèce, Constantin II (de la même famille que le prince
Philippe), il n'a pas la nationalité grecque, parce qu'on lui a dit
que pour ça il fallait qu'il se choisisse un nom, et il refuse : il
refuse de prendre le nom de Glücksburg
parce que ce n'est pas
un nom (comme on vient de le dire, cette affirmation est un peu
douteuse), et son passeport diplomatique danois est apparemment au nom
de Constantino de Grecia
(Constantin de Grèce
, mais je
n'ai pas compris pourquoi c'est en espagnol alors que c'est le nom
d'un Grec sur un passeport danois, enfin bon, vous voyez le niveau de
confusion).
Revenant à Émilie du Châtelet, je vois trois principaux arguments pour ne pas l'appeler comme ça :
1º, ce n'est pas elle qui s'appelle du Châtelet
, c'est son
mari. Ça c'est un argument si on propose de l'appeler Émilie le
Tonnelier de Breteuil
(encore que la partie de Breteuil
se
laisserait discuter puisque ça semble justement être un de ces
titres-devenus-noms), mais si on accepte de l'appeler Madame du
Châtelet
ou la marquise du Châtelet
, qui sont quand même
des appellations venant de son mari (fussent-elles des « titres » et
pas des « noms »), l'argument il ne faut pas l'appeler d'après son
mari
ne marche pas !
C'est certainement regrettable quand on parle de souligner
l'importance des femmes en science de n'utiliser que le nom du mari :
c'est par exemple une bonne idée de parler de Marie
Skłodowska-Curie
(voire Marie Skłodowska
) pour rappeler,
outre son origine polonaise, que Curie
n'est que le nom de son
mari (qui a eu moitié moins de prix Nobel) ; ou Yvonne
Choquet-Bruhat
(celle-ci, non seulement c'est une grande
mathématicienne, mais il se trouve qu'à la fois son père Georges
Bruhat et son mari Gustave Choquet, étaient aussi des
mathématiciens un physicien et un mathématicien
importants). Mais cela reste une pratique encore assez courante (la
chimiste Angela Merkel est plus connue sous le nom de son ex-mari que
comme Angela Kasner). Généralement parlant, en tout cas s'agissant de
personnes connues par leurs œuvres (livres, articles scientifiques,
œuvres d'art), le mieux est sans doute de se rapprocher autant que
possible du nom qu'elles ont utilisé pour les signer, s'il y en a un.
En l'occurrence, pour Madame du Châtelet, je ne comprends pas bien ce
qui est d'elle ou ce qui est de ses éditeurs, parfois il n'y a pas de
nom, parfois c'est Madame la Marquise du Châtelet
, mais au
moins le fait de l'appeler Émilie du
Châtelet
semble
plutôt ancien, et je ne crois pas comprendre qu'elle ait utilisé
son nom patronymique.
2º, c'est un titre et pas un nom. Oui, mais en fait c'est aussi
le nom de son mari, qui ne semble pas avoir eu d'autre nom
que ce titre, et la distinction entre nom et titre est difficile à
faire valoir de façon absolue quand les uns deviennent si facilement
des autres (et que de Breteuil
a l'air d'avoir été un titre de
son père).
Disons que soutenir à la fois que les femmes peuvent prendre un titre de celui de leur mari, et pas son nom, mais en même temps que chez les hommes, titres et noms se mélangent si facilement, je trouve que ça ressemble beaucoup à de la sophistique.
En tout état de cause, il me semble qu'il y a d'autres femmes qui
sont couramment désignées par un nom en tout point analogue
à Émilie du Châtelet
, et personne ne semble objecter : je pense
notamment à Ada Lovelace (dont le nom de naissance est Augusta Ada
Byron, encore une fille-de, puisqu'il s'agit de la fille de Lord
Byron, et qui est comtesse de Lovelace en tant qu'épouse de Lord
Lovelace) ou à Nadine de Rothschild, dont le nom à l'état-civil doit
être Nadine Nelly Jeannette Lhopitalier
, et qui est la veuve du
baron Edmond de Rothschild (ainsi que plusieurs autres baronnes de
Rothschild, même si ça ne marche pas pour Betty de Rothschild
puisque de Rothschild
est à la fois son nom patronymique et
celui de son mari).
3º, ce n'est pas l'usage. Mais en fait, c'est plutôt que ce n'était pas l'usage, mais ça l'est clairement devenu, et comme je l'ai montré plus haut, ça se trouve bien avant.
Bref, je ne suis pas du tout convaincu qu'il y ait un quelconque
problème à l'appeler Émilie du Châtelet
.
Mais en s'éloignant de la question assez byzantine de comprendre les règles protocolaires d'appellation des personnes titrées, il est peut-être pertinent de se demander ce qu'est le nom d'une personne et à quoi il sert. En fait, il sert à plusieurs choses, certes apparentées mais néanmoins distinctes (s'adresser à la personne, par oral ou par écrit et dans différents rapports à elle, signer un document par la personne, désigner la personne dans un contexte formel ou légal, voire religieux s'il s'agit d'un (pré)nom de baptême, parler de la personne dans un contexte académique ou informel), et il n'y a pas forcément de raison que le même nom serve dans chaque contexte.
Les pharaons égyptiens avaient
environ cinq
noms différents, chacun de ces noms ayant lui-même un nom (nom
d'Horus
, nom des Deux Maîtresses
, nom d'Horus
d'Or
, nom de couronnement
, et nom de fils du soleil
— c'est vraiment le summum du chic quand vos noms eux-mêmes ont
des noms[#]), pas comme ces
foutues familles régnantes européennes qui ne sont même pas foutu
d'avoir un vrai nom. Je suppose que ces noms avaient des usages
variés, pas juste celui de remplir l'obélisque qui est maintenant au
centre de la place de la Concorde à Paris avec les noms de Ramsès II.
Sans aller jusque là, il y a plein de raisons d'appeler la même
personne de différentes manières selon les raisons pour lesquelles et
le contexte dans lequel on l'appelle : surnom, pseudonyme, nom de
plume ne sont que les plus évidents. Le frère de mon père, dont je
suis absolument certain qu'il n'a jamais été pharaon,
s'appelle James Garfield Madore
pour les autorités canadiennes,
mais tout le monde l'a toujours appelé Michael
, et la légende
familiale prétend que ce n'est qu'en remplissant je ne sais quel
formulaire qu'il a appris son « vrai » nom. Mais, n'en déplaise aux
cabalistes du dimanche, euh, du samedi, le concept de vrai nom est un
concept assez évanescent. Même le nom officiel (légal,
bureaucratique) n'est pas parfaitement bien défini : j'ai un collègue
qui n'a pas exactement le même nom sur son livret de famille et sur sa
carte d'identité, et il est fréquent d'avoir des noms légèrement
différents pour les autorités de différents pays, surtout s'il y a eu
des transcriptions dans l'histoire.
[#] Ça fait un peu penser à un célèbre passage de Through the Looking-Glass où le cavalier blanc chante une chanson dont le nom s'appelle Haddocks' Eyes mais dont le nom est The Aged Aged Man tandis que la chanson elle-même s'appelle Ways And Means mais elle est A-sitting On A Gate. Quoi qu'il en soit, je ne sais pas quelle était la situation des gens de l'Égypte ancienne qui n'avaient pas la chance d'être pharaons (mais peut-être quand même hauts placés) : combien de noms avaient-ils et leurs noms ont-ils eux-mêmes des noms ?
Pour une personne décédée depuis bien longtemps, le nom
« officiel » n'est de toute façon pas très pertinent. Peut-être qu'à
l'époque d'Émilie du Châtelet il aurait été choquant de
l'appeler Émilie du Châtelet
, mais nous ne sommes plus à cette
époque, justement. Nous n'appelons plus
Ramsès II 𓍹𓇋𓏠𓈖𓈘𓇳𓏤𓄟𓋴𓇓𓍺
,
fût-ce transcrit mr-ı͗mn-rꜥ-ms-sw
(son nom de fils du soleil),
sauf peut-être si on est égyptologue, mais Ramsès II
;
ni 𓍹𓇳𓄊𓁦𓇳𓍉𓈖𓍺
,
fût-ce wsr-mꜣꜥt-rꜥ-stp-n-rꜥ
(son nom de couronnement), mais
éventuellement Ozymandias
(encore qu'à part Shelley il n'y a
pas grand-monde qui l'appelle comme ça). Un célèbre dictateur romain
est appelé Jules César
en français, ce qui peut malheureusement
laisser penser que son prénom était Jules
, et pas Gaius
Iulius Cæsar
, et un de ses successeurs, portant le même nom
« officiel » (avec peut-être des variantes et additions telles
que Augustus Germanicus
) est de nos jours
appelé Caligula
.
Et le hiatus entre le nom « officiel » et le nom sous lequel la
personne est connue ne vaut pas que pour les monarques de l'antiquité.
Un phénomène intéressant est que le choix des prénoms sous lesquels
une personne devient célèbre n'obéit à aucune logique particulière, et
parfois se réduit à des initiales : l'auteur du Seigneur des
anneaux est connu comme Tolkien
ou J. R. R. Tolkien
, éventuellement par son nom complet John
Ronald Reuel Tolkien
, mais très rarement juste par son premier
prénom : si on dit John Tolkien
, ça semble bizarre ; de même
que John Kennedy
au lieu de ses appellations plus habituelle
(John Fitzgerald Kennedy
, JFK
, le
président Kennedy
) : pourtant, il y a plein de gens qui ont
plusieurs prénoms mais dont on donne régulièrement juste le premier,
par exemple, pour prendre le même premier prénom, l'acteur John Gavin
Malkovitch que tout le monde appelle simplement John
Malkovitch
. Si pour Tolkien il est assez connu que J.R.R.
signifie John Ronald Reuel
, il y a des gens dont les initiales
sont assez connues mais les prénoms qui se cachent derrière vraiment
moins, parce tout le monde les appelle juste par ces
initiales : H. G. Wells
(Herbert George, ce n'est pas
spécialement original), P. G. Wodehouse
(Pelham Grenville, ça
l'est un peu plus) ou le mathématicien G. H. Hardy
(Godfrey
Harold), par exemple, qu'il ne viendrait à l'esprit de quasiment
personne d'appeler Herbert Wells, Pelham Wodehouse ou Godfrey Hardy.
Et ne parlons pas des gens qui sont plutôt connus par leur second
prénom, comme George Orson Welles, ceux qui sont connus par leur seul
prénom comme Dante ou Rembrandt, et les très nombreux qui sont connus
par un pseudonyme. Il n'y a aucune logique à tout ça, et, aussi
déplaisant que ce soit à admettre pour les gens qui, comme moi, aiment
systématiser les noms, il faut juste considérer le « nom de
célébrité » comme quelque chose qui n'a aucune justification si ce
n'est ce que l'usage décrète au cas par cas (même s'il peut y avoir
des raisons de dévier de cet usage, par exemple dans une énumération
de plusieurs personnes où on peut trouver souhaitable de systématiser
un peu l'écriture des noms et prénoms !). Je tends maintenant
généralement à me rallier au titre de l'article Wikipédia comme
reflétant un consensus sur le « nom de célébrité », même s'il m'arrive
de vouloir systématiser (notamment pour ce qui est
des transcriptions d'autres
systèmes d'écriture) quand la tradition n'est pas totalement
implantée.
Pas clair qu'on puisse être systématique même avec soi-même. Je
voulais signer systématiquement mes articles David A. Madore
,
mais il est arrivé qu'un co-auteur ne me demande pas mon avis au bon
moment, et que j'oublie de protester, et l'initiale médiane a pu
disparaître. Je suis en bonne compagnie : en recherchant comment
Grothendieck signait ses articles, un collègue et moi nous sommes
rendus compte que c'était parfois Alexander
et
parfois Alexandre
, et du coup nous avons eu du mal à décider ce
qui était le mieux (faut-il, d'ailleurs, systématiser le nom d'une
même personne qu'on cite plusieurs fois dans une bibliographie ? ou
citer chaque œuvre citée avec le nom de l'auteur exactement tel qu'il
apparaît dans l'œuvre ?).
À propos d'Alexander, il paraît qu'on a légalement
la faculté de se faire appeler par n'importe lequel de ses prénoms : à
une certaine époque j'avais aussi décidé que je serais David
(ou David A. Madore
s'il faut être plus précis) sauf les mois
dans lesquels il y a un vendredi 13, auquel cas ce
serait Alexander
(ou D. Alexander Madore
), mais je n'ai
qu'un ami qui a respecté la consigne (en s'en souvenant bien mieux que
moi).
Bref, tout ça est terriblement compliqué, mais je continuerai à
parler sans vergogne d'Émilie du Châtelet
.