Tout le monde sait que les Espagnols ont deux noms de famille[#] : un qui leur vient du père (a priori placé en premier), et un qui leur vient de leur mère (a priori placé en second). Je pensais que l'un de ces noms était patrilinéaire et l'autre matrilinéaire : je suis déçu d'apprendre que, non, même si la loi autorise à permuter les deux noms, chacun donne à ses enfants son premier nom, donc normalement le nom de son père. Donc normalement le nom de quelqu'un est formé du nom de son père et du nom de sa mère, c'est-à-dire, du nom de son grand-père paternel et du nom de son grand-père maternel, les grand-mères pouvant aller se faire voir. Contrairement à ce qu'on dit parfois, le système ne respecte pas l'égalité des sexes (sauf, justement, depuis que la loi permet de permuter les deux noms, mais ce n'est pas trop dans l'usage). La solution que j'avais en tête était plus simple : chacun a un nom patrilinéaire et un nom matrilinéaire (l'ordre entre les deux étant arbitraire et non défini), et reçoit le nom patrilinéaire de son père et le nom matrilinéaire de sa mère ; là, l'égalité des sexes aurait été parfaite. Malheureusement, le monde ne se conforme pas toujours à mon imagination de matheux[#2].
Même ce schéma consistant à avoir un nom patrilinéaire et un nom matrilinéaire est un peu regrettable : s'il respecte l'égalité des sexes, il en organise aussi la ségrégation rigoureuse (noms d'hommes et noms de femmes ne se mélangent pas : on reçoit un nom de son grand-père paternel, un autre de sa grand-mère maternelle — les hommes ne peuvent préserver un de leurs noms qu'en ayant un garçon, les femmes en ayant une fille). On pouvait imaginer d'autres choses : les Modulotroisiens, par exemple, ont aussi deux noms, que nous appellerons le Nom 1 et le Nom 2 (ce qui ne signifie pas qu'ils soient forcément cités dans cet ordre là) ; la règle est que le Nom 1 d'un individu est le Nom 2 de son père, et que le Nom 2 d'un individu est le Nom 1 de sa mère — cette fois, ce sont le grand-père paternel et la grand-mère maternelle qu'on oublie, les hommes transmettent un de leurs noms (le 2) par leurs filles et les femmes (le 1) par leurs fils. C'est un peu tordu, mais les anthropologues structuraux ont décrit des choses autrement plus tordues dans les structures de tabous sur l'inceste ou d'obligations de mariage entre cousins croisés : ça ne m'étonnerait pas qu'on eût vraiment rencontré quelque part le système de noms que je décris. On peut évidemment le compliquer : chez les Modulocinquiens, chaque individu à quatre noms, numérotés de 1 à 4 (même si seuls les noms 1 et 4 sont couramment utilisés) ; les noms 1 et 2 d'un individu sont les noms 2 et 4 (respectivement) de son père, et les noms 3 et 4 d'un individu sont les noms 1 et 3 (respectivement) de sa mère ; chez les Moduloseptiens, chaque individu a six noms, les noms 1, 2, 3 étant les noms 2, 4 et 6 du père, et les 4, 5, 6 étant les 1, 3 et 5 de la mère — malgré la similitude, il y a une différence très importante entre les Modulocinquiens et les Moduloseptiens, que je laisse le lecteur découvrir par lui-même[#3].
Trêve de délires matheux, il est maintenant possible en France de donner à ses enfants un double nom (un nom du père et un nom de la mère, choisis par les parents, et dans un ordre également choisi par eux ; mais le nom de toute une fratrie d'enfants d'un même couple doit être le même, choisi lors de la naissance du premier). Il était initialement prévu — par une simple circulaire — de séparer les deux noms d'un nom double par un double trait d'union (ainsi les enfants de Monsieur Dupont et de Madame Dugenou pourraient-ils s'appeler les Dupont, les Dugenou, les Dupont--Dugenou ou les Dugenou--Dupont : et rien d'autre), pour les différencier des noms composés mais uniques pour ce qui est de la loi en question[#4]. Comme la France est généreusement dotée d'autant de procéduriers pénibles pour contester des règles idiotes que de bureaucrates pour inventer ces règles idiotes, il s'est évidemment trouvé des gens pour contester devant les tribunaux l'usage du signe typographique “--” comme séparateur (dont il faut avouer qu'il est assez peu français, mais bon, innover en matière de ponctuation est une bonne idée) ; et le tribunal de grande instance de Lille leur a donné raison (impossible apparemment de trouver le jugement sur Internet) au motif qu'une circulaire ne peut pas créer de droit[#5]. Du coup, maintenant, on doit se trouver dans une situation où il y a une différence byzantine entre des gens qui ont un nom double et des gens qui ont un nom composé, sans que cette distinction puisse se voir au niveau de l'écriture du nom ! Si le législateur avait été un peu moins control-freak, il aurait simplement prévu que les parents choisissent le nom de leur enfant en juxtaposant comme ils le souhaitent[#6] les éléments du nom des deux parents, ces éléments étant séparés par une espace, un trait d'union, ou un signe de ponctuation quelconque (le choix étant arbitraire à chaque fois que le nom est écrit), et on aurait évité ce merdier de distinction inutile entre noms doubles et noms composés : je ne vois absolument pas l'intérêt de fixer des règles juste pour éviter que les enfants de Monsieur Machin-Trucmuche ne reçoivent que Machin ou Trucmuche dans leur nom ou que ceux de Madame Dupont--Dugenou reçoivent à la fois le Dupont et le Dugenou (sauf à recevoir exactement les deux).
[#] Même si je ne suis pas certain que les deux servent vraiment (en France, beaucoup de gens ont quatre prénoms, mais il est plus qu'un peu rare d'appeler quelqu'un par autre chose que son premier prénom ; dans les pays anglo-saxons, le middle name est un peu moins rarement utilisé, mais il reste relativement marginal). Sans regarder Wikipédia, sauriez-vous dire les deux noms de Rafael Nadal, Pedro Almodóvar, Penélope Cruz ou Antonio Banderas (attention, pour ce dernier, il y a un piège) ?
[#2] Par contre, il y a des gens qui étudient assez sérieusement ce qu'on trouve en remontant un arbre généalogique très loin dans la branche patrilinéaire et dans la branche matrilinéaire. Avec ce système, j'imagine que mes noms de famille seraient R1b et F : pas très joli, finalement.
[#3] Indication : qu'arriva-t-il le jour où la moitié de l'état-civil de la Moduloseptie fut brûlé de sorte que seuls les noms 1, 2 et 4 de chaque individu survécurent ?
[#4] Les enfants de Monsieur Machin-Trucmuche et de Madame Dupont--Dugenou pourraient s'appeler les Machin-Trucmuche, les Dupont--Dugenou, les Dupont, les Dugenou, les Machin-Trucmuche--Dupont, les Machin-Trucmuche--Dugenou, les Dupont--Machin-Trucmuche ou les Dugenou--Machin-Trucmuche ; mais pas les Machin--Dupont ni les Trucmuche, ni les Dugenou--Dupont, ni les Dupont-Dugenou : vous suivez ?
[#5] Je ne comprends
d'ailleurs pas vraiment le raisonnement du tribunal : la circulaire
semble préciser uniquement la façon dont on note le double nom sur
l'acte d'état-civil, je ne vois pas ce que ça change de si la
circulaire avait demandé que figure en toutes lettres la
mention Dupont-Dugenou est un nom double dont la première partie
est
. Idem quand
quelqu'un demandera son nom à Madame Dupont--Dugenou : c'est à celui
qui rédige le formulaire de préciser s'il veut qu'on sépare les deux
parties d'un nom double par un signe de ponctuation particulier, et il
peut très bien demander qu'on mette un astérisque ou une barre
oblique.Dupont
et la seconde Dugenou
[#6] Au moins un
élément, bien sûr ! Et en permettant éventuellement au pouvoir
réglementaire fixer quelques règles supplémentaires concernant des
éléments tels que de
ou le
, si on veut absolument éviter
que les enfants de Monsieur de la Pâte Feuilletée
s'appellent de
tout court. Encore que, si les parents y
tiennent vraiment…