Avec l'arrivée de l'hiver, l'opinion publique française découvre
que la sécurité de l'approvisionnement en électricité du pays est tout
à fait précaire. (Le phénomène n'est pas exclusivement français, il
se produit dans d'autres pays européens — sans même parler de
l'Ukraine — mais avec des différences et à des degrés d'acuité divers,
et comme je ne connais essentiellement que la situation en France et
un tout petit peu en Allemagne et au Royaume-Uni, je vais éviter de me
mouiller en parlant d'autre chose que de la France.) Personnellement
je suis amplement averti du problème parce que mon poussinet m'en
parle régulièrement depuis au moins deux ans (même s'il faut
reconnaître qu'il a surestimé son ampleur puisqu'il me promettait déjà
des blackouts pour l'hiver 2020–2021, puis pour l'hiver 2021–2022, qui
n'ont pas eu lieu), mais je trouve assez malheureuse cette façon qu'a
le pays de découvrir les choses quand on est au pied du mur : j'ai
l'impression qu'on est reparti dans le même système de déni qu'avant
la première vague de covid, où on a d'abord fait semblant que le
problème ne toucherait pas la France, puis que ça n'affecterait pas
notre vie courante, pour finalement découvrir l'impréparation totale
du pays, qui est certes la faute des autorités, mais aussi des autres
composantes de la vie publique, par exemple la presse qui aurait dû
les harceler sur le sujet depuis des mois pour exiger des détails sur
ce qui était prévu et ce qui pourrait se passer.
(Je ne comprends même pas la logique des
gouvernements, dans leur intérêt égoïste, à nier ce genre de crises à
venir. Il me semble que si j'étais au pouvoir et intéressé par y
rester, je chercherais au contraire à amplifier tous les problèmes à
l'horizon dont je peux vaguement prétendre qu'ils ne sont pas de ma
faute — comme une pandémie ou une mauvaise gestion du réseau
électrique par les gouvernements précédents — quitte à pouvoir dire,
si rien de mal ne se produit, vous voyez ? notre action a réussi à
éviter la catastrophe
, et, si le problème survient
effectivement, vous voyez ? nous vous avions prévenus
. Mais
passons.)
Je vais donc essayer de faire un peu le tour de ce que je peux dire
sur le sujet tel que je le comprends. Comme je le fais parfois quand
je n'arrive pas à plaquer mon discours sur un plan structuré en
parties, je fais un succédané de plan sous forme de petits intertitres
alignés à droite qui aident j'espère un petit peu à s'y retrouver dans
ce pavé de texte.
☞ Énergie et puissance
Les raisons du problème sont variées (ce qui permet commodément à
chacun de pointer du doigt ce qui l'arrange : qui l'intermittence des
énergies renouvelables, qui la lenteur de l'entretien des centrales
nucléaires, qui la guerre en Ukraine, qui la pandémie, qui la
conjoncture économique), mais disons déjà qu'il y a deux chose qu'il
ne faut pas confondre, même si elles ont un impact l'un sur l'autre :
l'Europe en général, et la France en particulier, a à la fois un
problème d'énergie en général (et de prix de l'énergie) et un
problème de puissance de pointe sur le réseau électrique.
C'est du deuxième que je veux parler même si le premier l'affecte
indirectement.
☞ Tristesse quant au manque de culture
scientifique du grand public (une digression)
Donc déjà, là, on a un méta-problème, qui est que le grand public a
du mal à comprendre le problème, déjà parce que grand public ne
connaît pas ou ne comprend pas la différence entre une énergie (qui
est un stock) et une puissance (qui est un flux), confusion à la fois
trahie et alimentée par les journalistes qui mélangent complètement
les kilowatts·heure (kW·h, unité d'énergie) et les kilowatts (kW,
unité de puissance), ou parlent même de kilowatts par heure
(ce
qui n'a pas de sens, enfin, ça peut en
avoir dans
des cas
fort rares
comme pour une montée ou baisse de charge, mais ce n'est presque
jamais ce dont on parle). Et je prétends que cette confusion, loin
d'être un point anecdotique (oui oui, j'ai écrit kilowatts par
heure, je voulais dire kilowatts·heure, c'est un lapsus, vous
m'embêtez, les scientifiques, avec vos pinaillages
) devient un
grave problème politique parce que quand on ne comprend rien à une
crise, on mélange tout, on finit par croire des conneries, et des gens
peu scrupuleux en profitent pour vous faire passer des vessies pour
des lanternes. Or on a besoin de citoyens éclairés, surtout quand on
leur demande des efforts ou des actions intelligentes (ou simplement
de voter pour des non escrocs) ; et ce billet de blog est ma modeste
contribution pour essayer d'aider à cet éclairement.
Ceci s'inscrit bien sûr dans le cadre plus large du problème de
manque de compétences scientifiques basiques du grand public, donc je
me suis déjà indigné plusieurs fois
(par exemple ici) sur ce blog, et
qui s'est déjà manifesté pendant la pandémie avec la difficulté à
comprendre ce qu'est une exponentielle ou un taux de létalité (mais
bon, pendant la pandémie, les épistémologistes ont eux-mêmes
dit énormément de conneries). On
peut aussi comparer ça avec un problème
de culture générale : il ne s'agit
de se moquer de personne individuellement (tout le monde a beaucoup de
lacunes quelque part dans sa culture), mais on peut néanmoins être
affligé par le niveau général collectif de culture
scientifique du grand public. Ne pas comprendre la différence entre
une énergie et une puissance est à peu près d'analogue à ne jamais
avoir entendu parler de la première guerre mondiale, à la différence
que (je ne sais pas pourquoi) c'est socialement moins mal vu d'être
ignorant sur le concept d'énergie que sur l'existence de la première
guerre mondiale, et que c'est politiquement plus problématique quand
on est plongé dans une crise de l'énergie qui rend le concept autre
chose que théorique.
Est-ce que ça vaut la peine que j'essaie d'expliquer les choses ?
J'ai toujours peur que ce soit comme pisser dans un violon : les gens
qui ont déjà la culture scientifique nécessaire savent déjà très bien
ce qu'est la différence entre une énergie et une puissance, et ceux
qui ne le savent pas, ce n'est souvent pas tellement par manque
d'information que par manque de motivation pour apprendre (c'est
technique, ça ne m'intéresse pas
), donc même s'il y en a qui
lisent mon blog, ce qui est déjà assez rare vu le contenu dont je
parle en général, j'ai peur qu'ils se disent simplement ouhlà, il y
a des chiffres : je vais sauter
, et c'est bien ça le cœur du
problème.
Mais bon, hauts les cœurs, je vais quand même faire des efforts de
pédagogie.
☞ Une analogie avec de l'eau
Pour essayer d'expliquer les choses avec une analogie, si on
imagine que l'énergie est remplacée par de l'eau, ou plus exactement
l'analogie dans laquelle l'énergie est un volume d'eau, alors
la puissance est un débit, c'est-à-dire un volume par unité
de temps qui peut circuler dans une canalisation, ou qu'une pompe est
capable de produire, ou qu'une installation domestique consomme, ou
quelque chose comme ça. On voit qu'il y a plusieurs façons
différentes de manquer d'eau : on peut manquer de volume mais pas de
débit (le lac source ou la nappe phréatique est presque vide, on peut
en tirer très vite mais bientôt il n'y aura plus rien), ou on peut
manquer de débit (la nappe phréatique est bien pleine, mais la pompe
qui en extrait de l'eau ne peut pas extraire assez vite). Le débit se
mesure en volume par unité de temps, par exemple en litres par seconde
ou en mètres cube par heure ; inversement, un volume écoulé se calcule
en multipliant un débit par le temps pendant lequel on a laissé ce
débit s'écouler.
Il en va exactement de même de l'énergie et de la puissance, sauf
que les accidents de l'histoire font que l'unité la plus souvent
utilisée pour l'énergie (≈ volume) dans la vie courante (pour la
facturation et l'économie de l'énergie, disons) se déduit de l'unité
pour la puissance (≈ débit), le watt, et pas le contraire : cette
unité d'énergie est le watt·heure (ou ses multiples),
qui est l'énergie consommée ou produite si on consomme ou produit une
puissance de 1 watt pendant une heure : c'est
une multiplication, pas une division, parce que l'énergie est
un produit d'une puissance par un temps de la même manière qu'un
volume d'eau est un produit d'un débit par un temps ;
donc watt·heure
, pas watt/heure
. Si on préfère, l'unité
de puissance, le watt, est un watt·heure par heure (unité d'énergie
par unité de temps) de la même manière que pour l'eau, une unité de
débit est par exemple mètre cube par heure (disons). En fait, l'unité
standard officielle d'énergie est le joule, qui est un watt·seconde,
mais c'est trop petit pour être utile en économie, donc on utilise le
watt·heure, qui vaut 3600 joules puisqu'une heure vaut 3600 secondes
(et, de nouveau, c'est un produit : un watt consommé pendant 3600s ça
va faire 3600 fois plus d'énergie consommée qu'un watt consommé
pendant 1s). Et en fait, plutôt que le watt·heure lui-même, on
utilise surtout ses multiples, le kilowatt·heure (kW·h), qui vaut 1000
watts·heure (ou 3.6 millions de joules), le mégawatt·heure (MW·h), qui
vaut 1000 fois ça c'est-à-dire 1 million de watts·heure (ou
3.6 milliards de joules), le gigawatt·heure (GW·h), qui vaut
1000 fois ça c'est-à-dire 1 milliard de watts·heure, et le
térawatt·heure (TW·h), qui vaut encore 1000 fois ça, c'est-à-dire
1 billion de watts·heure (le billion français, pas le billion
américain qui est un autre nom du milliard).
(J'aurais pu faire une analogie avec de l'argent
au lieu de la faire avec de l'eau : l'énergie est comme un capital
alors que la puissance est comme un salaire. Le problème avec cette
analogie, peut-être superficiellement plus parlante que celle avec
l'eau, c'est que le salaire n'est reçu que par sommes mensuelles, ce
qui aide moins à comprendre les problèmes des pics instantanés de
débit. Elle serait plus appropriée si on recevait un salaire sous
forme d'augmentation continue de son compte en banque : un centime
toutes les quelques secondes. Mais ce n'est pas le cas alors je
préfère parler d'eau.)
(Bon, par ailleurs, j'aurais peut-être dû mettre
partout dans cette entrée des guillemets autour de consommer
de
l'énergie : techniquement, on ne consomme jamais d'énergie,
pas plus qu'on n'en produit, parce que l'énergie se conserve, on ne
fait que la transformer d'une forme en une autre, et in fine en
chaleur qui est la forme la plus difficilement utilisable de
l'énergie ; mais bon, il n'est pas mon propos de faire ici de la
vulgarisation sur la thermodynamique, pour ça je peux renvoyer
à cette fort vieille entrée. Et
puis, on parle bien de consommer de l'eau, alors que l'eau non plus
elle ne disparaît pas quand on la consomme, elle finit bien quelque
part, donc ça rend mon analogie tout à fait pertinente.)
☞ Unités d'énergie et de puissance
Je répète, pour que ce soit facile à trouver et à lire :
L'énergie est un stock (comme un volume d'eau), on
la mesure en (joules, ou en) watts·heure (W·h) et ses
multiples le kilowatt·heure (1kW·h = 1000 W·h), le mégawatt·heure
(1MW·h = 1 000 000 W·h), le gigawatt·heure (1GW·h =
1 000 000 000 W·h), ou même le térawatt·heure (1TW·h =
1 000 000 000 000 W·h).
La puissance est un flux (comme un débit d'eau),
on la mesure en watts et ses multiples le kilowatt
(1kW = 1000 W), le mégawatt (1MW = 1 000 000 W) ou le gigawatt (1GW =
1 000 000 000 W).
Un watt·heure est l'énergie totale produite ou consommée si on
produit ou consomme une puissance de 1W pendant 1h, et on a :
énergie = puissance (moyenne) × temps
— par exemple, consommer une puissance de 1000W pendant 1h, ou de
1W pendant 1000h, ou de 20W pendant 50h, ou de 50W pendant 20h, tout
ceci consomme 1000W·h = 1kW·h au final.
Inversement, un watt est la puissance correspondant à consommer un
watt·heure par heure :
puissance (moyenne) = énergie / temps
— par exemple si un équipement électrique a consommé 1000W·h (soit
1kW·h) pendant un intervalle de 5h, c'est que sa puissance consommée
moyenne est de (1000W·h)/(5h) = 200W.
Le watt par heure
, lui, n'a que très
rarement un sens (quand on parle d'une variation de puissance dans le
temps, ce qui n'est vraiment pas fréquent) : au moins 99 fois sur 100,
quand un journaliste parle de watt par heure
ou
écrit W/h
, c'est une erreur pour watt·heure
ou W·h
.
(La raison de la confusion qui fait écrire watt
par heure
ou W/h
à beaucoup de journalistes est sans doute
une forme d'hypercorrection : on leur a appris que ce qu'on appelle
vulgairement un kilomètre-heure
dans le langage courant est en
fait un kilomètre par heure
et ils savent qu'il faut
écrire km/h
, ce qui est vrai, donc par analogie ils s'imaginent
qu'un watt-heure
est une erreur pour watt par heure
,
mais justement ce n'est pas ça, ce n'est pas une division, c'est une
multiplication, c'est un watt fois heure
qu'on appelle
un watt·heure
, et c'est un watt qui est un watt·heure par heure
et pas le contraire.)
☞ Ordre de grandeur : le kilowatt·heure
L'autre chose qui fait cruellement défaut au grand public, c'est un
sens des ordres de grandeur. Un radiateur électrique typique peut
consommer (c'est-à-dire en fait : transformer en chaleur) une
puissance de 1000W, autrement dit 1kW : si on le fait tourner pendant
1h, on a donc consommé 1kW·h, un kilowatt·heure. Le kilowatt·heure
est donc une unité assez typique pour les consommations domestiques
individuelles. Son prix aux particuliers dépend du détail de
l'abonnement, mais en ce moment chez EDF il est à 0.174€
pour l'abonnement de base, ou 0.147€ en heures creuses et 0.184€
(j'arrondis) en heures pleines si on a la
formule HC/HP, ou entre 0.086€ (heures
creuses bleues) et 0.549€ (heures pleines rouges) si on a la formule
Tempo. Le mégawatt·heure, le gigawatt·heure et le térawatt·heure sont
donc alors mille, un million, et un milliard de fois ça : le premier
peut servir par exemple à mesurer la consommation d'un foyer sur un
an, le second à mesurer la consommation d'un village sur un an, le
troisième d'une grande ville sur un an (et pour la Terre entière, on
parlera carrément en pétawatts·heure).
Il peut aussi être intéressant de noter que le
watt·heure est à peu près la même chose que la « calorie » (qui est en
fait en vrai une kilocalorie, mais tout le monde
l'appelle calorie
, et, oui, c'est vraiment confusant), cette
unité à la con qui sert à indiquer les apports en énergie des
aliments : oui, la calorie-qui-est-en-fait-une-kilocalorie est une
unité d'énergie comme le watt·heure ou le joule, elle vaut
1.16 watt·heure. Du coup, les apports journaliers recommandés en
énergie pour un adulte sont de l'ordre de 2.5 kW·h (l'essentiel part
en métabolisme), ce qui peut aussi être un bon ordre de grandeur à
retenir.
Autre ordre de grandeur possiblement intéressant :
une voiture électrique consomme de l'ordre de grandeur de 150W·h par
kilomètre, ou si on préfère, 15kW·h par 100km. Par ailleurs, un litre
d'essence « contient » (c'est-à-dire, est capable de libérer quand on
le brûle) environ 9kW·h.
☞ Puissance instantanée et puissance moyenne
Concernant le lien entre énergie et puissance, il faut que je fasse
une remarque importante sur la puissance moyenne et
la puissance instantanée. Là aussi, si je dois
m'adresser au grand public, il vaut sans doute mieux que je fasse une
analogie. Ce sera plus clair si je parle de distances et de
vitesses :