David Madore's WebLog: La science est aussi une forme de culture générale

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(lundi)

La science est aussi une forme de culture générale

Il est de bon ton dans certains milieux de se lamenter que les jeunes de nos jours (ou les Français en général, ou les gens en général, selon qui parle) ont une culture générale complètement nulle. Je ne sais pas si je suis d'accord avec cette affirmation (je suis en tout cas assez sceptique quant à l'idée, souvent implicite, que ce soit pire qu'avant ; j'aimerais certainement que les gens fussent plus cultivés mais je ne sais pas si on peut y arriver), mais il y a une chose qui m'agace profondément dans la façon dont la grande majorité des gens qui prononcent ce constat accablant l'entendent : c'est qu'ils parlent uniquement de culture littéraire, historique, géographique, politique, bref, humaine, et qu'ils font une sorte d'impasse sur tout ce qui est culture scientifique ou technique. Bref, ils se lamentent de ce que les jeunes (ou je ne sais qui) ne savent pas dans quel siècle Shakespeare est né, ne reconnaissent pas un tableau aussi connu que Les Noces de Cana, ni ne peuvent citer les pays frontaliers de l'Allemagne[#] ; mais je suis sûr qu'ils auraient souvent l'air moins fiers si on leur demandait de but en blanc (ce que je tâcherai de faire, la prochaine fois que quelqu'un tiendra devant moi un discours de ce genre, et j'invite mes lecteurs à jouer aussi à ce jeu) : pouvez-vous me dire approximativement la masse de la Terre ? (chose qu'il est à peu près aussi scandaleux — ou non-scandaleux — d'ignorer que le siècle dans lequel Shakespeare est né).

La notion de culture générale, et l'idée de ce qu'il est scandaleux ou non d'ignorer, varie furieusement selon la personne qui donne son avis, et on devine facilement que c'est une notion qui a tendance à épouser bien facilement les contours de ce que cette personne elle-même connaît. Je lève les yeux au ciel parce que mon poussinet ignore qui est William Blake, et peu de temps après c'est lui qui se moque de moi parce que je n'ignore presque jusqu'au nom de Paolo Conte. Je me rappelle avoir entendu un ami s'indigner qu'on puisse ne pas faire l'effort d'apprendre la liste des rois de France (de fait, il la connaissait par cœur) et, alors que nous passions rue Dante, montrer son ignorance complète de qui était ce Monsieur à part un poète italien (peut-être de l'antiquité ?).

Mais dans tous les cas, les connaissances scientifiques ont tendance à être écartées de la culture générale, même quand il s'agit d'un scientifique qui s'exprime. Il n'y a aucune raison à ça : toute forme de connaissance qui n'est généralement pas directement applicable dans la vie courante, mais qui participe de façon vague à notre compréhension du monde dans les bases de telle ou telle discipline, mérite d'être appelée culture générale. Le fait de savoir que la Terre tourne autour du Soleil[#2] se range donc bien là-dedans (comme le prouve l'étonnement de John Watson quand Sherlock Holmes lui avoue dans A Study in Scarlet qu'il n'en avait aucune idée, et qu'il fera de son mieux pour oublier cette information vu qu'elle ne peut lui servir à rien) : à mon avis, c'est assez comparable avec le fait de savoir que Shakespeare était un poète et dramaturge anglais (et peut-être Sherlock Holmes ignorait-il cela aussi). D'ailleurs, un assez célèbre exemple à la télévision française montre que ce n'est pas gagné pour tout le monde.

J'aimerais lancer une vaste opération (plus étendue et aussi plus facile que celle-ci) pour évaluer l'étendue de la culture générale des Français, à la fois dans l'absolu et selon des critères et catégories socio-professionnelles, dans différentes disciplines, et en distinguant la connaissance brute et la capacité à la mettre en œuvre dans une question partique (par exemple, un nombre pas forcément ridicule de personnes doivent être capables d'énoncer le théorème de Pythagore ; pour autant, si je leur montre deux points sur une grille centimétrique carrée situés l'un de l'autre à 3cm dans une direction et 4cm selon l'axe orthogonal, je pense que très peu de gens seraient capables de donner la distance entre les deux points).

Mais la chose qui m'effraie le plus, c'est que je pense l'immense majorité de la population incapable de faire le moindre raisonnement d'ordre de grandeur. Par exemple, si je demande la masse de la Terre à un facteur 10 près, la réaction sensée à avoir est de se dire : Voyons, je sais que sa circonférence fait 40000km (ça c'est un chiffre que les gens retiennent), donc le rayon fait dans les 6000km, donc le volume dans les 1021m³ ; or puisqu'un mètre cube d'eau pèse 1000kg, un mètre cube de terre (enfin, de Terre), ça doit sans doute peser quelque part entre 103kg et 104kg, donc la masse de la Terre doit être quelque part entre 1024kg et 1025kg. (De fait, la valeur correcte[#3] est 6·1024kg.) Pour en arriver là, il n'y a qu'à connaître la formule donnant la circonférence d'un cercle ou le volume d'une boule (même ma maman les connaît) et un peu de jugeote dans les approximations. Mais je soupçonne que quasiment personne ne fera ce genre de raisonnements : les gens se diraient qu'ils ne se rappellent pas combien vaut π, n'auraient pas l'idée de se dire que 40 divisé par 2π ça fait environ 40 divisé par 6 ça fait environ 6 et c'est bien assez précis comme ça, et évidemment ils n'oseraient pas manipuler des puissances de 10. Peut-être que je me trompe, mais je suis pessimiste : je crois que les gens, même ceux qui connaissent la formule donnant le volume d'une boule, refuseraient juste de brancher leur cerveau et sortiraient un nombre quelconque (mille milliards de tonnes, ça semble beaucoup ? ça doit être ça alors). J'ai déjà souligné ce genre de choses.

C'est aussi lamentable que le fait que beaucoup de gens ne sauraient pas dire que Shakespeare est né au XVIe siècle (et/ou ne tenteraient pas de réfléchir pour situer la chose par rapport à l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique, à la glorieuse révolution anglaise, que sais-je encore). Mais c'est aussi plus grave de conséquences : on n'arrête pas de nous bombarder avec des chiffres plus ou moins idiots d'ordres de grandeur (pensez, par exemple, à tout ce qu'on peut raconter en ce moment en ce qui concerne les émissions de CO2 et la politique énergétique) ; parfois d'ailleurs des journalistes imbéciles se plantent d'un facteur dix, mille ou un million (typiquement, traduisent l'anglais billion, qui désigne[#4] le milliard ou 109 en le français billion, qui désigne mille milliards ou 1012 ; ou confondent des kilotonnes et des kilogrammes), quand ils ne se plantent pas, en plus, d'unité (exercez-vous à compter le nombre de fois qu'un journaliste exprime une puissance en kilowatts-heure, ou une énergie en kilowatts, ou parle de kilowatts par heure pour quelque chose qui n'est certainement pas une vitesse de variation de puissance : c'est peut-être un agacement de pédant, mais si le type qui parle ou écrit avait la moindre compréhension de ce qu'il dit, il ne ferait jamais ce genre de faute). Je rêve d'un cours d'ordres de grandeur au lycée, où on poserait des questions comme : estimez le nombre de grains de sables sur une plage typique ou quelle est la masse totale de toutes les fourmis de la Terre ? (vous avez droit à un facteur 100 ou 1000 près, parce que ce n'est pas facile du tout). La leçon essentielle serait qu'il est bien plus important de retenir la puissance de 10 que la mantisse (le multiplicateur qui est devant), et que connaître des nombres approximatifs, fût-ce à un facteur 10, 100 voire 1000 près, peut être utile et important pour se rendre compte si une affirmation est vraisemblable ou non.

Le fait est que l'inculture scientifique crasse de nos concitoyens est utilisé sans vergogne pour leur faire prendre des vessies pour des lanternes. (Quand ce n'est pas eux qui se précipitent d'eux-mêmes pour prendre des vessies pour des lanternes.) Et parfois sur des sujets graves ou problématiques : beaucoup de gens sont persuadés que l'énergie nucléaire est mauvaise ou dangereuse, ou que les antennes de téléphonie mobile émettent trop fort, ou que les OGM sont dangereux, pour des raisons totalement dénuées de fondement scientifique (ce qui ne veut pas dire qu'on ne doive pas débattre à ce sujet, mais l'idée de trancher ces débats par un choix « démocratique » quand les citoyens sont profondément ignorants et facilement manipulables par des slogans simplistes, c'est très inquiétant). Quand ce n'est pas sur des questions de société, c'est aussi sur des choix individuels à la consommation (xkcd l'a illustré récemment, d'ailleurs) : un ami me faisait par exemple remarquer que les produits alimentaires contiennent soit de l'énergie (c'est bien l'énergie, c'est positif, c'est bon pour les enfants pour se dépenser) soit des calories[#5] (mais alors il en faut le moins possible parce que ça fait grossir, donc il faut être pauvre en calories, si possible contenir moins de 1 calorie par dose) — je ne suis pas certain que les gens soient bien conscients qu'il s'agit bien de la même chose !

Je ne veux surtout pas jeter la pierre sur les profs ou sur l'Éducation nationale (ils en reçoivent largement assez, des pierres, de tous les côtés). Je dis que je rêve d'un cours d'ordres de grandeur, mais je ne sais pas si ce n'est pas un rêve totalement utopique : j'ai une profonde répugnance à penser que les gens soient condamnés à être ignorants, mais j'ai aussi assez de réalisme pour me rendre compte que c'est parfois naïf d'espérer autre chose. Bref, je n'en sais rien. Mais on pourrait au moins espérer faire rentrer dans la tête des gens que, justement, ils sont ignorants, et qu'à défaut de savoir il est bon de savoir qu'on ne sait pas ! Car si pour ce qui est de la culture dans les humanités il est rare que le pékin moyen, ou l'homme politique (tout aussi moyen) qui le représente, se mêle d'avoir forcément raison[#6], en matière de tout ce qui est scientifique ou technique (informatique, politique énergétique, santé publique), on ne se prive pas de parler bien fort de ce sur quoi on ne sait rien.

Et surtout, je veux jeter la pierre sur ceux qui désespèrent qu'on pense que Shakespeare est né au XIIe siècle (décidément, je tiens à mon exemple) mais qui trouvent normal qu'on puisse s'imaginer que la Terre pèse mille milliards de tonnes ; qui défendraient une ignorance en disant bah, on n'est pas des astronomes et qui rejetteraient l'argument bah, on n'est pas non plus des historiens. La chose qui est indéfendable, ce n'est pas d'être ignorant de l'une ou l'autre question : la chose indéfendable, c'est d'entendre une question de ce genre dont on ne sache pas la réponse, et de ne pas aller se bouger son c** pour aller regarder sur Wikipédia ou dans n'importe quel dictionnaire, pour être un peu moins ignorant pour la suite.

[#] L'émission Karambolage s'était livrée à ce petit jeu que de demander ça à des Parisiens (et, à des Berlinois, les pays frontaliers de la France). Ce n'était pas vraiment brillant (ni dans un sens ni dans l'autre) : notamment, beaucoup de Français semblent penser que la Russie est limitrophe de l'Allemagne.

[#2] Et un grand blah préventif à ceux qui feront les malins en expliquant que ce n'est pas faux de dire que le Soleil tourne autour de la Terre car tout est relatif.

[#3] Pour faire un peu d'histoire des sciences, le premier à avoir mesuré la masse de la Terre est Henry Cavendish en 1798, en mesurant du même coup — ou de façon équivalente — la constante de Newton (que certains appellent, du coup, de Cavendish) de la gravitation, ou la masse volumique de la Terre (ce qui était la chose qui l'intéressant le plus dans l'histoire : quelque chose comme 5½ fois celle de l'eau). À ce sujet, une autre façon de retrouver la masse de la Terre est de connaître la constante de la gravitation (autour de 6.7·10−11m³/kg/s²), la distance de la Terre à la Lune (c'est plus facile à retenir sous la forme d'un peu plus que 1 seconde lumière si on connaît la vitesse de la lumière), la période de révolution de la Lune (ça, a priori tout le monde sait que c'est un mois — même si on peut pinailler pour faire la différence entre le mois sidéral et le mois synodique, ce sera le même ordre de grandeur)… et les lois de Kepler (ou le théorème du viriel). Mais bon, c'est un peu plus compliqué, et c'est aussi moins précis quand on prend des chiffres trop approximatifs (de tête je trouve dans les 2·1024kg pour la masse de la Terre avec ces valeurs, ce qui est le bon ordre de grandeur mais quand même pas terrible sur la mantisse).

[#4] Là, normalement, des lecteurs me font remarquer que billion désignait historiquement 1012 en anglais, d'ailleurs ce sens a perduré plus longtemps en anglais britannique, et que réciproquement, billion a pu désigner un milliard (109) en français. Les deux sont vrais, mais maintenant l'usage est à peu près fixé. Mon avis est d'ailleurs que le mot billion et même milliard devrait être complètement supprimé, et qu'on devrait utiliser les préfixes SI comme si c'étaient des nombres (ça a le double avantage de ne pas dépendre de la langue, et d'avoir le même langage pour les quantités sans dimensions et pour celles qui en ont) : donc dire que la Terre compte six giga habitants, que la dette des États-Unis est d'une douzaine de téra dollars, etc.

[#5] Il s'agit, en fait, de kilocalories (soit 4.184kJ). Mais comme les gens n'ont aucune idée des ordres de grandeur des énergies, faire remarquer la différence c'est comme pisser dans un violon. Pour la défense de ceux qui confondent calorie et kilocalorie, admettons cependant qu'il y a une ambiguïté historique sur l'usage de ce terme (c'est comme pour le billion).

[#6] Pour faire un léger coq-à-l'âne, cela m'évoque cependant l'anecdote suivante (probablement apocryphe, et donc je ne vais pas chercher à en retrouver une source, de peur d'apprendre que c'est complètement inventé) : au cours d'un débat à la Chambre des Communes quand elle était Premier ministre, Margaret Thatcher aurait expliqué qu'il ne fallait pas écouter le chant de sirène des travaillistes, car si Ulysse avait écouté le chant des sirènes, son bateau aurait sombré et il ne serait pas arrivé à bon port. Ce à quoi un député travailliste aurait répliqué que (1) Ulysse a écouté le chant des sirènes, (2) son bateau a sombré, (3) il a quand même fini par arriver à bon port, et (4) il serait temps d'ouvrir une commission d'enquête sur l'état des études classiques au Royaume-Uni.

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