Il est de bon ton dans certains milieux de se lamenter que les
jeunes de nos jours (ou les Français en général, ou les gens en
général, selon qui parle) ont une culture générale complètement nulle.
Je ne sais pas si je suis d'accord avec cette affirmation (je suis en
tout cas assez sceptique quant à l'idée, souvent implicite, que ce soit
pire qu'avant ; j'aimerais certainement que les gens fussent plus
cultivés mais je ne sais pas si on peut y arriver), mais il y a une
chose qui m'agace profondément dans la façon dont la grande majorité
des gens qui prononcent ce constat accablant l'entendent : c'est
qu'ils parlent uniquement de culture littéraire, historique,
géographique, politique, bref, humaine, et qu'ils font une sorte
d'impasse sur tout ce qui est culture scientifique ou technique.
Bref, ils se lamentent de ce que les jeunes (ou je ne sais qui) ne
savent pas dans quel siècle Shakespeare est né, ne reconnaissent pas
un tableau aussi connu que Les Noces de Cana, ni ne
peuvent citer les pays frontaliers de
l'Allemagne[#] ; mais je suis sûr
qu'ils auraient souvent l'air moins fiers si on leur demandait de but
en blanc (ce que je tâcherai de faire, la prochaine fois que quelqu'un
tiendra devant moi un discours de ce genre, et j'invite mes lecteurs à
jouer aussi à ce jeu) : pouvez-vous me dire approximativement la
masse de la Terre ?
(chose qu'il est à peu près aussi scandaleux
— ou non-scandaleux — d'ignorer que le siècle dans lequel
Shakespeare est né).
La notion de culture générale, et l'idée de ce qu'il est scandaleux
ou non d'ignorer, varie furieusement selon la personne qui donne son
avis, et on devine facilement que c'est une notion qui a tendance à
épouser bien facilement les contours de ce que cette personne
elle-même connaît. Je lève les yeux au ciel parce que mon poussinet
ignore qui est William Blake, et peu de temps après c'est lui qui se
moque de moi parce que je n'ignore presque jusqu'au nom de Paolo
Conte. Je me rappelle avoir entendu un ami s'indigner qu'on puisse ne
pas faire l'effort d'apprendre la liste des rois de France (de fait,
il la connaissait par cœur) et, alors que nous passions rue
Dante, montrer son ignorance complète de qui était ce Monsieur à
part un poète italien (peut-être de l'antiquité ?)
.
Mais dans tous les cas, les connaissances scientifiques ont
tendance à être écartées de la culture générale
, même quand il
s'agit d'un scientifique qui s'exprime. Il n'y a aucune raison à ça :
toute forme de connaissance qui n'est généralement pas directement
applicable dans la vie courante, mais qui participe de façon vague à
notre compréhension du monde dans les bases de telle ou telle
discipline, mérite d'être appelée culture générale
. Le fait de
savoir que la Terre tourne autour du
Soleil[#2] se range donc bien
là-dedans (comme le prouve l'étonnement de John Watson quand Sherlock
Holmes lui avoue dans A Study in Scarlet
qu'il n'en avait aucune idée, et qu'il fera de son mieux pour oublier
cette information vu qu'elle ne peut lui servir à rien) : à mon avis,
c'est assez comparable avec le fait de savoir que Shakespeare était un
poète et dramaturge anglais (et peut-être Sherlock Holmes ignorait-il
cela aussi). D'ailleurs, un assez
célèbre exemple à la
télévision française montre que ce n'est pas gagné pour tout le
monde.
J'aimerais lancer une vaste opération (plus étendue et aussi plus facile que celle-ci) pour évaluer l'étendue de la culture générale des Français, à la fois dans l'absolu et selon des critères et catégories socio-professionnelles, dans différentes disciplines, et en distinguant la connaissance brute et la capacité à la mettre en œuvre dans une question partique (par exemple, un nombre pas forcément ridicule de personnes doivent être capables d'énoncer le théorème de Pythagore ; pour autant, si je leur montre deux points sur une grille centimétrique carrée situés l'un de l'autre à 3cm dans une direction et 4cm selon l'axe orthogonal, je pense que très peu de gens seraient capables de donner la distance entre les deux points).
Mais la chose qui m'effraie le plus, c'est que je pense l'immense
majorité de la population incapable de faire le moindre raisonnement
d'ordre de grandeur. Par exemple, si je demande la masse de la Terre
à un facteur 10 près, la réaction sensée à avoir est de se
dire : Voyons, je sais que sa circonférence fait 40000km (ça c'est
un chiffre que les gens retiennent), donc le rayon fait dans les
6000km, donc le volume dans les 1021m³ ; or puisqu'un mètre
cube d'eau pèse 1000kg, un mètre cube de terre (enfin, de Terre), ça
doit sans doute peser quelque part entre 103kg et
104kg, donc la masse de la Terre doit être quelque part
entre 1024kg et 1025kg.
(De fait, la valeur
correcte[#3] est
6·1024kg.) Pour en arriver là, il n'y a qu'à connaître la
formule donnant la circonférence d'un cercle ou le volume d'une boule
(même ma maman les connaît) et un peu de jugeote dans les
approximations. Mais je soupçonne que quasiment personne ne fera ce
genre de raisonnements : les gens se diraient qu'ils ne se rappellent
pas combien vaut π, n'auraient pas l'idée de se dire que 40 divisé
par 2π ça fait environ 40 divisé par 6 ça fait environ 6 et c'est
bien assez précis comme ça, et évidemment ils n'oseraient pas
manipuler des puissances de 10. Peut-être que je me trompe, mais je
suis pessimiste : je crois que les gens, même ceux qui connaissent la
formule donnant le volume d'une boule, refuseraient juste de brancher
leur cerveau et sortiraient un nombre quelconque (mille milliards de
tonnes, ça semble beaucoup ? ça doit être ça alors).
J'ai déjà souligné ce genre de
choses.
C'est aussi lamentable que le fait que beaucoup de gens ne
sauraient pas dire que Shakespeare est né au XVIe siècle
(et/ou ne tenteraient pas de réfléchir pour situer la chose par
rapport à l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique, à la glorieuse
révolution anglaise, que sais-je encore). Mais c'est aussi plus grave
de conséquences : on n'arrête pas de nous bombarder avec des chiffres
plus ou moins idiots d'ordres de grandeur (pensez, par exemple, à tout
ce qu'on peut raconter en ce moment en ce qui concerne les émissions
de CO2 et la politique énergétique) ; parfois d'ailleurs
des journalistes imbéciles se plantent d'un facteur dix, mille ou un
million (typiquement, traduisent
l'anglais billion
, qui
désigne[#4] le milliard ou
109 en le français billion
, qui désigne mille
milliards ou 1012 ; ou confondent des kilotonnes et des
kilogrammes), quand ils ne se plantent pas, en plus, d'unité
(exercez-vous à compter le nombre de fois qu'un journaliste exprime
une puissance en kilowatts-heure, ou une énergie en kilowatts, ou
parle de kilowatts par heure
pour quelque chose qui n'est
certainement pas une vitesse de variation de puissance : c'est
peut-être un agacement de pédant, mais si le type qui parle ou écrit
avait la moindre compréhension de ce qu'il dit, il ne ferait jamais ce
genre de faute). Je rêve d'un cours d'ordres de grandeur
au
lycée, où on poserait des questions
comme : estimez le nombre de grains de sables sur une plage
typique
ou quelle est la masse totale de toutes les fourmis de
la Terre ?
(vous avez droit à un facteur 100 ou 1000 près, parce
que ce n'est pas facile du tout). La leçon essentielle serait qu'il
est bien plus important de retenir la puissance de 10 que la mantisse
(le multiplicateur qui est devant), et que connaître des nombres
approximatifs, fût-ce à un facteur 10, 100 voire 1000 près, peut être
utile et important pour se rendre compte si une affirmation est
vraisemblable ou non.
Le fait est que l'inculture scientifique crasse de nos concitoyens
est utilisé sans vergogne pour leur faire prendre des vessies pour des
lanternes. (Quand ce n'est pas eux qui se précipitent d'eux-mêmes
pour prendre des vessies pour des lanternes.) Et parfois sur des
sujets graves ou problématiques : beaucoup de gens sont persuadés que
l'énergie nucléaire est mauvaise ou dangereuse, ou que les antennes de
téléphonie mobile émettent trop fort, ou que les OGM sont
dangereux, pour des raisons totalement dénuées de fondement
scientifique (ce qui ne veut pas dire qu'on ne doive pas débattre à ce
sujet, mais l'idée de trancher ces débats par un choix
« démocratique » quand les citoyens sont profondément ignorants et
facilement manipulables par des slogans simplistes, c'est très
inquiétant). Quand ce n'est pas sur des questions de société, c'est
aussi sur des choix individuels à la consommation (xkcd
l'a illustré récemment,
d'ailleurs) : un ami me faisait par exemple remarquer que les produits
alimentaires contiennent soit de l'énergie
(c'est bien
l'énergie, c'est positif, c'est bon pour les enfants pour se dépenser)
soit des calories
[#5]
(mais alors il en faut le moins possible parce que ça fait grossir,
donc il faut être pauvre en calories, si possible contenir moins de 1
calorie par dose) — je ne suis pas certain que les gens soient
bien conscients qu'il s'agit bien de la même chose !
Je ne veux surtout pas jeter la pierre sur les profs ou sur l'Éducation nationale (ils en reçoivent largement assez, des pierres, de tous les côtés). Je dis que je rêve d'un cours d'ordres de grandeur, mais je ne sais pas si ce n'est pas un rêve totalement utopique : j'ai une profonde répugnance à penser que les gens soient condamnés à être ignorants, mais j'ai aussi assez de réalisme pour me rendre compte que c'est parfois naïf d'espérer autre chose. Bref, je n'en sais rien. Mais on pourrait au moins espérer faire rentrer dans la tête des gens que, justement, ils sont ignorants, et qu'à défaut de savoir il est bon de savoir qu'on ne sait pas ! Car si pour ce qui est de la culture dans les humanités il est rare que le pékin moyen, ou l'homme politique (tout aussi moyen) qui le représente, se mêle d'avoir forcément raison[#6], en matière de tout ce qui est scientifique ou technique (informatique, politique énergétique, santé publique), on ne se prive pas de parler bien fort de ce sur quoi on ne sait rien.
Et surtout, je veux jeter la pierre sur ceux qui désespèrent qu'on
pense que Shakespeare est né au XIIe siècle (décidément, je
tiens à mon exemple) mais qui trouvent normal qu'on puisse s'imaginer
que la Terre pèse mille milliards de tonnes ; qui défendraient une
ignorance en disant bah, on n'est pas des astronomes
et qui
rejetteraient l'argument bah, on n'est pas non plus des
historiens
. La chose qui est indéfendable, ce n'est pas d'être
ignorant de l'une ou l'autre question : la chose indéfendable, c'est
d'entendre une question de ce genre dont on ne sache pas la réponse,
et de ne pas aller se bouger son c** pour aller regarder sur Wikipédia
ou dans n'importe quel dictionnaire, pour être un peu moins ignorant
pour la suite.
[#] L'émission Karambolage s'était livrée à ce petit jeu que de demander ça à des Parisiens (et, à des Berlinois, les pays frontaliers de la France). Ce n'était pas vraiment brillant (ni dans un sens ni dans l'autre) : notamment, beaucoup de Français semblent penser que la Russie est limitrophe de l'Allemagne.
[#2] Et un
grand blah
préventif à ceux qui feront les malins en expliquant
que ce n'est pas faux de dire que le Soleil tourne autour de la Terre
car tout est relatif.
[#3] Pour faire un peu
d'histoire des sciences, le premier à avoir mesuré la masse de la
Terre est Henry
Cavendish en 1798, en mesurant du même coup — ou de façon
équivalente — la constante de Newton
(que certains
appellent, du coup, de Cavendish
) de la gravitation, ou la
masse volumique de la Terre (ce qui était la chose qui l'intéressant
le plus dans l'histoire : quelque chose comme 5½ fois celle de l'eau).
À ce sujet, une autre façon de retrouver la masse de la Terre est de
connaître la constante de la gravitation (autour de
6.7·10−11m³/kg/s²), la distance de la Terre à la Lune
(c'est plus facile à retenir sous la forme d'un peu plus que 1 seconde
lumière si on connaît la vitesse de la lumière), la période de
révolution de la Lune (ça, a priori tout le monde sait que c'est un
mois — même si on peut pinailler pour faire la différence entre
le mois sidéral et le mois synodique, ce sera le même ordre de
grandeur)… et les lois de Kepler (ou le théorème du viriel).
Mais bon, c'est un peu plus compliqué, et c'est aussi moins précis
quand on prend des chiffres trop approximatifs (de tête je trouve dans
les 2·1024kg pour la masse de la Terre avec ces valeurs, ce
qui est le bon ordre de grandeur mais quand même pas terrible sur la
mantisse).
[#4] Là, normalement,
des lecteurs me font remarquer que billion
désignait historiquement 1012 en anglais, d'ailleurs ce
sens a perduré plus longtemps en anglais britannique, et que
réciproquement, billion
a pu désigner un milliard
(109) en français. Les deux sont vrais, mais maintenant
l'usage est à peu près fixé. Mon avis est d'ailleurs que le
mot billion
et même milliard
devrait être complètement
supprimé, et qu'on devrait utiliser les préfixes SI comme
si c'étaient des nombres (ça a le double avantage de ne pas dépendre
de la langue, et d'avoir le même langage pour les quantités sans
dimensions et pour celles qui en ont) : donc dire que la Terre compte
six giga habitants, que la dette des États-Unis est d'une douzaine de
téra dollars, etc.
[#5] Il s'agit, en fait, de kilocalories (soit 4.184kJ). Mais comme les gens n'ont aucune idée des ordres de grandeur des énergies, faire remarquer la différence c'est comme pisser dans un violon. Pour la défense de ceux qui confondent calorie et kilocalorie, admettons cependant qu'il y a une ambiguïté historique sur l'usage de ce terme (c'est comme pour le billion).
[#6] Pour faire un
léger coq-à-l'âne, cela m'évoque cependant l'anecdote suivante
(probablement apocryphe, et donc je ne vais pas chercher à en
retrouver une source, de peur d'apprendre que c'est complètement
inventé) : au cours d'un débat à la Chambre des Communes quand elle
était Premier ministre, Margaret Thatcher aurait expliqué qu'il ne
fallait pas écouter le chant de sirène des travaillistes, car si
Ulysse avait écouté le chant des sirènes, son bateau aurait sombré et
il ne serait pas arrivé à bon port
. Ce à quoi un député
travailliste aurait répliqué que (1) Ulysse a écouté le chant
des sirènes, (2) son bateau a sombré, (3) il a quand
même fini par arriver à bon port, et (4) il serait temps d'ouvrir
une commission d'enquête sur l'état des études classiques au
Royaume-Uni.