J'ai complètement craqué vendredi soir : pour aucune raison de plus qu'un malentendu idiot, j'ai paniqué de ne pas avoir de nouvelles de mon copain parti pour le week-end à New York. Il est vrai que je suis assez fragilisé nerveusement en ce moment, mais c'est certainement la plus grosse crise de nerfs que j'aie jamais piquée… Donc je comprends maintenant clairement le sens des vers[#] :
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.
Bon, excusez-moi si je suis pénible avec mes trucs d'amoureux transi, c'est encore tout nouveau pour moi — à trente ans, ce n'est pas trop tôt — alors je fais ma bluette d'adolescent attardé, et bientôt si vous êtes sages je m'enregistrerai chantant, d'une voix de midinette,
La solitudine fra noi
Questo
silenzio dentro me
E l'inquietudine di vivere
La vita senza
te
Ti prego aspettami perché
Non posso stare senza te
Non è
possibile dividere
La storia di noi due
(Les stagiaires de Google rigolent !)
✯ Bon, je digresse, parce que ce n'est pas du tout de vie sentimentale que je voulais parler quand j'ai intitulé cette entrée : peur, incertitude, doute. Mais bien d'avenir scientifique.
Je ne parle pas uniquement du mien. Il se trouve que par ma profession et ma position à la fois je suis un observateur (tristement) privilégié du spleen des jeunes mathématiciens, voire jeunes scientifiques en général, français : je parle de jeunes qui auraient dû être promis à une brillante carrière au service de la Science avec un grand ‘S’ et qui abandonnent avant même de l'entamer parce que l'horizon est si sombre qu'ils ne se sentent pas le courage d'entamer une bataille tellement désespérée. Vraiment, les mathématiques françaises, en tout cas les mathématiques pures, et peut-être en fait toutes les sciences qui ne sont pas directement applicables, sont en train de mourir, privées de leurs forces vives, par faute de postes. (J'insiste sur les postes, car ce n'est pas tellement d'argent qu'on manque : comme il est toujours plus facile de débloquer de l'argent que des postes, c'est ce qu'on fait de temps en temps, et cet argent sert entre autres à créer des emplois précaires qui ne font que prolonger la galère des jeunes chercheurs.)
Il est tentant de penser que si on donne n postes et
qu'on met un jury de spécialistes pour déterminer à qui ils vont
aller, on récupérera les n meilleurs à la sortie : c'est
faux pour plein de raisons (la première étant que meilleurs
n'a
pas de sens et que, quand bien même il en a, il ne peut se déterminer
qu'avec énormément de recul, et que le jury est humain donc
faillible), et ce n'est même pas forcément souhaitable (au risque de
choquer, le but des mathématiques n'est pas uniquement de produire des
théorèmes, par exemple, je l'ai déjà
dit), mais, surtout, si n est trop petit, une bonne
partie des meilleurs va de toute façon abandonner avant même d'arriver
à l'étape où ils seraient confrontés à la sélection. C'est ce que
j'observe. Peur, incertitude, doute. Et ça me fait mal au cœur
de voir ça.
Il est certainement difficile de défendre l'utilité du métier de mathématicien (pourquoi chercher le secret des étoiles ?), mais quand je vois des gens me dire qu'ils vont devenir (ou sont devenus) traders, ou des métiers de ce genre (se vendre au Grand Capital personnifié par la banque est assez commun dans le cas présent), qu'ils gagnent largement plus dès leur embauche qu'un chercheur en fin de carrière et qu'ils considèrent ça comme un échec et qu'ils ne voient pas en quoi ils sont plus utiles dans ce métier-là que dans celui qu'ils auraient voulu, eh bien je trouve qu'il y a quelque chose qui cloche.
[#] Ce qui est bien avec
Internet, c'est qu'on n'a plus besoin de préciser les auteurs des
citations, ceux qui ne trouvent pas peuvent toujours demander
au Grand Oracle Omniscient Gardien du Livre de l'Entendement. Un ami
avait même trouvé une expression pour traduire ça : les stagiaires
de Google rigolent
(l'idée sous-jacente étant d'imaginer que
Google emploie des stagiaires pour regarder toutes les requêtes qui
passent et dès que quelqu'un fait une référence qu'il n'explique pas,
ces stagiaires la voient passer et s'en amusent).