Le mot éclectique
vient du verbe
grec ἐκλέγω
(ἐκ+λέγω
) dont
le sens est quelque chose comme choisir parmi
(extraire
de
, prendre en-dehors
) : on remarquera que le
mot élire
vient du latin eligo
(ex+lego
) qui est le calque du mot grec en
question. (J'ai toujours été fasciné de découvrir des parallèles
comme ça, depuis que j'avais cru comprendre, quand j'étais petit,
que atome
et insecte
, signifiaient tous les
deux indécoupable
: en fait, s'agissant du second, c'est une
erreur, insecte
signifie au contraire plutôt divisé en
morceaux
, segmenté
, mais si ce n'était vrai, c'était au
moins bien trouvé. Cf. aussi ce que je
racontais ici au sujet du fait
que composition
, en grec, se dit synthèse
. Zut, je veux
parler d'éclectisme, et je suis déjà en train de digresser sur tout et
n'importe quoi. )
En fait, je considère que l'éclectisme est une de mes principales
caractéristiques, mais je ne sais pas si j'utilise ce mot
correctement. Le TLF définit le mot comme suit (j'abrège
un peu) :
A. (Philos.) Méthode intellectuelle
consistant à emprunter à différents systèmes pour retenir ce qui
paraît le plus vraisemblable et le plus positif dans chacun, et à
fondre en un nouveau système cohérent les éléments ainsi
empruntés.
B. (P. anal.) Attitude, disposition
d'esprit portant à choisir sans exclusive parmi des catégories de
choses ou de personnes très diverses ; qualité d'un ensemble de choses
révélant cette disposition.
Je l'utilise par extension dans un sens qui doit être quelque chose
comme : Attitude, disposition d'esprit consistant à s'intéresser à
tout et à n'importe quoi, sans souci particulier de cohérence.
Mais du coup, qui prend tout et n'importe quoi
, cela commence à
devenir
un auto-antonyme
par rapport au sens étymologique qui était qui prend le
meilleur
: la célèbre phrase biblique il y a beaucoup
d'appelés, mais peu d'élus
(Matthieu 22:14) est, dans
l'original, πολλοὶ γάρ εἰσιν κλητοὶ ὀλίγοι δὲ
ἐκλεκτοί
(littéralement quelque chose comme beaucoup en-effet
sont appelés peu-nombreux cependant
élus
, ἐκλεκτός
étant un pseudo-participe
passé, je ne sais pas comment les grammairiens appellent ça, du
verbe ἐκλέγω
), le sens est clairement que Dieu
prend les heureux élus
, pas tout et n'importe qu(o)i. Dieu est
éclectique dans le sens original, pas dans le mien.
Enfin bref.
Je m'intéresse à tout et n'importe quoi. Mais là aussi les mots
sont trompeurs : tout et n'importe quoi
, en français, ça veut
vraiment dire un peu de tout, sans logique
particulière
, pas tout
. Je ne m'intéresse pas à tout
(personne ne s'intéresse à tout), il y a évidemment plein de
choses qui ne m'intéressent pas spécialement (parmi les choses qui
semblent motiver beaucoup de gens : les voyages, le sport
professionnel, le dessin, les voitures/avions/bateaux, la cuisine
quand il s'agit de la faire au lieu de la manger, le vin et les autres
alcools… ; parmi les choses qui semblent motiver les geeks : les jeux
vidéos, les séries télé, les romans de SF ou heroic
fantasy en 42 volumes de 1729 pages, etc.). Après, les choses
méritent une certaine nuance, parce que parfois, même si je ne
m'intéresse pas à quelque chose, je peux m'intéresser au fait que des
gens s'y intéressent (la religion, par exemple), et les limites ne
sont pas toujours claires, et puis il y a des exceptions (il y a des
jeux vidéos que j'ai aimés, des séries télé que j'ai aimés, etc.) ; il
y a des choses qui m'intéressent mais pas pour en parler (le sexe ?),
des choses qui m'intéressent pour en parler mais pas pour en faire (la
politique ?) ; il y a évidemment plein de choses où il m'intéresse
d'écouter quelqu'un parler mais où je n'ai personnellement rien
d'intéressant à dire (la musique ?). Bref, le découpage du monde en
zones d'intérêts et de non-intérêts est plus complexe qu'un découpage
binaire. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas particulièrement
cohérent, en ce qui me concerne, et je n'ai pas un petit nombre bien
délimité de centres d'intérêts.
Je crois quand même avoir au moins une qualité, c'est que j'arrive
à trouver un centre d'intérêt commun avec à peu près n'importe qui, et
je suis prêt à faire des efforts pour m'intéresser à quelque chose qui
ne me passionne pas a priori si ça promet une conversation
fructueuse. Comme je le remarque ci-dessus, même si je ne m'intéresse
pas à X, en fait, écouter quelqu'un parler de X
et m'intéresser à son intérêt pour X est souvent
possible : je peux souvent embrayer en lui demandant comment il en est
venu à cet intérêt, combien il y passe de temps, ce genre de choses —
les gens, en fait, sont toujours intéressants quand ils sont eux-mêmes
intéressés.
Tout ça pour dire que je parle de beaucoup de choses sur ce blog,
qu'il s'agisse de choses dont je suis
« spécialiste »[#] (les maths,
dans une certaine mesure l'informatique et peut-être la physique), de
choses sur lesquelles j'ai acquis un petite expertise à force de m'y
plonger (quelques aspects de la linguistique), des choses sur
lesquelles je viens ponctuellement de me documenter assez précisément,
de choses sur lesquelles je n'ai pas de connaissance particulière mais
j'espère apporter un point de vue un petit peu nouveau ou différent
(la philo, le droit, la politique), des points précis sur lesquels je
veux émettre un avis, ou de choses sur lesquelles j'ai simplement
envie de parler (ma vie, les films que je vois, les livres que je lis,
les fragments littéraires que j'écris). Là aussi, les frontières
entre ces domaines sont floues.
[#] Je n'aime pas ce
terme, en fait, spécialiste
, ou alors je ne me considère comme
spécialiste de rien. (J'adore la phrase suivante de
Heinlein : A human being should be able to change a
diaper, plan an invasion, butcher a hog, conn a ship, design a
building, write a sonnet, balance accounts, build a wall, set a bone,
comfort the dying, take orders, give orders, cooperate, act alone,
solve equations, analyze a new problem, pitch manure, program a
computer, cook a tasty meal, fight efficiently, die gallantly.
Specialization is for insects.
Je ne suis probablement pas un
être humain compétent selon cette liste d'exigences, mais j'espère au
moins ne pas être un insecte.) Je ne sais
plus où, j'avais lu André Weil expliquer qu'il s'était donné pour but,
en mathématiques, d'en savoir sur tout domaine un peu moins que le
spécialiste mais un peu plus que le non-spécialiste (et qu'il avait
« évidemment » échoué), mais j'aime bien cet état d'esprit.
Et justement, il y a une chose que je veux souligner : mes centres
d'intérêts sont peut-être nombreux et difficiles à cerner, mais ils
sont connexes au sens où je pense qu'il est impossible de les
séparer en deux domaines généraux sans qu'il y ait plein de sujets qui
prennent un malin plaisir à se rattacher aux deux.
Et c'est notamment pour expliquer ça que j'écris cette entrée.
« On » m'a plusieurs fois demandé : pourquoi ne sépares-tu pas ce blog
entre un blog mathématique et un blog non-mathématique ? On
,
dans l'histoire, n'est pas du tout intéressé par les maths mais
intéressé par le reste ; mais je conçois que pour d'autres valeurs
de on
, ce serait le contraire : j'imagine qu'il y a plein de
mes lecteurs qui n'ont absolument rien à b****er des histoires des
jardins que je visite en Île-de-France ou de quand je parle de
linguistique ou de mes délires philosophiques, et ça ne me vexe pas du
tout, c'est normal, j'ai moi-même plein d'amis aux goûts tout aussi
éclectiques que les miens, et évidemment ils ne sont
jamais identiques aux miens, donc certaines des choses qui
les passionnent m'emmerdent plus ou moins.
Mais ce que je prétends, c'est qu'un tel découpage est impossible à
faire. Je peux imaginer que chacun de mes lecteurs aurait envie que
je fasse un découpage de ce blog en les bouts qui l'intéressent et les
bouts qui ne l'intéressent pas, mais il y aurait autant de découpages
que de lecteurs. Moi, je perçois une profonde unité entre toutes les
choses que l'on peut savoir (et peut-être même quelques autres), et
une profonde unité au sein de ce qui m'intéresse.
Concrètement, si je faisais un blog de maths et un blog de
non-maths, où est-ce que ça laisserait la physique, par exemple ? Si
je fais un blog scientifique et un blog non-scientifique,
l'informatique serait coupée en deux entre sa partie science
et
sa partie technique
(d'ailleurs, je pense que on
ne
s'intéresse pas trop à cette dernière). Quand je parle de la
différence entre ‘A’, ‘Α’ et ‘А’ dans les systèmes d'écriture en
général et dans Unicode en particulier est-ce que ça rentre dans la
partie science et techniques
? Et la linguistique, est-ce que
je range ça dans les sciences ? Et quand je parle de vulgarisation
mathématique, est-ce que c'est encore des maths ? D'enseignement des
mathématiques ? Quand j'écris des fragments littéraires qui
s'appuient sur les maths ? Quand je décris mon propre ressenti
personnel devant tel ou tel aspect des maths (la symétrie, les
ordinaux…) ?
Je suppose que la plupart des mathématiciens sont, à différents
degrés, comme moi, c'est-à-dire qu'ils tendent à voir l'ensemble du
monde à travers le prisme des mathématiques (ne serait-ce que pour des
choses idiotes : par exemple, dès que des types ou catégories —
j'emploie ici ces mots au sens courant, pas au sens mathématique —
s'intersectent, commencer à penser leur diagramme de Venn, se demander
ce qu'il y a dans chaque case ou combinaison booléenne ; ou encore,
veiller scrupuleusement à comprendre les modalités et l'ordre des
quantifications dans n'importe quel énoncé). Donc à la limite, ma
pensée est complètement impossible à séparer des mathématiques : je
suis incapable de penser autrement que comme ça. S'il y a des gens
pour s'imaginer que ça me rend incapable d'apprécier la poésie ou la
musique, de faire preuve d'empathie ou de discernement psychologique,
ou encore de comprendre que le monde n'est pas toujours logique, je ne
sais pas bien quoi répondre à part que c'est idiot (par contre,
m'intéresser aux mécanismes qui font que les gens pensent ça, c'est
fascinant ). Mais c'est pour dire que tout ce que
je raconte a toujours un certain lien, à un certain niveau, avec les
maths, simplement parce que c'est comme ça que je pense : par exemple,
quand je dis que mes centres d'intérêts sont connexes
, je pense
vraiment à la définition d'un espace topologique connexe en
mathématiques (qu'on ne peut pas partitionner en deux ouverts).
J'ai essayé d'introduire des catégories pour les entrées dans ce
blog, mais c'est un peu un échec (il y a plein de choses qui rentrent
mal dans les catégories, et la catégorie maths
est trop énorme,
je devrais la subdiviser mais je ne sais pas bien comment m'y prendre
concrètement). Cela fait partie, aussi, de ma façon de penser, que
j'aime bien faire des typologies et des classifications, mais qu'en
même temps j'ai du mal parce qu'à chaque fois que je le fais je me
rends compte que toutes les frontières sont floues et que tout est à
cheval sur tout (ce n'est pas de ma faute, évidemment, le monde est
comme ça).
Bref, pour mes lecteurs qui s'intéressent à certaines des choses
que je raconte mais pas à toutes, et de loin, je peux simplement dire
que c'est normal, je conçois difficilement qu'il en soit autrement, je
suis conscient du « problème », j'en suis navré, mais je pense qu'il
est structuralement insoluble. (Par contre, ça ne sert vraiment à
rien de poster un commentaire sur une entrée pour dire tout ça
n'avait aucun intérêt
comme il m'arrive — rarement — d'en
recevoir.)