(Pour l'explication du titre, voir cette vieille entrée.)
J'assistais tout à l'heure à une séance de présentation, pour les élèves de Télécom ParisPloum où j'enseigne, des différentes filières (=spécialisations) entre lesquelles ils doivent piocher pour leur deuxième année. (La première année est généraliste, et en seconde année ils doivent choisir essentiellement deux-parmi-N spécialisations.) À vrai dire, j'étais plus là pour écouter les questions des élèves et les réponses faites par mes collègues, qui s'en sortaient très bien et n'avaient pas trop besoin de mon aide ; mais c'est intéressant, ne serait-ce que sociologiquement, de savoir ce que nos élèves ont comme questions à poser, et éventuellement comme préconceptions, sur les enseignements qu'on leur propose.
L'une des filières où j'enseigne
s'appelle MITRO
comme Mathématiques,
Informatique Théorique, et Recherche Opérationnelle
: c'est un
rassemblement légèrement hétéroclite de cours à dominance plus
théorique ayant pour but de donner une culture générale utile, soit en
complément d'autres filières, soit pour entrer dans un master en
informatique ou en recherche opérationnelle ; j'y fais un cours de
théorie des jeux dont j'ai déjà
parlé. (J'enseigne aussi un cours sur les courbes algébriques
dans une filière AC2Q
comme Algèbre, Codage,
Crypto, Quantique
, et les deux filières ont une intersection assez
importante dans leur population d'élèves.)
Et une des questions qui m'a frappée à laquelle mon collègue présentant MITRO a dû répondre à un bon nombre de reprises, portait sur le contenu des mathématiques. Ça ne m'avait pas tellement frappé les années précédentes, ou peut-être que je n'avais juste pas fait attention :
En fait, nos élèves ont une vision très étroite de ce que sont les
mathématiques. Et on ne peut pas leur en vouloir : ils sortent (pour
l'essentiel) des classes prépa françaises, où on leur a enseigné, au
moins sous l'étiquette mathématiques
, des maths qui se limitent
essentiellement à deux choses, (1) de l'algèbre linéaire, (2) de
l'analyse réelle classique, et depuis récemment un peu de
(3) probabilités. En première année à Télécom, ils ont des cours de
maths qui couvrent les probabilités et encore plus d'analyse (un peu
d'analyse fonctionnelle, cette fois ; j'enseigne aussi dans le cadre
de ce cours-là). Donc au final, pour eux, les maths, c'est des
espaces vectoriels (réels ou complexes), des intégrales et des probas
(essentiellement). Et ils nous demandent, soit en l'espérant soit en
le craignant, s'il y a des choses comme ça dans la
filière MITRO. La notion de maths discrètes leur
est largement inconnue.
Mais ce qui est un peu ironique, c'est qu'en fait ils ont déjà fait
des maths discrètes (par exemple, ils savent ce que c'est qu'un
graphe, un arbre, ce genre de choses) : simplement, ils en ont fait,
en prépa ou après, dans des cours étiquetés informatique
. Et
j'enseigne moi-même un cours sur les langages formels
(cf. ici) qui, dans mon esprit, est
clairement un cours de maths, mais qui est
étiqueté informatique
(ceci provoque d'ailleurs des malentendus
dans l'autre sens, parce que j'en ai qui se plaignent qu'on ait besoin
de raisonner
).
Je suis de l'avis que l'informatique théorique, ainsi qu'une bonne partie de la physique théorique, fait partie des mathématiques. En fait, pour moi, les mathématiques ne se définissent pas par leur objet d'étude mais par leur méthode, c'est-à-dire le fait qu'on arrive à la vérité par un raisonnement déductif dont la rigueur se cherche dans l'aspect formel ou du moins formalisable ; par opposition, essentiellement, aux sciences expérimentales dont la méthode est inductive et la rigueur se cherche dans l'application méticuleuse d'un protocole expérimental. Il se trouve que cette distinction — qui n'exclut pas qu'il y ait des régions intermédiaires où on combine un raisonnement partiellement heuristique et des constatations expérimentales — est largement transverse à un domaine comme l'informatique, la physique ou l'astronomie, et je classifie donc l'informatique théorique comme étant à la fois des maths (pour la méthode) et de l'informatique (pour la finalité).
Mais peu importent les classifications. (Si vous trouvez que je dis des conneries ci-dessus, je n'ai pas vraiment l'intention de défendre ma position, je dis comment je pense spontanément les choses, mais fondamentalement je me fous un peu de savoir comment on place les frontières entre les domaines d'investigation du savoir humain.) Ce qui m'inquiète, c'est l'effet de myopie disciplinaire.
Que les classes prépa françaises n'enseignent essentiellement que de l'algèbre linéaire, de l'analyse réelle classique et des probabilités, je ne me sens pas spécialement fondé à le critiquer. À un certain niveau, j'aimerais bien qu'on y rencontre la notion de corps fini, mais je comprends qu'il y a plein de choix à faire, que tout le monde tire la couverture à soi, que c'est très politique, etc.
Mais ce que je trouve vraiment regrettable, quand je repense à l'entrée que je viens d'écrire où j'évoque l'idée que le grand public se fait des mathématiques (manipuler des gros nombres ou manipuler des grosses formules), c'est que des élèves qui en ont quand même avalé nettement plus que le grand public aient toujours une idée finalement toujours aussi étroite de ce que sont les mathématiques. C'est-à-dire que je trouve que, même si on n'a pas le temps d'enseigner ceci ou cela de précis, et même si « ça ne sert à rien » (or je ne crois pas que ça ne serve à rien), on doit quand même pouvoir trouver le moyen de faire un survol de ce que sont les branches, et comment elles se nomment, des mathématiques, toutes les mathématiques. (Disons au moins en se donnant comme but que ce ne soit pas une surprise d'apprendre qu'il y a des mathématiciens qui étudient les graphes et qui n'ont qu'un rapport extrêmement lointain avec l'informatique. Mais aussi pour pouvoir leur dire, voyez, ce qu'on va vous enseigner, c'est les parties anciennes de ce tout petit bout-là.) Je pense bien sûr la même chose des autres sciences qu'ils peuvent être amenés à étudier, même si j'ai l'impression — peut-être effet de ma propre myopie — que la « cartographie » des mathématiques est particulièrement mal connue.