Il est notoire que les gens qui ont un sens de la logique un peu
développé ont presque toujours des difficultés considérables à
comprendre les juristes (au sens large : tous ceux qui se spécialisent
dans la rédaction, l'interprétation et l'étude de la loi et du droit)
et à se faire comprendre d'eux. Un de mes amis (informaticiens, donc
nettement plus proche du côté « logique ») résumait ça en disant : il
faut accepter le fait que le droit a sa propre logique, qui n'est pas
du tout la logique mathématique, et qui ne peut être pénétrée que si
on abandonne l'idée de raisonner de façon logique (mathématique) ;
c'est assez zen, comme façon de dire
les choses (en ce sens que le zen lui aussi demande un abandon de la
logique pour être compris), mais, bizarrement, j'ai l'impression
d'accrocher au zen beaucoup plus que j'accepte au droit. Peut-être
parce que le zen ne s'impose pas à moi (c'est moi qui vais le
chercher), et prétend être à côté de la logique, alors que le droit,
lui, s'impose forcément (on y est soumis, volens
nolens) et contredit expressément la logique mathématique à de
nombreuses reprises. Je me demande s'il y a des études scientifiques
sérieuses qui ont été faites sur le droit du point de vue de la
logique modale, par exemple (j'avais déjà vu des tentatives dans ce
sens, mais c'était du pipo en boîte).
Toujours est-il que j'ai compris, assez récemment (et à la faveur
d'un commentaire
que j'ai fait sur un blog
fort intéressant mais où il est, finalement, à peu près aussi vain
de poster des commentaires que d'apporter des chouettes à Athènes) ce
que je crois être une des plus graves différences entre la logique et
la logique-du-droit : j'appellerai ça l'amphibologie fondamentale
du droit
et je vais essayer d'expliquer en quoi ça consiste.
J'avais déjà remarqué que les gens ont souvent du
mal avec le maniement des modalités (modalités
étant à prendre
au sens de la logique modale) :
par exemple à distinguer le fait que je pense que X est
une mauvaise chose
et je pense qu'il est souhaitable que
X soit interdit
(i.e., beaucoup de gens semblent penser
qu'il va de soi que si X est une mauvaise chose cela
devrait être interdit : si c'est le cas, je propose une loi pour
interdire la stupidité, et il sera intéressant de savoir ce qu'il en
ressort ; tout ça pour dire que souvent on prend un malin plaisir à
argumenter contre X alors qu'en fait on voudrait argument
pour une loi interdisant X ce qui n'est pas du tout la
même chose). Mais je veux parler de quelque chose de plus précis
ici.
L'amphibologie que
je crois avoir comprise concerne un double sens sur le terme
autorisé
. Plus exactement, le droit semble avoir pour principe
que toute chose est soit interdite soit autorisée
(et que ce qui n'est pas « positivement » interdit est autorisé) : ce
qui, en soit, n'est pas un problème du point de vue logique, sauf si
on commence à confondre le sens de X est autorisé
(ou j'ai le droit de faire X
) qui signifie la loi
ne condamnera pas quelqu'un qui commet X
et celui qui
signifie la loi assurera que chacun a les moyens de réaliser
X (et notamment, condamnera quelqu'un qui en empêche un
autre de commettre X)
, le second sens étant a
priori beaucoup plus fort que le premier.
Or, ces deux sens (la loi ne m'interdit pas X
et
la loi garantit que j'aie la possibilité de X
),
malgré leur très importante différence, sont systématiquement
mélangés, ainsi que d'autres sens assez proches ou intermédiaires.
Par exemple, quand on dit que le droit au travail est inscrit dans la
constitution, le premier sens étant tellement évident (personne ne va
être condamné pour avoir travaillé, ça c'est certain…) que
c'est sûrement le second qui est en jeu (la société, dans une
acceptation un peu floue, c'est-à-dire, concrètement, le gouvernement,
devrait veiller à ce que chacun puisse effectivement travailler).
Quand on parle de la liberté d'expression, c'est sûrement le droit de
ne pas être inquiété pour avoir exprimé ses opinions, mais certains
feignent de le comprendre dans le sens qui assurerait un auditoire à
cette expression (si vous ne m'écoutez pas, vous bafouez ma liberté
d'expression
: c'est rarement dit de façon aussi parfaitement
idiote, mais on voit cet argumentaire ressortir à l'occasion de gens
qui se disent censurés sur un quelconque forum). Quand l'article L211-3
du Code de la propriété intellectuelle affirme que des
bénéficiaires de droits ne peuvent interdire
(sic !)
X (en l'occurrence, la copie privée), c'est censé vouloir
dire que X est autorisé dans le premier sens (même si
l'auteur dit vous ne pouvez pas copier
, cela reste autorisé),
mais certains plaignants l'ont compris dans le second sens (si
l'auteur prétend empêcher la copie privée, on peut porter
plainte contre eux), et la Cour de cassation les a déboutés (c'est ce
qu'explique l'entrée
mentionnée ci-dessus) mais en faisant cependant semblant de
comprendre le droit dans le premier sens ! Bref, la confusion est
partout, envahissante et soigneusement entretenue.
L'idée, à la base, n'est pas absurde, ou au moins, ne le paraît
pas : le principe sous-jacent de philosophie du droit serait que seul
l'État, à travers la loi, peut restreindre la liberté des individus,
et que ce qu'il n'interdit pas est donc non seulement autorisé au sens
faible (on ne peut pas être condamné pour cela) mais même autorisé au
sens fort (aucun autre membre de la société ne peut prendre sur lui
d'interdire, ou, effectivement, d'empêcher, ce que l'État
autorise). L'ennui, c'est que (a) ce principe, pour séduisant qu'il
est, n'est pas expressément formulé quelque part, et le dégager du
droit positif est donc hautement douteux et sujet à quantités de
divergences d'interprétation, et (b) au mieux, cela ne peut
s'appliquer qu'à certaines valeurs bien particulières de X
(déjà, un sous-entendu notable est que X soit au moins
« matériellement possible » en un certain sens) et avec des réserves
diverses et mal dessinées ; mais le pire, c'est la confusion hantant
systématiquement l'utilisation des mots droit
, autorisé
,
licite
, permis
, etc.
De façon superficielle, on serait tenté de
reconnaître l'axiome
◊X⇒◻◊X (tout ce qui
est autorisé est obligatoirement autorisé
) de la logique modale,
généralement appelé Axiome 5, qui a un pedigree tout à
fait honorable. Malheureusement, à y regarder de plus près, il ne
s'agit sans doute pas de la même modalité dans la partie droite de
l'implication (je parle du second modalisateur) que dans la partie
gauche, donc je verrais plutôt quelque chose comme
◊X⇒◻⧫X, où le symbole
‘⧫’ dénote une autorisation d'un type
différent, et ensuite on s'y perd.
Par ailleurs, les juristes semblent avoir développé tout un arsenal
de processus mentaux leur permettant d'éviter de se heurter aux
contradictions de leur système (donc, d'en tirer toutes les
conséquences au sens de la logique) mais aussi d'éclaircir les
ambiguïtés. Par exemple, imaginons que j'essaie d'appliquer, pour
aboutir à une absurdité, le principe fondamental dégagé ci-dessus, à
l'action X = entrer chez mon voisin
: la conclusion
serait que soit il m'est interdit de rentrer chez mon voisin soit cela
m'est autorisé, non seulement en ce sens que je ne pourrais pas être
condamné pour ça mais en ce sens que si mon voisin essaie de m'en
empêcher c'est moi qui peux le traîner en justice : manifestement,
c'est absurde, et pour le logicien les choses s'arrêtent là —
mais pour le juriste on s'en sort en divisant en cas selon que le
voisin m'autorise ou non à entrer chez lui, et l'absurdité disparaît.
Le principe fondamental vaut donc, semble-t-il, de façon ramifiée
(pour la valeur initialement proposée de X il ne tient pas,
mais il tient si on divise X en X1 =
entrer chez mon voisin avec son accord
, qui est autorisé au
sens fort, et X2 = entrer chez mon voisin
sans son accord
, qui est interdit). Je peux simplement dire que
je suis incapable de dégager un sens général au principe, qui ne
vaudrait pas sans des milliers d'exceptions ou de notes en bas de
page.
Et sur un plan plus large, l'observation aporétique que je voudrais
en profiter pour faire est la suivante : le droit se trouve coincé
entre deux impératifs impossibles à concilier. L'un est celui de
s'appliquer aux situations humaines, et tout le mode de pensée des
humains, comme l'explique assez bien Marvin Minsky dans La
Société de l'esprit (The Society of
Mind) est bâti (outre sur les émotions) sur l'analogie et la
reconnaissance de motifs, des opérations simples effectuées par des
agents mentaux, et certainement pas sur la logique au sens
mathématique ; l'autre impératif est d'être raisonnablement rigoureux
et prédictif (pour éviter un état d'arbitraire), ce qui impose
justement un minimum de logique pour maintenir la cohérence du
système. La solution (inévitablement bâtarde) qui a été trouvée est
d'appliquer une logique empirique qui n'est pas la logique
mathématique, et qui est probablement incompréhensible par elle, mais
qui est tout aussi incompréhensible du fonctionnement normal et
quotidien de la pensée. C'est une conclusion assez déprimante, je
trouve (au moins en ce sens que, primo, je serai éternellement
incapable de comprendre le droit, même si je faisais des efforts
démesurés pour m'y faire, et que, conséquemment, je dois me considérer
comme soumis à un corpus parfaitement opaque et impénétrable de règles
incohérentes).