David Madore's WebLog: Quelques réflexions sur l'électricité, la pénurie et les probables coupures à venir

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(lundi)

Quelques réflexions sur l'électricité, la pénurie et les probables coupures à venir

Avec l'arrivée de l'hiver, l'opinion publique française découvre que la sécurité de l'approvisionnement en électricité du pays est tout à fait précaire. (Le phénomène n'est pas exclusivement français, il se produit dans d'autres pays européens — sans même parler de l'Ukraine — mais avec des différences et à des degrés d'acuité divers, et comme je ne connais essentiellement que la situation en France et un tout petit peu en Allemagne et au Royaume-Uni, je vais éviter de me mouiller en parlant d'autre chose que de la France.) Personnellement je suis amplement averti du problème parce que mon poussinet m'en parle régulièrement depuis au moins deux ans (même s'il faut reconnaître qu'il a surestimé son ampleur puisqu'il me promettait déjà des blackouts pour l'hiver 2020–2021, puis pour l'hiver 2021–2022, qui n'ont pas eu lieu), mais je trouve assez malheureuse cette façon qu'a le pays de découvrir les choses quand on est au pied du mur : j'ai l'impression qu'on est reparti dans le même système de déni qu'avant la première vague de covid, où on a d'abord fait semblant que le problème ne toucherait pas la France, puis que ça n'affecterait pas notre vie courante, pour finalement découvrir l'impréparation totale du pays, qui est certes la faute des autorités, mais aussi des autres composantes de la vie publique, par exemple la presse qui aurait dû les harceler sur le sujet depuis des mois pour exiger des détails sur ce qui était prévu et ce qui pourrait se passer.

(Je ne comprends même pas la logique des gouvernements, dans leur intérêt égoïste, à nier ce genre de crises à venir. Il me semble que si j'étais au pouvoir et intéressé par y rester, je chercherais au contraire à amplifier tous les problèmes à l'horizon dont je peux vaguement prétendre qu'ils ne sont pas de ma faute — comme une pandémie ou une mauvaise gestion du réseau électrique par les gouvernements précédents — quitte à pouvoir dire, si rien de mal ne se produit, vous voyez ? notre action a réussi à éviter la catastrophe, et, si le problème survient effectivement, vous voyez ? nous vous avions prévenus. Mais passons.)

Je vais donc essayer de faire un peu le tour de ce que je peux dire sur le sujet tel que je le comprends. Comme je le fais parfois quand je n'arrive pas à plaquer mon discours sur un plan structuré en parties, je fais un succédané de plan sous forme de petits intertitres alignés à droite qui aident j'espère un petit peu à s'y retrouver dans ce pavé de texte.

☞ Énergie et puissance

Les raisons du problème sont variées (ce qui permet commodément à chacun de pointer du doigt ce qui l'arrange : qui l'intermittence des énergies renouvelables, qui la lenteur de l'entretien des centrales nucléaires, qui la guerre en Ukraine, qui la pandémie, qui la conjoncture économique), mais disons déjà qu'il y a deux chose qu'il ne faut pas confondre, même si elles ont un impact l'un sur l'autre : l'Europe en général, et la France en particulier, a à la fois un problème d'énergie en général (et de prix de l'énergie) et un problème de puissance de pointe sur le réseau électrique. C'est du deuxième que je veux parler même si le premier l'affecte indirectement.

☞ Tristesse quant au manque de culture scientifique du grand public (une digression)

Donc déjà, là, on a un méta-problème, qui est que le grand public a du mal à comprendre le problème, déjà parce que grand public ne connaît pas ou ne comprend pas la différence entre une énergie (qui est un stock) et une puissance (qui est un flux), confusion à la fois trahie et alimentée par les journalistes qui mélangent complètement les kilowatts·heure (kW·h, unité d'énergie) et les kilowatts (kW, unité de puissance), ou parlent même de kilowatts par heure (ce qui n'a pas de sens, enfin, ça peut en avoir dans des cas fort rares comme pour une montée ou baisse de charge, mais ce n'est presque jamais ce dont on parle). Et je prétends que cette confusion, loin d'être un point anecdotique (oui oui, j'ai écrit kilowatts par heure, je voulais dire kilowatts·heure, c'est un lapsus, vous m'embêtez, les scientifiques, avec vos pinaillages) devient un grave problème politique parce que quand on ne comprend rien à une crise, on mélange tout, on finit par croire des conneries, et des gens peu scrupuleux en profitent pour vous faire passer des vessies pour des lanternes. Or on a besoin de citoyens éclairés, surtout quand on leur demande des efforts ou des actions intelligentes (ou simplement de voter pour des non escrocs) ; et ce billet de blog est ma modeste contribution pour essayer d'aider à cet éclairement.

Ceci s'inscrit bien sûr dans le cadre plus large du problème de manque de compétences scientifiques basiques du grand public, donc je me suis déjà indigné plusieurs fois (par exemple ici) sur ce blog, et qui s'est déjà manifesté pendant la pandémie avec la difficulté à comprendre ce qu'est une exponentielle ou un taux de létalité (mais bon, pendant la pandémie, les épistémologistes ont eux-mêmes dit énormément de conneries). On peut aussi comparer ça avec un problème de culture générale : il ne s'agit de se moquer de personne individuellement (tout le monde a beaucoup de lacunes quelque part dans sa culture), mais on peut néanmoins être affligé par le niveau général collectif de culture scientifique du grand public. Ne pas comprendre la différence entre une énergie et une puissance est à peu près d'analogue à ne jamais avoir entendu parler de la première guerre mondiale, à la différence que (je ne sais pas pourquoi) c'est socialement moins mal vu d'être ignorant sur le concept d'énergie que sur l'existence de la première guerre mondiale, et que c'est politiquement plus problématique quand on est plongé dans une crise de l'énergie qui rend le concept autre chose que théorique.

Est-ce que ça vaut la peine que j'essaie d'expliquer les choses ? J'ai toujours peur que ce soit comme pisser dans un violon : les gens qui ont déjà la culture scientifique nécessaire savent déjà très bien ce qu'est la différence entre une énergie et une puissance, et ceux qui ne le savent pas, ce n'est souvent pas tellement par manque d'information que par manque de motivation pour apprendre (c'est technique, ça ne m'intéresse pas), donc même s'il y en a qui lisent mon blog, ce qui est déjà assez rare vu le contenu dont je parle en général, j'ai peur qu'ils se disent simplement ouhlà, il y a des chiffres : je vais sauter, et c'est bien ça le cœur du problème.

Mais bon, hauts les cœurs, je vais quand même faire des efforts de pédagogie.

☞ Une analogie avec de l'eau

Pour essayer d'expliquer les choses avec une analogie, si on imagine que l'énergie est remplacée par de l'eau, ou plus exactement l'analogie dans laquelle l'énergie est un volume d'eau, alors la puissance est un débit, c'est-à-dire un volume par unité de temps qui peut circuler dans une canalisation, ou qu'une pompe est capable de produire, ou qu'une installation domestique consomme, ou quelque chose comme ça. On voit qu'il y a plusieurs façons différentes de manquer d'eau : on peut manquer de volume mais pas de débit (le lac source ou la nappe phréatique est presque vide, on peut en tirer très vite mais bientôt il n'y aura plus rien), ou on peut manquer de débit (la nappe phréatique est bien pleine, mais la pompe qui en extrait de l'eau ne peut pas extraire assez vite). Le débit se mesure en volume par unité de temps, par exemple en litres par seconde ou en mètres cube par heure ; inversement, un volume écoulé se calcule en multipliant un débit par le temps pendant lequel on a laissé ce débit s'écouler.

Il en va exactement de même de l'énergie et de la puissance, sauf que les accidents de l'histoire font que l'unité la plus souvent utilisée pour l'énergie (≈ volume) dans la vie courante (pour la facturation et l'économie de l'énergie, disons) se déduit de l'unité pour la puissance (≈ débit), le watt, et pas le contraire : cette unité d'énergie est le watt·heure (ou ses multiples), qui est l'énergie consommée ou produite si on consomme ou produit une puissance de 1 watt pendant une heure : c'est une multiplication, pas une division, parce que l'énergie est un produit d'une puissance par un temps de la même manière qu'un volume d'eau est un produit d'un débit par un temps ; donc watt·heure, pas watt/heure. Si on préfère, l'unité de puissance, le watt, est un watt·heure par heure (unité d'énergie par unité de temps) de la même manière que pour l'eau, une unité de débit est par exemple mètre cube par heure (disons). En fait, l'unité standard officielle d'énergie est le joule, qui est un watt·seconde, mais c'est trop petit pour être utile en économie, donc on utilise le watt·heure, qui vaut 3600 joules puisqu'une heure vaut 3600 secondes (et, de nouveau, c'est un produit : un watt consommé pendant 3600s ça va faire 3600 fois plus d'énergie consommée qu'un watt consommé pendant 1s). Et en fait, plutôt que le watt·heure lui-même, on utilise surtout ses multiples, le kilowatt·heure (kW·h), qui vaut 1000 watts·heure (ou 3.6 millions de joules), le mégawatt·heure (MW·h), qui vaut 1000 fois ça c'est-à-dire 1 million de watts·heure (ou 3.6 milliards de joules), le gigawatt·heure (GW·h), qui vaut 1000 fois ça c'est-à-dire 1 milliard de watts·heure, et le térawatt·heure (TW·h), qui vaut encore 1000 fois ça, c'est-à-dire 1 billion de watts·heure (le billion français, pas le billion américain qui est un autre nom du milliard).

(J'aurais pu faire une analogie avec de l'argent au lieu de la faire avec de l'eau : l'énergie est comme un capital alors que la puissance est comme un salaire. Le problème avec cette analogie, peut-être superficiellement plus parlante que celle avec l'eau, c'est que le salaire n'est reçu que par sommes mensuelles, ce qui aide moins à comprendre les problèmes des pics instantanés de débit. Elle serait plus appropriée si on recevait un salaire sous forme d'augmentation continue de son compte en banque : un centime toutes les quelques secondes. Mais ce n'est pas le cas alors je préfère parler d'eau.)

(Bon, par ailleurs, j'aurais peut-être dû mettre partout dans cette entrée des guillemets autour de consommer de l'énergie : techniquement, on ne consomme jamais d'énergie, pas plus qu'on n'en produit, parce que l'énergie se conserve, on ne fait que la transformer d'une forme en une autre, et in fine en chaleur qui est la forme la plus difficilement utilisable de l'énergie ; mais bon, il n'est pas mon propos de faire ici de la vulgarisation sur la thermodynamique, pour ça je peux renvoyer à cette fort vieille entrée. Et puis, on parle bien de consommer de l'eau, alors que l'eau non plus elle ne disparaît pas quand on la consomme, elle finit bien quelque part, donc ça rend mon analogie tout à fait pertinente.)

☞ Unités d'énergie et de puissance

Je répète, pour que ce soit facile à trouver et à lire :

L'énergie est un stock (comme un volume d'eau), on la mesure en (joules, ou en) watts·heure (W·h) et ses multiples le kilowatt·heure (1kW·h = 1000 W·h), le mégawatt·heure (1MW·h = 1 000 000 W·h), le gigawatt·heure (1GW·h = 1 000 000 000 W·h), ou même le térawatt·heure (1TW·h = 1 000 000 000 000 W·h).

La puissance est un flux (comme un débit d'eau), on la mesure en watts et ses multiples le kilowatt (1kW = 1000 W), le mégawatt (1MW = 1 000 000 W) ou le gigawatt (1GW = 1 000 000 000 W).

Un watt·heure est l'énergie totale produite ou consommée si on produit ou consomme une puissance de 1W pendant 1h, et on a :

énergie = puissance (moyenne) × temps

— par exemple, consommer une puissance de 1000W pendant 1h, ou de 1W pendant 1000h, ou de 20W pendant 50h, ou de 50W pendant 20h, tout ceci consomme 1000W·h = 1kW·h au final.

Inversement, un watt est la puissance correspondant à consommer un watt·heure par heure :

puissance (moyenne) = énergie / temps

— par exemple si un équipement électrique a consommé 1000W·h (soit 1kW·h) pendant un intervalle de 5h, c'est que sa puissance consommée moyenne est de (1000W·h)/(5h) = 200W.

Le watt par heure, lui, n'a que très rarement un sens (quand on parle d'une variation de puissance dans le temps, ce qui n'est vraiment pas fréquent) : au moins 99 fois sur 100, quand un journaliste parle de watt par heure ou écrit W/h, c'est une erreur pour watt·heure ou W·h.

(La raison de la confusion qui fait écrire watt par heure ou W/h à beaucoup de journalistes est sans doute une forme d'hypercorrection : on leur a appris que ce qu'on appelle vulgairement un kilomètre-heure dans le langage courant est en fait un kilomètre par heure et ils savent qu'il faut écrire km/h, ce qui est vrai, donc par analogie ils s'imaginent qu'un watt-heure est une erreur pour watt par heure, mais justement ce n'est pas ça, ce n'est pas une division, c'est une multiplication, c'est un watt fois heure qu'on appelle un watt·heure, et c'est un watt qui est un watt·heure par heure et pas le contraire.)

☞ Ordre de grandeur : le kilowatt·heure

L'autre chose qui fait cruellement défaut au grand public, c'est un sens des ordres de grandeur. Un radiateur électrique typique peut consommer (c'est-à-dire en fait : transformer en chaleur) une puissance de 1000W, autrement dit 1kW : si on le fait tourner pendant 1h, on a donc consommé 1kW·h, un kilowatt·heure. Le kilowatt·heure est donc une unité assez typique pour les consommations domestiques individuelles. Son prix aux particuliers dépend du détail de l'abonnement, mais en ce moment chez EDF il est à 0.174€ pour l'abonnement de base, ou 0.147€ en heures creuses et 0.184€ (j'arrondis) en heures pleines si on a la formule HC/HP, ou entre 0.086€ (heures creuses bleues) et 0.549€ (heures pleines rouges) si on a la formule Tempo. Le mégawatt·heure, le gigawatt·heure et le térawatt·heure sont donc alors mille, un million, et un milliard de fois ça : le premier peut servir par exemple à mesurer la consommation d'un foyer sur un an, le second à mesurer la consommation d'un village sur un an, le troisième d'une grande ville sur un an (et pour la Terre entière, on parlera carrément en pétawatts·heure).

Il peut aussi être intéressant de noter que le watt·heure est à peu près la même chose que la « calorie » (qui est en fait en vrai une kilocalorie, mais tout le monde l'appelle calorie, et, oui, c'est vraiment confusant), cette unité à la con qui sert à indiquer les apports en énergie des aliments : oui, la calorie-qui-est-en-fait-une-kilocalorie est une unité d'énergie comme le watt·heure ou le joule, elle vaut 1.16 watt·heure. Du coup, les apports journaliers recommandés en énergie pour un adulte sont de l'ordre de 2.5 kW·h (l'essentiel part en métabolisme), ce qui peut aussi être un bon ordre de grandeur à retenir.

Autre ordre de grandeur possiblement intéressant : une voiture électrique consomme de l'ordre de grandeur de 150W·h par kilomètre, ou si on préfère, 15kW·h par 100km. Par ailleurs, un litre d'essence « contient » (c'est-à-dire, est capable de libérer quand on le brûle) environ 9kW·h.

☞ Puissance instantanée et puissance moyenne

Concernant le lien entre énergie et puissance, il faut que je fasse une remarque importante sur la puissance moyenne et la puissance instantanée. Là aussi, si je dois m'adresser au grand public, il vaut sans doute mieux que je fasse une analogie. Ce sera plus clair si je parle de distances et de vitesses :

Supposons que pendant des vacances je fasse de grandes randonnées où chaque jour je parcours 24km à pied. Je peux dire que, tel jour donné, j'ai parcouru 24km, c'est une distance. Je peux aussi dire que comme chaque jour de ces vacances je fais 24km, c'est que je fais 24km/j : cette fois c'est une vitesse, qu'on peut encore écrire comme 1km/h puisque 1j = 24h. C'est une vitesse moyenne. On voit tout de suite qu'elle n'a pas beaucoup de sens : j'ai moyenné sur toute la journée les périodes où je me baladais vraiment (et je faisais certainement beaucoup plus que 1km/h) et les périodes où je faisais autre chose, comme dormir, et je n'avançais pas du tout. Dire qu'on a fait 1km/h de vitesse moyenne sur la journée est une façon juste, mais un peu confusante, de dire qu'on a fait 24km par jour, c'est exactement la même chose, et du coup cette distance parcourue par jour peut se voir comme une vitesse moyenne sur la journée, et vice versa : c'est juste deux façons de dire la même chose. Encore une fois, ce 1km/h moyen est trompeur parce que probablement on a eu des vitesses instantanées variant entre 0 (quand on dort) et peut-être 6km/h ou 8km/h selon le caractère plus ou moins dynamique de la marche, mais c'est quand même intéressant d'avoir ce point de comparaison (convertir une distance totale parcourue dans la journée en vitesse moyenne), tant qu'on se rappelle qu'il faut le prendre avec des pincettes.

Il en va de même de l'énergie. La France consomme de l'ordre de 470TW·h d'électricité par an. Ce chiffre de 470TW·h (ou 470 000 GW·h si on préfère) est une énergie (électrique totale consommée dans l'année), mais si je présente exactement la même information comme 470TW·h/an, ça devient une puissance moyenne sur l'année (comme les 24km/j dans l'analogie exposée au paragraphe précédent) ; or il y a 365 jours dans une année (en ignorant le fait que certaines sont bissextiles), ou 365×24 = 8760 heures, donc on peut réécrire ce 470TW·h/an comme 470TW·h/(365j) = 1.3TW·h/j (térawatt·heure par jour) ou 470 000 GW·h/(8760h) = 54GW : là on a affaire à des gigawatt·heures par heure, et un gigawatt·heure par heure c'est justement un gigawatt. Qu'on écrive ça comme 470TW·h/an ou comme 1.3TW·h/j ou comme 54GW, c'est la même chose, et c'est une puissance moyenne, la moyenne étant prise sur toute l'année.

Mais si cette puissance moyenne (annuelle) de 54GW est simplement une façon différente de présenter le total annuel (on a divisé les 470TW·h d'énergie consommée dans l'année par les 8760h de durée de l'année), la puissance instantanée consommée par le pays, elle varie d'un instant à l'autre, entre quelque chose comme 30GW (au petit matin les week-ends d'été) et 100GW (en début de soirée les jours d'hiver), et ces variations sont le cœur des problèmes de puissance dont il est question sur la disponibilité électrique. Du coup on peut dire que le problème n'est pas tellement dans la différence entre énergie et puissance mais entre puissance moyenne (qui représente juste différemment la consommation totale sur l'année) et puissance instantanée (qui connaît des creux et des pics).

À partir de la consommation électrique annuelle totale du pays, à la place ou en plus de diviser par le temps pour transformer ça en une puissance annuelle moyenne, on peut aussi diviser par le nombre d'habitants (67.5 millions pour la France) pour obtenir une consommation par habitant. C'est un peu comme la moyenne dans le temps : ça donne une moyenne, justement, ce qui peut être intéressant pour se rendre compte des ordres de grandeur, mais évidemment il y a de forts écarts à la moyenne, parce que tout le monde ne consomme pas autant d'électricité (déjà, qu'on ait un chauffage électrique ou pas va tout changer).

☞ Ordres de grandeur de la consommation électrique de la France

Néanmoins, comme façon de se familiariser avec les ordres de grandeur, je pense qu'il est utile d'avoir lu tous ces chiffres au moins une fois. Je vais prendre la consommation électrique de la France en 2021, que je tire de RTE (bilan électrique 2021, onglet consommation pour la partie principale, et de Eco2Mix pour les instants des pics et des creux) :

  • La consommation électrique totale de la France sur l'année 2021 était de 472TW·h d'énergie, qui se répartissent en 155TW·h de résidentiel (c'est 33% : la part des ménages), 191TW·h de professionnels et 66TW·h de grande industrie (alimentée directement en haute tension), et je n'ai pas compris où sont partis les 60TW·h restants (peut-être des exports ? ça me semble beaucoup pour les pertes en ligne).
  • Si je divise par les 8760 heures que dure l'année, on obtient la puissance moyenne annuelle consommée : 54GW dont 17GW de résidentiel. Mais la puissance instantanée connaît des pics et des creux importants : en 2021, le pic de consommation instantanée a été de 88GW (soit 164% de la moyenne) le , et le creux a été de 30GW (soit 55% de la moyenne) le . (Sur le pic je n'ai pas la part de résidentiel, et c'est dommage : je soupçonne qu'elle est beaucoup plus forte pendant les pics qu'en-dehors mais ne ne sais pas avec certitude.)
  • Si je divise la consommation électrique totale par la population (67.5M), on trouve des moyennes individuelles : 7.0MW·h (c'est-à-dire 7000kW·h) d'énergie consommée par habitant en tout en 2021, dont 2.3MW·h (ou 2300kW·h) par habitant en résidentiel (la part industrielle n'a pas vraiment de sens à répartir par habitant, mais bon, on peut toujours faire le calcul de la division).
  • Et si je divise à la fois par le temps et par le nombre d'habitants, on trouve une puissance consommée moyenne annuelle de 800W par habitant en tout, dont 260W en résidentiel, avec une puissance instantanée qui varie de 490W par habitant à 1300W par habitant au pic (de nouveau, je n'ai pas la part de résidentiel là-dedans, mais je pense qu'elle est importante).

Il faut reconnaître que cette multiplicité de façons de donner la même information (térawatts·heure d'énergie totale sur l'année, gigawatts de puissance moyenne, mégawatts·heure d'énergie par habitant sur l'année, ou watts de puissance moyenne et par habitant) et le fait qu'on peut exprimer la consommation totale ou uniquement celle des ménages, contribue à rendre les chiffres un peu difficiles à lire et à convertir. Ça fait partie des autres éléments de culture scientifique que le grand public ne possède malheureusement pas : savoir gérer les ordres de grandeur, multiplier ou diviser par 8760 ou par 67.5 millions grossièrement (c'est-à-dire plutôt par 10000 et 50 millions, en fait), et passer d'une unité à une autre, de tête. (Et encore, je n'ai pas donné les chiffres par jour, mais il y aussi des gens qui préfèrent diviser par 365 que par 8760.) Du coup, c'est facile d'arnaquer les gens avec des chiffres justes mais difficiles à lire.

☞ Nécessité d'équilibrer la puissance produite et consommée

Voilà pour les ordres de grandeur. Maintenant, il y a plusieurs choses essentielles à savoir sur l'énergie électrique, et qui rendent compliquée la gestion du réseau :

  • On ne peut pas stocker l'électricité (s'il y a une chose à retenir c'est bien ça).

    Bon, il y a quelques tentatives pour arriver à stocker quand même un petit peu l'énergie électrique en la convertissant en une autre forme d'énergie : la seule qui marche vraiment actuellement c'est sous forme hydroélectrique (comme énergie potentielle de l'eau), système connu sous des noms variés : barrages réversibles, conduites forcées, centrales STEP ou stations de pompage-turbinage — tout ça est plus ou moins interchangeable —, mais ça a énormément de limites, à la fois en énergie et en puissance, je vais en redire un mot plus bas. Les autres formes de stockage, notamment par énormes batteries, sont complètement anecdotiques à l'heure actuelle et ont des chances de le rester (cf. ce que j'avais raconté ici, et cf. aussi cette vidéo).

  • Par conséquent, la puissance instantanée produite doit toujours être égale à la puissance instantanée consommée : le budget énergétique de l'électricité ne peut jamais être déficitaire (ni même excédentaire), il doit toujours être équilibré.

    Il faut donc toujours s'arranger pour avoir autant de moyens de production d'électricité que ce qui est nécessaire (cf. le point suivant). Il ne suffit pas d'avoir assez d'énergie au total, il faut avoir la puissance demandée au moment où elle est demandée.

    Comptablement, même dans la mesure où on arrive quand même à stocker un peu d'énergie par pompage-turbinage (cf. le point précédent), on va considérer que la partie qu'on stocke est déduite de la production (ou ajoutée à la consommation, mais je crois que le standard est plutôt de le déduire de la production) pour que le bilan comptable soit toujours équilibré. (Il y a aussi la question de la part perdue en ligne, je ne sais pas non plus si elle est comptée comme production en moins ou comme consommation en plus, ou si ça fait quand même un petit écart, mais oublions ces subtilités.)

  • Si d'aventure on tentait de consommer plus que le pays ne produit, cette tentative mettrait à mal le réseau électrique : la tension pourrait baisser en-dessous de sa valeur nominale de 230V (ce qui, du coup, rééquilibrerait la consommation à la baisse, parce qu'un radiateur électrique consomme moins d'énergie — et bien sûr chauffe moins — quand on l'alimente avec une tension plus basse) ou surtout la fréquence du courant alternatif pourrait baisser en-dessous de sa valeur nominale de 50Hz (ce qui rééquilibre aussi les choses car les moteurs synchrones vont tourner moins vite et donc consommer un peu moins, mais surtout les usines de production tendent à maintenir la fréquence à sa valeur nominale, donc vont produire plus pour rattraper la baisse de fréquence).

    La fréquence constitue la réserve « primaire » du réseau électrique, c'est-à-dire celle qui est mise en jeu en première ligne (ceci se fait de façon complètement mécanique, le réseau a « envie » de rester synchrone et ça lui donne une robustesse contre les variations de puissance) ; comme la grille de toute l'Europe continentale est synchrone, ce qui permet d'absorber des variations brèves de production ou de consommation à l'échelle de tout le continent, d'où un gain important de robustesse. Si de façon très temporaire la France consomme plus que ce qu'elle produit, cela va diminuer légèrement la fréquence du courant alternatif dans toute l'Europe, et sauver le réseau. Mais la situation ne peut pas durer : si l'équilibre n'est pas très rapidement rétabli, il y a des risques de graves dommages des équipements.

    La réserve « secondaire » du réseau consiste à déclencher des mécanismes automatiques programmés, comme l'augmentation de moyens de production (par exemple lever les barres de modération des centrales nucléaires, injecter plus de gaz dans les centrales à gaz, etc.). Mais in fine, sur des échelles plus longues ou pour des variations plus complexes, c'est à l'opérateur d'intervenir manuellement : activer plus de centrales, relâcher de l'eau dans des barrages STEP, importer depuis un pays voisin (s'il y en a un qui est excédentaire !), payer un industriel pour arrêter de consommer, ou, si rien n'est plus possible, déclencher une coupure locale pour préserver le réseau national. La baisse de tension n'est envisager qu'en ultime recours avant les coupures.

    (Noter que la surproduction serait aussi un problème, en théorie, parce que la production n'a pas plus le droit d'être supérieure à la consommation que d'être inférieure, mais en pratique, à part peut-être le solaire où je ne sais pas bien ce qui se passe, on peut moduler à la baisse tous les moyens de production, donc la surproduction ne peut être un problème que si l'opérateur est défaillant.)

    À ce sujet, ce tout petit bout de documentaire (extrait du documentaire de la BBC Britain from Above) est très intéressant : on voit la manière dont un opérateur du réseau électrique britannique réagit à l'augmentation de consommation qui fait suite à la fin d'un épisode de série télé (Eastenders) quand à très brève échelle des millions de britanniques se mettent à faire bouillir de l'eau pour le thé, et il faut instantanément augmenter la production (en libérant de l'eau dans des barrages réversibles, et en important par le lien HVDC depuis la France). Ce qui m'amène aux points suivants :

  • La puissance consommée varie dans le temps, à plusieurs échelles différentes. (Si bien que la puissance moyenne annuelle ne veut pas dire grand-chose.)

    Il y a une très forte variation saisonnière qui fait qu'on consomme en France environ 65% de plus au creux de l'hiver (décembre-janvier) qu'en été (août) : autour de 75GW de moyenne hebdomadaire au plus froid de l'hiver, contre autour de 45GW en été. (Cette différence hiver/été est plus marquée en France que dans d'autres pays parce qu'on a beaucoup plus de chauffage électrique que, disons, en Allemagne.)

    Il y a aussi une variation hebdomadaire avec (très à la louche : je n'ai pas pris de chiffres précis) 10% de consommation en plus en semaine que le week-end.

    Et il y a une variation quotidienne avec deux pics quotidiens en hiver, un plateau vers 8h30–12h30 et un pic vers 19h, et un creux vers 4h (en été c'est différent, on a en gros juste une grosse bosse dans la journée avec toujours un creux vers 4h) ; par exemple, une journée de forte consommation (le ) la France consomme 70GW à 4h du matin et 88GW à 19h.

    Il peut bien sûr y avoir des différences encore plus fines à des moments bien précis, l'exemple du l'influence de la télé étant le plus frappant (voir l'extrait de la BBC lié à la fin du point précédent).

    Une petite partie de la demande est pilotable, c'est-à-dire qu'on peut offrir, par des contrats spéciaux, des incitations aux gens pour consommer moins à tel ou tel moment (dispositifs généralement connus sous le nom d'effacements ; c'est le cas par exemple de la formule Tempo d'EDF pour les particuliers, dans laquelle l'électricité coûte très cher les jours rouges, si bien que les consommateurs qui ont opté pour cette formule modulent effectivement leur consommation à la baisse ; mais c'est aussi le cas pour certains sites industriels qui vont accepter de cesser leur activité si on les paye — très cher — pour).

  • La puissance produite varie aussi dans le temps selon les différents moyens de production.

    Le total varie forcément puisque la puissance consommée varie et (je l'ai dit plus haut) la puissance produite doit toujours égaler la puissance consommée. Mais la variation n'est pas la même selon les modes de production.

    • Les moyens de production dits pilotables produisent plus ou moins selon ce qu'on leur demande : c'est le cas des centrales nucléaires, des autres centrales thermiques (gaz, fioul, charbon), et de l'hydroélectrique (barrages normaux ou STEP).
    • Les moyens de production dits fatals produisent quand ils en ont envie, et qu'on ne contrôle pas : c'est le cas de l'éolien (qui produit de l'électricité quand le vent a envie de souffler) et du solaire (qui produit quand le soleil a envie de briller).

    Bien sûr, la pilotabilité n'est jamais parfaite : même les moyens pilotables peuvent être soumis à des aléas (centrale nucléaire en maintenance, pas assez d'eau dans le barrage, etc.). Mais les moyens de production fatals, eux, ne laissent vraiment aucun contrôle (ou alors juste à la baisse : on peut demander aux éoliennes de produire moins en orientant leur pales autrement).

    Il est évident qu'on a besoin de moyens pilotables : comme la puissance produite doit toujours égaler la puissance consommée et qu'on n'a quasiment aucun contrôle sur la puissance consommée (à part une toute petite proportion qui est effaçable), on a besoin de beaucoup de contrôle sur la puissance produite.

Pour avoir des chiffres précis sur tout ça à un moment donné, il y a deux sites très bien : Eco2Mix de RTE qui permet de voir la consommation de la France de quart d'heure en quart d'heure et son historique sur une longue période, ainsi que le détail de la production, des imports et exports, des tarifs du marché de gros de l'électricité, les émissions de CO₂ engendrées par la production d'électricité, etc. ; et Electricity Map qui permet de voir pour toutes sortes de pays du monde la consommation en direct, la part des différents moyens de production (et la proportion que chacun fournit de sa puissance installée, et les émissions de CO₂, ainsi que les imports et exports entre pays ; et surtout, on peut choisir entre un calcul basé à la production ou un calcul basé à la consommation qui tient compte de ce qui est importé).

(Et pour les gens comme moi qui aiment faire joujou avec des jeux de données, ici vous avez le jeu des données, demi-heure par demi-heure depuis janvier 2012, de la consommation totale et de la production de chaque mode de production, bref, les mêmes donnés que sur Eco2Mix mais en bloc et en Open Data.)

☞ La production d'électricité en France

En France, l'énergie nucléaire constitue le moyen de production de base de l'électricité (et la raison pour laquelle elle a un excellent bilan carbone), avec 61GW installés. Ici, installés, c'est-à-dire que toutes les centrales nucléaires en France, si elles tournent en même temps, produisent 61GW de puissance (rappel des chiffres que j'ai donnés plus hauts : consommation moyenne de la France en 2021 : 54GW, avec des variations entre 30GW et 88GW). Le nucléaire est pilotable, mais on ne le fait pas varier d'heure en heure, on le fait varier de saison en saison : on effectue les opérations de maintenance en été de manière à avoir le maximum de disponibilité en hiver. Pour autant, les centrales nucléaires ne produisent pas forcément 100% des 61GW installés même en hiver, parce qu'elles peuvent être à l'arrêt pour toutes sortes de raisons (maintenance exceptionnelle, contrôle, problème technique…). Quelques chiffres à ce sujet : en janvier 2021, par exemple, elles produisaient autour de 50GW ; et au total sur toute l'année 2021, le nucléaire a produit 361TW·h, ce correspond à une moyenne de 41GW hiver comme été. Mais en ce moment on est plutôt autour de 35GW à cause du problème de redémarrage des centrales dont je vais parler plus bas.

Les principaux autres moyens pilotables de production de l'électricité en France sont : l'hydroélectrique (puissance installée : environ 20GW de barrages classiques et 5GW de STEP), et les centrales thermiques fossiles (essentiellement à gaz : environ 13GW).

Il y a bien sûr aussi des énergies renouvelables, solaire et éolien, mais comme je l'ai dit plus haut, il s'agit de moyens fatals : ils produisent de l'énergie quand ils en ont envie, pas forcément quand on en a besoin. Donc à leur sujet, l'énergie totale produite au cours de l'année (solaire : 14TW·h en 2021 ; éolien : 37TW·h en 2021) correspond à une puissance moyenne (solaire : 1.6GW ; éolien : 4.2GW) qui n'apporte que très peu d'information : on va avoir 6GW de puissance produite en moyenne par ces modes de production ensemble, mais sans qu'ils soient d'un réel secours en cas de pointe. Le solaire, au moins, est vaguement prévisible, on sait qu'il va produire plus en été et quasiment rien en hiver (malheureusement, c'est exactement le contraire de ce dont on a besoin; par contre, à l'échelle d'une journée, il a quand même le bon goût de produire quand on consomme plus, mais les soirs d'hiver il ne produit de nouveau rien). L'éolien, lui produit parfois beaucoup (jusqu'à 16GW en France, comme le ) et parfois rien du tout mais il est soumis au bon vouloir complètement aléatoire des dieux du vent, donc on ne peut absolument pas compter dessus.

C'est toujours un peu énervant quand on entend dire que la France a « 19GW d'éolien » : ça c'est la puissance maximale théorique que l'éolien peut fournir en France, mais évidemment il ne fournit jamais autant : le maximum sur les cinq dernières années est 16GW. Dire que l'éolien produit 4GW en moyenne sur l'année est déjà un peu moins trompeur quant à son importance dans le mix énergétique, mais ce qu'il faudrait surtout regarder, pour une telle source d'énergie fatale, c'est la puissance minimale produite 90% du temps, ou 95% du temps, ou quelque chose comme ça, et en l'occurrence ce n'est pas terrible (c'est 1.0GW sur lesquels on peut compter 90% du temps, et pour 95% du temps c'est seulement 0.6GW : voir ce tweet pour l'allure précise de la courbe, et le reste du fil pour des analogues pour la consommation et d'autres modes de production).

☞ Une remarque sur les STEP

Le seul vrai moyen qu'on a de stocker de l'énergie est dans les STEP (stations de transfert d'énergie par pompage) : quand on veut stocker on pompe de l'eau en haut d'une montagne, et quand on veut la libérer on laisse retomber cette eau en faisant tourner des alternateurs, ce qui permet de récupérer une bonne partie (autour de 75% je pense) de l'énergie stockée. Mais les STEP possèdent une double limitation :

  • en énergie : ils ne peuvent stocker que jusqu'à un certain point : quand le réservoir amont est plein, ben il est plein ;
  • en puissance : même si on a plein d'énergie stockée, on ne peut pas la libérer arbitrairement vite, il y a un maximum de puissance libérable (et symétriquement, il y a un maximum de puissance stockable).

De ce que j'ai compris (essentiellement de cette source), la France dispose de l'ordre d'environ 180GW·h d'énergie de capacité de stockage totale dans les STEP, mais pour une puissance libérable totale de 5GW (et encore, elle tombe rapidement à 2GW quand les conduites les plus puissantes sont vides). C'est intéressant, parce que ça contredit ce que je pensais avant de me renseigner sur le sujet : je m'imaginais que l'énergie stockable était très faible mais libérable à très forte puissance (typiquement je pensais que ça tiendrait quelques minutes de consommation du pays), mais en fait c'est tout le contraire, l'énergie est assez énorme (l'énergie totale stockée équivaut à plusieurs heures de la consommation totale du pays) mais libérable par un petit filet de puissance de 5GW (bon, 5GW ce n'est pas mal non plus, c'est la consommation de millions de ménages, mais enfin, c'est bien en-dessous de l'ampleur des pics de consommation du pays). Ceci illustre bien l'importance de comprendre la différence entre énergie et puissance.

☞ Importer ou couper, quand il n'y a plus d'autre option

Donc, quand on est face à un pic de consommation, quand les moyens pilotables donnent tout ce qu'ils ont, si le vent n'a pas le bon goût de souffler, que reste-t-il ? Deux options : importer, ou couper la consommation.

Importer, c'est possible si d'autres pays ont de l'électricité à vendre, et si on peut y mettre le prix. En ce moment, la France importe d'Allemagne, Belgique et Espagne. (L'Allemagne a pour moyens pilotables essentiellement par des centrales à charbon et à gaz puisqu'elle a choisi de fermer ses centrales nucléaires ; bien sûr, quand le vent veut bien souffler elle a plein d'électricité à revendre. La Belgique a du nucléaire et des centrales à gaz. L'Espagne a des centrales à gaz, un peu de nucléaire, et de l'hydroélectrique.) Comme on le devine au fait que les centrales à gaz sont un des principaux moyens pilotables à part le nucléaire (à la fois en France et dans les pays dont elle importe), le prix de l'électricité a évidemment été considérablement renchéri par l'envolée du prix du gaz liée à la guerre en Ukraine (et donc la nécessité de l'importer des États-Unis ou du Golfe d'Arabie sous forme de gaz naturel liquéfié) : ici la crise de l'électricité rejoint la crise de l'énergie en Europe en général, même si ça reste deux problématiques distinctes.

Couper la consommation, ça peut vouloir dire payer les industriels pour ne pas produire (effacements : mais il faut les payer très cher, ce qui augmente aussi le prix du marché de l'électricité, et/ou ils ne sont pas contents, et menacent éventuellement de s'installer ailleurs, ce qui participe à la désindustrialisation du pays voire du continent). On peut baisser un peu la tension pour gratter quelques bouts de chandelle. Et en dernier recours, mais ce recours devient de plus en plus vraisemblable, couper l'électricité d'une partie des ménages. Je vais y revenir plus bas

☞ Pourquoi le problème est-il devenu plus grave ?

Qu'est-ce qui fait que le problème est plus prégnant cette année que les années précédentes ? Il y a une combinaison de facteurs conjoncturels et de facteurs à plus long terme, certains touchant spécifiquement la France et d'autres l'ensemble de l'Europe. De ce que j'ai compris (notamment de ma lecture un peu en diagonale de l'étude RTE Perspectives du système électrique pour l'automne et l'hiver 2022–23 et ses actualisations) :

  • La disponibilité du parc nucléaire français est actuellement particulièrement basse (au moment où j'écris, on est début décembre et il ne fait pas chaud, et les réacteurs nucléaires français produisent 37GW, alors qu'en plein été en 2021 ils fournissaient un chouïa plus que ça).

    Là aussi, il y a une combinaison de facteurs : certaines opérations de maintenance classique ont été reportées pendant la pandémie, elles se sont superposées à d'autres arrêts planifiés comme des visites décennales et des améliorations de sécurité ou de durée de vie (le « grand carénage »). Mais aussi, on a découvert un problème de « corrosion sous contrainte » dans des tubes coudés du circuit primaire de, je crois, 14 centrales nucléaires françaises représentant quelque chose comme 18GW. (Certains affirment que ce problème de corrosion aurait tout simplement pu être ignoré, ou en tout cas, ne pas être traité avec l'urgence avec lequel il l'a été. Cela fait partie du phénomène que je signalais ailleurs — cf. aussi ici — que le nucléaire français souffre d'un problème de surqualité en s'imposant des exigences déraisonnables par rapport à ce qui est pratiqué dans d'autres pays et qui non seulement ne calme pas les inquiétudes des adversaires du nucléaire mais, au contraire, leur fournit des arguments parce qu'ils peuvent pointer du doigt la multiplication des « incidents » parfois aussi graves que « la machine à café dans le bureau du directeur n'a plus de grains ».)

    Bref, il a fallu — ou on a choisi de — mettre ces réacteurs à l'arrêt, faire appel à des soudeurs spécialisés pour ressouder un tube coudé, et certaines de ces soudures ont été faites une deuxième fois parce que l'autorité de sûreté du nucléaire a trouvé à y redire (là aussi, surqualité…). Bref, le redémarrage de ces centrales, généralement prévu pour la fin de l'été, a parfois été retardé et re-retardé. Je crois qu'il est question de revenir au-dessus de 45GW au cours du mois de décembre, mais aucun redémarrage de centrale n'est sûr tant qu'il n'a pas eu lieu. (Si vous voulez suivre en détail les annonces de redémarrage de chaque centrale et les prévisions à ce sujet, suivez François-Marie Bréon sur Twitter qui compile les résultats tirés de la plateforme Transparence d'EDF. Voir aussi le site dédié Nuclear Monitor pour l'état actuel.)

    (J'ai aussi bookmarké les fils Twitter suivants à lire qui expliquent la complexité des visites décennales des réacteurs nucléaires français et leur obsession pour la sécurité, mais je n'ai pas eu le temps de bien les lire : première partie, deuxième partie.)

  • La disponibilité de l'énergie hydroélectrique est également à la baisse, suite à un été 2022 particulièrement sec.

    À vrai dire il s'agit plus là d'un problème d'énergie (la quantité totale d'eau stockée dans les barrages est basse) que de puissance de pointe (la puissance de pointe du barrage dépend surtout de sa conception) ; mais les opérateurs peuvent être plus réticents à produire beaucoup, et même si la situation hydroélectrique de la France semble s'être améliorée depuis la fin de l'été, les autres pays européens dépendant beaucoup de l'hydroélectrique (typiquement, la Suisse) peuvent avoir besoin d'exporter moins ou importer plus, ce qui tend l'ensemble du marché européen.

  • La guerre en Ukraine a énormément tendu le marché du gaz en Europe. Même si la France ne semble pas devoir manquer de combustible pour ses centrales à gaz, celles-ci ne disposent que d'une puissance limitée (environ 13GW) ; à l'inverse, l'Allemagne ne manque pas de puissance de centrales à gaz (environ 32GW), mais veut rationner le combustible ; et comme il n'y a essentiellement pas de pipeline permettant de livrer du gaz de la France à l'Allemagne (puisque tout avait été prévu pour fonctionner avec du gaz russe), la situation n'est pas facile à résoudre.

    Ajout () : À ce sujet, on peut mentionner que dans certains pays la hausse des prix du gaz ou les injonctions de le conserver ont fait que la demande de gaz s'est partiellement reportée sur la demande d'électricité même au niveau de la consommation finale chez les particuliers. En clair : les Allemands se chauffant au gaz ont été assez nombreux à acheter un radiateur électrique d'appoint, ce qui augmente la consommation du pays, donc diminue son inclination à exporter.

  • De façon générale, la France a fermé un nombre assez important de moyens de production pilotables : la centrale nucléaire de Fessenheim (environ 1.8GW) en 2020 est emblématique, mais il y a aussi eu fermeture de nombreuses centrales thermiques traditionnelles (charbon, fioul), par exemple celle à fioul de Porcheville en Île-de-France (environ 2.3GW) en 2017, une centrale qui produisait très peu d'énergie au total sur l'année mais apportait un complément salutaire de puissance lors des pointes de consommation. (De ce que je comprends, Porcheville a été fermée pour des raisons essentiellement économiques, et au prix actuel de l'énergie il y a des gens qui doivent s'en mordre les doigts.)

    Cette tendance à la fermeture de moyens pilotables est justifiée politiquement (et/ou économiquement) par le développement d'énergies renouvelables ou par la possibilité de recourir aux importations ; mais les énergies renouvelables sont fatales (sauf l'hydroélectrique pour lequel il est malheureusement difficile de construire de nouveaux barrages) donc ne sont d'aucun secours lors des pointes, et les importations rendent le pays dépendant de la conjoncture chez ses pays voisins, qui sont soumis aux mêmes aléas climatiques et aux mêmes difficultés géopolitiques (et de façon générale, si tout le monde ferme des moyens pilotables en se disant qu'on pourra bien importer, on voit que ça sera rapidement un problème).

  • La décision difficilement compréhensible du gouvernement allemand (et, de ce que j'ai cru lire, âprement débattue entre les composantes Verte et FDP de la coalition au pouvoir) de fermer toutes ses centrales nucléaires (plutôt que, à effort donné sur le pilotable et les renouvelables, des centrales à charbon) tend d'autant plus le marché de l'électricité en Europe et donc accroît les difficultés à importer.

    Heureusement pour cet hiver, il semble que les Allemands aient consenti à reporter de quelques mois la fermeture de deux(?) des trois dernières centrales nucléaires, qui était prévue pour fin 2022, mais j'avoue ne pas avoir tout suivi des annonces qui se contredisaient sans arrêt entre Scholz, Habeck et Lindner.

Ces différents facteurs mis ensemble rendent la France particulièrement vulnérable aux aléas climatiques surtout cet hiver : si le vent daigne souffler en Europe, l'énergie éolienne sera abondante, et si les températures sont douces, la consommation de chauffage sera faible, et les choses se passeront bien ; mais s'il y a des jours bien froids et sans vent, on n'a pas assez de centrales à gaz et essentiellement plus de centrale à fioul pour combler l'insuffisante de la combinaison nucléaire+hydraulique, et on voit mal quel autre pays pourrait exporter vers la France (au mieux on dépend du charbon allemand, au pire on risque le blackout).

☞ Que se passera-t-il en cas de pénurie ?

Concrètement, que va-t-il se passer en cas de pénurie ? En cas d'impossibilité de couvrir (par la production et les importations) la demande de puissance prévue, RTE commencera à mettre en œuvre des mécanismes d'effacement (incitatifs puis contraignants, je ne connais pas les détails) demandant à des industriels gros consommateurs de cesser leur activité. En parallèle, ils activeront le mécanisme Écowatt pour demander volontairement aux particuliers de faire des gestes pour réduire leur consommation : ces alertes sont publiées sur le site Écowatt jusqu'à trois jours à l'avance, et il est donc demandé aux particuliers de le consulter régulièrement et, par exemple, de couper leur chauffage électrique (et/ou ballon d'eau chaude si ce n'est pas déjà le cas) à certains moments de la journée (typiquement le matin et entre 18h et 20h). Il est aussi envisagé de baisser la tension du réseau basse tension en-dessous de sa valeur nominale (230V) jusqu'à la marge basse de son seuil de tolérance pour gratter tout ce qui peut l'être (ça fait que les radiateurs électriques consommeront moins, mais bon, s'ils sont thermostatés ils se déclencheront aussi plus souvent, donc je ne sais pas si on gagne tant que ça).

Mais en dernier recours, Enedis procédera à un délestage par des coupures tournante chez les particuliers. Il est bien sûr impossible de prédire si cela va vraiment arriver (ça dépend, avant tout, de la météo), mais le cas échéant, ces coupures seront annoncées d'abord (par la couleur rouge) sur le site Écowatt que je viens de lier, puis en détail sur le site détaillant les coupures temporaires Enedis (j'espère, d'ailleurs, qu'ils ont prévu un site web capable de tenir la charge de dizaines de millions de Français qui essaient de s'y connecter en même temps pour savoir s'ils auront de l'électricité le lendemain… malheureusement, j'ai des doutes).

☞ Précisions sur les coupures chez les particuliers

Quelques précisions :

  • La plage horaire la plus concernée par les coupures est celle de 18h à 20h, et possiblement aussi de 8h à 13h, en semaine. Les régions les plus concernées sont, je crois comprendre, la Bretagne et le Sud-Est (mais j'imagine qu'il sera décidé pour des raisons politiques d'équilibrer autant que possible les coupures sur tout le territoire de la Métropole).
  • Dans le détail, les endroits exacts qui seront coupés ou non seront décidés par les préfectures, évidemment dans la plus grande opacité parce que c'est polémique. (J'ai déjà dit tout le mal que je pensais du système des préfets en France ? Ah oui, je l'ai déjà dit, et Proudhon avant moi.)
  • On nous promet que les sites critiques (pompiers, hôpitaux, police) seront épargnés par les coupures. Je pense que c'est parfaitement naïf d'espérer qu'ils ont tous bien été recensés et que tout va bien se passer (rappelons que rien n'a pu être testé). Il y a certainement plein d'hôpitaux qui n'ont pas été identifiés comme tels parce qu'un bout de leur raccordement Enedis est inhabituel ou quelque chose comme ça. (En principe les hôpitaux ont des groupes électrogènes de secours mais, là aussi, ils sont souvent mal testés et un groupe électrogène qu'on ne teste pas régulièrement a de fortes chances de ne pas démarrer.) Inversement, il y a des gens qui auront le privilège de ne pas être concernés par les coupures parce qu'ils sont sur le même raccord Enedis qu'un site critique.
  • Il y a aussi eu toutes sortes d'annonces contradictoires sur le fonctionnement ou non du réseau téléphonique. La réalité est que personne n'en sait rien parce que personne n'a de vue d'ensemble dessus (tout a été conçu dans l'idée générale que le courant est disponible sauf peut-être pour des coupures ponctuelles très locales, et l'hypothèse contraire n'a jamais été testée). Évidemment, tous les particuliers concernés par une coupure et dont la ligne fixe est fournie par une « box » Internet (ADSL ou fixe) alimentée par le secteur n'auront pas accès à cette ligne fixe, de même que ceux dont le téléphone fixe est lui-même dépendant de l'électricité ; les lignes fixes classiques (RTC sur fil de cuivre, alimenté de façon autonome) pourraient échapper aux coupures, si le centrale qui les gère y échappe, et si tout l'équipement aval est aussi épargné, mais… ça fait beaucoup de si. Incertitudes analogues concernant le GSM (réseau mobile) : certaines antennes-relai disposent d'alimentations de secours (batterie tenant un certain temps, ou groupe électrogène), mais pour qu'un appel puisse passer il faut que tout l'équipement de bout en bout soit alimenté, et ça fait beaucoup de si. Les autorités promettent que les appels d'urgence passeront : il est vrai que pour ça il suffit qu'un quelconque opérateur arrive à les router (ils peuvent passer chez n'importe qui), mais je pense que ça reste fondamentalement optimiste de croire que ce sera toujours le cas, et en tout cas rien n'est sûr et rien n'est testé. Je pense qu'on aura pas mal de situations où les pompiers seront épargnés par les coupures mais personne ne pourra les appeler faute de réseau téléphonique qui marche. Essayez de ne pas avoir de crise cardiaque ces jours-là !
  • Même chose pour les transports en commun. Peut-être que le métro fonctionnera dans les villes qui en ont un, parce qu'on aura réussi à ne pas couper le courant des différents éléments nécessaires à son fonctionnement (ce qui demande de les avoir recensés). Peut-être pas. Ce qui est sûr, c'est que les ascenseurs seront coupés. Bon courage aux gens qui resteront coincés pendant deux ou trois heures dans le noir dans une cabine d'ascenseur, sans savoir combien de temps ça durera, sans possibilité d'appeler à l'aide ni de joindre qui que ce soit. (On peut évidemment se dire que les autorités essaieront d'épargner les grandes villes ayant un réseau de transports en commun électrique et plein d'ascenseurs… mais ce sont justement les grandes villes qui consomment le plus, et par définition on ne peut pas épargner des coupures les endroits où on consomme le plus d'électricité, ça ne va pas marcher.)
  • Ajout () : J'aurais sans doute dû dire quelque chose sur l'éclairage urbain et les feux de circulation, mais je n'ai guère d'info. Il y a une volonté de ne pas couper les feux tricolores, mais de nouveau, il est naïf d'imaginer que quelqu'un a vraiment une vue d'ensemble de comment il sont alimentés, c'est certainement différent d'endroit en endroit, donc ce sera le chaos. Pour l'éclairage urbain je tombe sur des articles de presse indiquant que certaines villes ont choisi de le couper volontairement plusieurs heures pendant la nuit, ce qui illustre vraiment un certain degré d'incompréhension (cela fait peut-être des économies d'énergie, mais sur l'électricité ce n'est pas vraiment le problème, et en tout cas ça sera de zéro utilité sur le problème de la puissance de pointe, qui ne se pose pas au milieu de la nuit).

  • Je suis quand même prudemment optimiste sur le fait que le réseau d'eau courante ne va pas tomber en rade. (Parce que, oui, rappelons que l'eau courante aussi elle est acheminée par des pompes qui ont besoin d'électricité.) Normalement il devrait y avoir assez de stockage gravitaire (châteaux d'eau) pour maintenir la pression dans le réseau pendant le durée des coupures, même si la décision est prise de couper l'électricité du réseau d'eau. Normalement. Mais on n'est jamais à l'abri d'une surprise. Dans le même genre, je ne sais rien sur ce qui peut arriver au réseau de gaz naturel.

Au niveau individuel, je conseille de prévoir de grosses couvertures et de gros pulls, et d'acheter des lampes LED rechargeables sur USB (par contre, arrêtez avec les bougies, les gars !, on est au 21e siècle, on parle de coupures de quelques heures, vous allez foutre le feu chez vous et vous ne pourrez peut-être pas appeler les pompiers). Prévoyez aussi de la lecture ou un ordinateur portable qui a assez d'autonomie (et quelque chose à faire dessus qui n'a pas besoin d'Internet). Prévoyez aussi des bouteilles d'eau au cas où, des conserves qu'on peut manger froides ou bien un réchaud à gaz. Pour le chauffage on peut prévoir un chauffage d'appoint à kérosène. Il ne faut pas compter sur le fait que les chaudières à gaz ou à fioul fonctionneront : elles ont besoin d'électricité au moins pour s'allumer (je ne sais pas ce qui se passe si une coupure survient alors qu'elles sont déjà allumées, mais j'imagine quand même que c'est prévu pour ne pas être dangereux).

☞ Coupure en amont, ou bridage au Linky

Quand les coupures auront lieu, l'usager n'aura rien à faire, à part subir. Ceci appelle une remarque sur une autre possibilité qui aurait été possible mais qui n'a pas été choisie :

Il aurait été techniquement possible de procéder non pas à des coupures par plaque mais à un bridage de puissance au niveau des compteurs, au moins pour les foyers équipés d'un compteur « intelligent » (Linky). C'est-à-dire qu'on aurait pu mettre tous les foyers de France, ou ceux de certains départements, en mode puissance limitée : le compteur disjoncte si le foyer dépasse une puissance consommée de, disons, 1000W (enfin, 1000V·A mais je ne veux pas entrer ici dans la distinction entre un volt·ampère et un watt, faisons comme si c'était pareil), ou je ne sais quelle valeur nécessaire pour sauvegarder la grille électrique du pays.

Cette solution permettrait à chaque foyer de garder un minimum d'éclairage chez soi (1000W ça ne permet pas de se chauffer électrique, mais ça permet d'allumer un éclairage LED raisonnable), ou de faire tourner un ordinateur, ou une chaudière à gaz (elles ont quand même besoin d'un peu d'électricité !). Surtout, ça rendrait plus probables les chances que le réseau GSM continue à marcher (et que les hôpitaux ne soient pas touchés par erreur), même si rien n'est certain non plus.

Je crois que la raison pour laquelle cette solution (qui m'aurait semblé très largement préférable) du coupage par Linky n'a pas été retenue est double :

  • d'abord ça alimenterait le complotisme anti-Linky si ce sont les Linky qui vous limitent la puissance (et si les gens qui ont réussi à garder un compteur traditionnel ne subissent, du coup, aucun bridage),
  • et ensuite le problème est que si le Linky disjoncte parce qu'on dépasse la puissance autorisée (il ne peut pas juste limiter, il doit forcément disjoncter), alors il faut le réarmer à la main : or on a peur que Monsieur Michu ne le sache pas (et qu'il reste dans le noir), et/ou que Madame Richetype perde le contenu du frigo de sa résidence secondaire parce qu'il n'y a personne pour réarmer le compteur après la limitation.

Je trouve quand même que c'est très con, et que le bridage au compteur aurait été bien mieux : avoir juste un peu d'électricité, c'est quand même furieusement utile. (En outre, ça aurait pu permettre aux Français de mieux se rendre compte de combien ils consomment, et de ce que ça implique de descendre à 1kW !)

☞ Il y aura des dégâts

Quoi qu'il en soit, il faut être parfaitement clair : il y aura des morts. Que ce soit parce que des gens avaient chez eux un équipement médical vital dépendant de l'électricité, ou parce qu'ils n'auront pas pu appeler les secours, ou parce qu'un hôpital aura été mal étiqueté et aura été privé de courant par erreur alors qu'on lui avait promis que ce ne serait pas le cas, ou pour d'autres raisons. Rien qu'en médecine de ville, toutes les consultations et tous les examens qui devront être reportés soit parce qu'ils ne pourront pas être menés en l'absence de courant, soit parce que quelque chose aura cassé (est-ce que les machines IRM, qui ont besoin de maintenir en permanence de l'hélium liquide, vont résister à une coupure de courant, par exemple ?), tout ça va coûter des vies par retards de traitement.

Ajout () : Et encore, là, je me focalise sur les problèmes médicaux, mais il y aura aussi toutes sortes d'accidents « bêtes » : des accidents de circulation parce que les feux seront coupés (et qui feront beaucoup plus de morts parce qu'impossibilité d'appeler les secours), des incendies parce que des gens auront stupidement décidé d'allumer des bougies au lieu d'avoir acheté des lampes LED (et qui seront difficiles à contrôler parce qu'impossibilité d'appeler les pompiers), et aussi des gens pas prévenus qui marchent dans le noir et tombent dans les escaliers.

Je suis prudemment optimiste sur le fait que le réseau électrique français ne va pas complètement s'effondrer (ce qui poserait la question grave de savoir si on arrive à le redémarrer), mais ça ne me semble pas complètement exclu non plus, notamment si Enedis n'arrive pas à mener les délestages comme prévu, ou s'ils ne suffisent pas.

En tout cas, quiconque s'imagine que les choses seront forcément bien gérées, ou croit tout ce que le gouvernement promet, n'a visiblement pas vu la situation de la France pendant la récente pandémie.

En plus de quelques morts, les pertes économiques seront colossales, entre l'impossibilité totale d'effectuer le moindre paiement (même si on a des espèces, les commerçants seront généralement dans l'impossibilité d'ouvrir), toutes les chaînes du froid qui seront rompues et obligeront à tout jeter à la poubelle (je ne voudrais pas être gérant d'un Picard en ce moment !), les équipements électriques vieillissants qui ne redémarreront pas après une coupure, etc.

Il faut sans doute aussi s'attendre à une certaine ruée sur les groupes électrogènes : quand on ne peut pas faire confiance en la disponibilité de l'approvisionnement en électricité, c'est ça la solution de secours. Pas très bon pour les émissions de CO₂ ni pour le prix du gasoil.

☞ « Qui est responsable ? »

Bon, s'il faut que je donne un avis sur les responsables du fiasco, il me semble qu'on peut montrer du doigt :

  • Les adeptes de la pensée magique autour des renouvelables. Soyons bien clair, je ne critique pas en soi le développement des énergies renouvelables, mais comme elles sont fatales, elles n'ont qu'un intérêt très limité tant qu'on n'a pas trouvé une réponse au problème du stockage de l'énergie, et faute d'un tel système de stockage ne sont d'absolument aucune utilité pour répondre aux besoins de pointe. Donc quand on ferme des systèmes thermiques pilotables (nucléaire, fioul, charbon) en prétendant qu'on a installé assez d'énergies renouvelables pour les remplacer, c'est une arnaque qui menace la sécurité énergétique du pays. (Ce qu'il faut faire, si on croit aux renouvelables, c'est investir dans les moyens de stockage, par exemple trouver plus d'endroits où installer des STEP plus puissants ; ou, si ce n'est vraiment plus possible, installer des centrales générant du gaz naturel à partir d'énergie renouvelable, comme moyen de stocker cette énergie, quitte à le brûler derrière — mais bien sûr on perd quelque chose comme 70% de l'énergie dans cet aller-retour électricité → gaz → électricité, et il faut être honnête sur ce chiffre.)
  • Le manque d'investissement dans le parc nucléaire français, qui n'a reçu aucune nouvelle centrale depuis le début du siècle, ni aucune nouvelle technologie (on peut évoquer la fermeture du projet Superphénix décidée pour des raisons économiques qui paraissent maintenant regrettables) : les investissements servent à améliorer encore plus une sécurité déjà bien au-dessus du niveau des autres industries ou même du nucléaire dans d'autres pays, et cette amélioration se fait au détriment de la disponibilité sans pour autant faire taire les critiques des adversaires de cette forme d'énergie (problème de surqualité).
  • L'idée que si on manque d'énergie on pourra toujours en importer ailleurs en Europe, qui ignore le fait que les autres pays européens sont largement soumis aux mêmes aléas climatiques (amplifiés par la dépendance aux énergies renouvelables fatales) et géopolitiques (amplifiés par le recours au gaz naturel). Si tout le monde cherche à importer en même temps, ça ne marche pas.
  • Les adeptes de la pensée magique sur la sobriété. Là aussi, je ne critique pas l'idée de réduire notre consommation énergétique là où on peut le faire (et il y a certainement des choses qu'on peut faire), et il y a probablement une mesure où on devra le faire de toute façon contraints et forcés, mais la réduction de la demande ne se décrète pas en réduisant l'offre disponible et en espérant que la main invisible du marché va magiquement réaliser la sobriété énergétique parce que les prix de l'électricité auront explosé.

☞ Pensée magique sur la sobriété

Ajoutons encore un mot sur cette pensée magique de la sobriété, parce que je trouve ça assez fascinant de voir que ce sont parfois les mêmes voix qui hier encore appelaient à la sobriété heureuse et la décroissance découvrir tout d'un coup que les coupures de courant risquent de causer des dommages colossaux, et coûter des vies.

C'est une chose d'appeler aux économies d'énergie et/ou de puissance de pointe quand elles peuvent se faire à peu de frais : baisser la température de consigne du thermostat chez soi, par exemple, et/ou couper les radiateurs électriques pendant les pics de consommation électrique, c'est incontestablement vertueux, et j'encourage complètement ce genre de messages. C'est aussi une chose de reconnaître qu'on risque à l'avenir de tomber sur un mur où on manquera d'énergie même si on fait tous les efforts possibles pour en produire (au moins compte tenu des contraintes, par exemple, d'émissions de CO₂), et qu'il faut s'y préparer ; mais on n'est pas encore à ce point, et on ne fait pas tous les efforts possibles pour avoir toute l'énergie décarbonée qu'on pourrait (pourquoi a-t-on attendu si longtemps pour lancer la construction de nouvelles centrales nucléaires en France ? pourquoi en a-t-on fermé ? ça n'a aucun sens). En tout cas, ce n'est pas en créant une pénurie sous forme de crise qu'on améliore une situation qui requiert des progrès graduels.

Dans les commentaires d'une entrée récente sur un sujet proche, mais aussi à diverses autres occasions, quand je faisais remarquer tous les problèmes pratiques que posaient les coupures de courant (et, in fine, qu'elles feraient des morts dans les hôpitaux), quelqu'un m'a défendu l'idée qu'il faut passer à un autre modèle de société ou repenser tout notre mode de vie (pour limiter notre consommation d'énergie ou nos émissions de CO₂). Voilà précisément ce que j'appelle la pensée magique : on ramène un problème déjà terriblement difficile (réduire notre consommation d'énergie, limiter nos émissions de CO₂) à un problème encore plus difficile (transformer toute la société). Parfois la pensée magique va encore plus loin : je signale que lorsqu'il y a une pénurie ce sont les pauvres qui souffrent en premier et qu'organiser une telle pénurie est donc socialement incroyablement régressif, et la personne me répond un peu indignée qu'elle est de gauche et qu'elle croit aussi qu'il faut résoudre les inégalités. Félicitations ! vous venez de ramener le problème plus difficile à un autre problème encore beaucoup plus difficile. Le problème de l'énergie c'est un problème qui ne se pose vraiment que depuis quelques décennies ; le problème de transformer la société, depuis quelques siècles ; le problème de résoudre les inégalités, il est aussi vieux que l'humanité existe : ramener le premier au second ou le second au troisième, ce n'est pas simplifier le problème, c'est juste fuir en avant, c'est multiplier la pensée magique de je veux plus de sobriété à je rêve d'un monde meilleur. Autant couper directement au plus court et rêver directement d'un monde où l'énergie est gratuite et infiniment abondante et on a des nanorobots et des IA bienveillantes qui font tout ce qu'on veut. Divulgâchis : ce n'est pas demain la veille.

Donc réduire notre consommation d'énergie, et/ou notre puissance de pointe, très bien, mais ça ne doit pas nous empêcher en même temps d'augmenter notre production d'énergie quand il est possible de le faire de façon décarbonée (nucléaire et énergies renouvelables), de manière à avoir plus de marge de robustesse et plus de temps pour trouver des solutions à plus long terme. Organiser une pénurie (ou fermer les yeux sur son arrivée) en espérant que ça provoquera un choc vertueux, c'est absurde et criminel, et c'est très con quand on se prétend de gauche de s'imaginer qu'elle ne va pas toucher les classes défavorisées en premier.

☞ Sur notre dépendance à l'électricité (et à d'autres technologies)

Certainement notre société est accro à l'énergie, et à l'électricité en particulier. Indépendamment de la question de la sobriété, il y a aussi celle de la robustesse : j'ai déjà à plusieurs reprises (cf. ici et bien avant) signalé mon inquiétude des risques systémiques que présentait la recherche d'efficacité aux dépens de la robustesse et de la redondance. On a un réseau électrique tellement fiable qu'on a construit énormément de choses autour de l'idée qu'il fonctionne toujours, et du coup, la possibilité d'un défaut critique (qu'il soit dû à un excès de consommation, à une attaque extérieure, ou à un événement naturel comme une éjection de masse coronale) fait peser des risques d'effondrement systémique : c'est inquiétant. (Enfin, moi ça m'inquiète : il y a des collapsologues qui rêvent de l'effondrement parce qu'ils adhèrent à ce millénarisme moderne qu'est l'idée qu'après l'effondrement naîtra une société meilleure : c'est une autre forme de pensée magique complètement conne que de s'imaginer que de milliards de morts peut naître quelque chose de bien ou que l'effondrement du capitalisme donnera naissance à quelque chose de moins merdique.)

C'est indéniable qu'il y a 150 ans une coupure de courant ne posait pas les mêmes problèmes que maintenant, et qu'il y a 50 ans une coupure d'Internet ne posait pas les mêmes problèmes que maintenant. C'est une question très intéressante, je trouve, et à laquelle je n'ai pas de réponse satisfaisante, mais digne d'être méditée pendant les coupures de courant, de se demander comment on peut faire pour profiter des bienfaits d'une technologie nouvelle, surtout quand elle devient ubiquitaire, sans pour autant en devenir dépendants au point qu'un défaut critique de cette technologie ne nous ramène dans une situation pire que si elle n'avait jamais existé (un terme clé ici peut être celui de graceful degradation). Donc je reconnais quelques qualités au discours on ne devrait pas être si dépendants de l'électricité une fois qu'on en retire toute la composante de pensée magique. Mais je voudrais faire une comparaison qui me semble intéressante : pendant la pandémie, un des motifs d'inquiétude récurrents (et une des justification des confinements) a été la saturation des services de réanimation des hôpitaux : or, je l'ai plusieurs fois fait remarquer, il y a 60 ans, les respirateurs médicaux automatisés n'existaient tout simplement pas : mais bizarrement, il me semble que les gens qui disent on devrait apprendre à ne pas être aussi dépendants de l'électricité étaient souvent parmi les premiers à juger totalement inadmissible l'idée que les services de réanimation des hôpitaux doivent faire du tri.

Toujours est-il que maintenant nous ne pouvons plus rien faire d'autre, pour l'électricité cet hiver et sans doute pour les quelques suivants, que d'attendre et voir ce qui va se passer.

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