Pour ceux qui ne sont pas au courant de l'actualité française, le CPE est un projet du gouvernement Galouzeau (qui vise à créer un type de contrat de travail temporaire, très facilement révocable, que ses adversaires accusent de devoir favoriser la précarité et l'instabilité dans le marché du travail) ; la protestation contre cette mesure prend la forme de manifestations répétées depuis un peu plus d'un mois, et spécialement ces deux dernières semaines.
Je m'abstiendrai de porter un jugement sur le CPE (devoir de réserve, tout ça tout ça ?), mais je voudrais commenter la réaction qu'il a provoqué. D'une part, je suis persuadé que son impopularité est en bonne partie le fruit du hasard : pas tant le fait qu'il soit jugé négativement par les syndicats mais le fait qu'il ait été à ce point remarqué dans l'opinion — car il me semble que des mesures tout à fait comparables ont déjà été adoptées par le passé sans faire autant de remous, simplement parce que personne ne les a montrées du doigt au moment opportun. Car c'est un phénomène général avec l'opinion publique que ce qui l'agite est largement le fruit du hasard, même en politique : il y a toujours une cause quelque part, mais deux causes à peu près identiques peuvent provoquer des effets démesurément différents selon les circonstances fortuites qui entourent la présentation de l'un ou de l'autre. Dès lors, je ne comprends pas pourquoi le gouvernement s'obstine : il n'a pas grand-chose à gagner (on va rarement loin, en politique, à se montrer inflexible) et énormément à perdre (il est vrai que son impopularité est déjà immense, mais les Français, de toute façon, ne retiendront que les derniers dix-huit mois avant l'élection) ; à leur place, même en étant convaincu que le projet est bon, je le retirerais, et je chercherais à introduire des mesures moins susceptibles de braquer l'opinion contre elles.
En fait, ce pays vit dans le fantasme permanent de mai '68 : à chaque
fois que les étudiants commencent à s'agiter, c'est avec en tête le
mème on va faire comme en '68
(je me rappelle par exemple avoir
vu un graffiti assez ancien, près de mon lycée, qui posait l'équation
x=1968, où x était le numéro d'une année, celle
du graffiti, où on a maintenant totalement oublié qu'il y avait des
manifestations). Je n'y crois pas du tout : d'une part, mai '68
montre qu'il n'y a pas besoin d'un événement très significatif (comme
une mesure particulière du gouvernement) pour déclencher des réactions
énormes, d'autre part il prouve au contraire qu'il faut un climat
préalable qui n'a pas du tout l'air d'exister en ce moment. Or parmi
les motivations des manifestants, outre l'opposition principale au
projet, il y a aussi des choses un peu moins reluisantes :
certainement des petits cons viennent juste pour casser ou pour le
plaisir de foutre le bordel (il y a eu des pertes irréparables dans la
bibliothèque des Chartes), mais il y a aussi simplement la recherche
de l'aventure (et du rush d'adrénaline lors de la confrontation avec
les CRS) et, quelque part, donc, l'idée que on va
faire comme en '68
(et peut-être le souhait d'être immortalisé en
photo, de devenir un héros à la Cohn-Bendit). Si je suis convaincu
que mai '68 a apporté des changements importants et vraiment
bénéfiques dans la société française, il nous a aussi apporté cette
glorification per se de la révolte étudiante, et
peut-être un goût immodéré pour les manifestations — et ça, je
ne crois pas que ce soit une bonne chose, parce qu'à banaliser la
révolte on est obligé d'y recourir sans cesse. À l'inverse, je me
demande si le fantasme de mai '68 n'est pas aussi dans l'autre camp,
et comme on sait ce qu'ont donné les élections qui ont suivi les
agitations, un théoricien du complot pourrait conclure des choses dans
cet ordre d'idées.
Toujours est-il que si je comprends l'intérêt de manifester pour montrer le nombre des opposants à un projet, le principe d'occuper des lieux publics m'a toujours semblé particulièrement crétin (surtout quand on sait que cette occupation va inévitablement donner lieu à des dégradations, même si ceux qui la décident ne sont pas, et ne veulent pas être, apparentés aux casseurs). Qu'est-ce que ça change, concrètement, d'occuper la Sorbonne, Jussieu ou quidlibet, par rapport — disons — à se retrouver simplement tous les jours devant ? Ça change que ça coûte une fortune à l'Université, qui n'est pas bien riche, et que ça emmerde gravement les étudiants qui veulent travailler : et ça, ce n'est pas le genre de choses qui vont faire reculer le gouvernement.
Anecdotiquement, on se demande si l'ENS (nid de gauchistes, tout le monde le sait) va être occupée. L'administration en fait des cauchemars, apparemment, et ça se comprend assez parce que les finances sont catastrophiques (et la directrice essaie désespérément d'obtenir plus de crédits…) et parce que la bibliothèque a des collections vraiment précieuses ; l'École avait déjà été occupée, vers janvier '98, par des chômeurs en révolte (évidemment, ils n'avaient aucune idée de ce qu'était cette École, ce sont des élèves militants qui les avaient convaincus de venir s'y installer) et ça avait fait des dégâts coûteux. Là, apparemment, une AG autoproclamée représentative a gentiment demandé à l'administration de leur fournir une salle à occuper, ce qui a, disons, provoqué une certaine stupeur. Attendons de savoir ce qu'il advient. Quand je suis parti, ils avaient posté des vigiles à toutes les sorties, et ils ne laissaient entrer qu'au compte-goutte.