Le théorème de Desargues, que je veux présenter ici, est à la fois un des plus simples et selon moi un des plus jolis et des plus importants de la géométrie plane. Simple, parce qu'il n'est question que de points et de droites (pas de distances, d'angles, de cercles ni de quoi que ce soit du genre, même pas de parallélisme ou de perpendicularité : on dit que c'est un théorème de « géométrie projective »), et parce qu'il n'y a qu'un petit nombre de points impliqués (c'est quasiment le plus simple possible). Joli pour les raisons que je vais essayer d'expliquer, qui tiennent largement à sa symétrie. Et important parce qu'il est un des axiomes de certaines présentations de la géométrie projective. Pourtant, il ne fait pas du tout partie de l'enseignement de la géométrie en France (certainement pas à l'école primaire, mais pas non plus au collège, ni au lycée, ni même dans les classes préparatoires aux grandes écoles). Je vais essayer de parler un peu[#] de ce théorème, et de la « configuration » de points et de droites qu'il définit, en faisant plus d'efforts que d'habitude pour rester compréhensible par le grand public, au moins au début de ce billet, quitte à reléguer des considérations plus techniques en appendice. (Vais-je pour autant arriver à être compréhensible ? à vous de me dire.) En plus, pour changer des billets de ce blog qui sont généralement du pur texte, vous aurez droit à des illustrations, qui, j'espère, rendent les choses plus compréhensibles ! (Que demande le peuple ?) Notez que vous pouvez cliquer sur n'importe laquelle de ces images pour l'agrandir (et comme elles sont quasiment toutes vectorielles, vous pouvez utiliser quelque chose comme control-+/control-− dans votre navigateur pour zoomer ou dézoomer).
[#] Enfin, un peu
est une façon de parler, parce que j'ai passé un temps totalement
déraisonnable à écrire ce billet (ce qui explique, comme souvent, que
la fin soit sans doute un peu bâclée parce que j'en ai eu vraiment
marre).
Table des matières
- Table des matières
- Théorème de Desargues et configuration de Desargues
- L'énoncé du théorème de Desargues
- La configuration de Desargues
- Histoire de la perspective et géométrie « projective »
- Le théorème de Desargues est plus simple dans l'espace
- Cinq plans dans l'espace, et leurs intersections
- Dix façons de voir la même configuration
- Pentagones mutuellement inscrits
- Étiquetage systématique des points de la configuration
- En guise de conclusion
- Liens et questions apparentés
- Appendice : quatre preuves du théorème de Desargues
Théorème de Desargues et configuration de Desargues
☞ L'énoncé du théorème de Desargues
Bon, alors que dit le théorème de Desargues ? Si on aime l'exercice de formuler les maths avec des phrases en français en évitant d'introduire des notations, on peut le dire ainsi :
Deux triangles ont un centre de perspective si et seulement si ils ont un axe de perspective.
Qu'est-ce que ça signifie ?
La figure ci-contre illustre la situation : les deux triangles A₁B₁C₁ (en rose sur la figure) et A₂B₂C₂ (en orange sur la figure) sont dits avoir un centre de perspective lorsque les trois droites reliant les sommets de même nom, c'est-à-dire les droites A₁A₂, B₁B₂ et C₁C₂ (en vert sur la figure), concourent[#2], leur point de concours, que j'ai appelé O, étant alors appelé le « centre de perspective » des deux triangles. (Je vais tenter de justifier ce terme, mais on peut s'imaginer que les deux triangles sont dans l'espace et que si on place son œil en O les deux triangles coïncident visuellement.) Pour ce qui est de l'autre notion, il faut considérer les intersections des côtés de même nom des triangles, c'est-à-dire l'intersection des droites B₁C₁ et B₂C₂ (appelons-la U), l'intersection des droites C₁A₁ et C₂A₂ (appelons-la V) et l'intersection des droites A₁B₁ et A₂B₂ (appelons-la W), que j'ai représentées en bleu sur la figure. Lorsque ces trois points (U,V,W) sont alignés[#3], les deux triangles sont dits avoir un axe de perspective, et l'axe en question est la droite qui les relie (la droite bleue sur ma figure).
[#2] On dit que des
droites concourent
en un point lorsqu'elles passent par ce
point (on dit aussi qu'elles sont incidentes
à ce point, ou que
ce point est incident
aux droites, mais le
verbe concourir
peut s'utiliser pour les droites seules, pourvu
qu'il y en ait au moins trois : un tas de droites concourent
,
ou sont concourantes
lorsqu'elles passent toutes par un même
point, qu'on appelle fort logiquement leur point de
concours
).
[#3] On dit que des
points sont alignés
lorsqu'il y a une droite qui passe par tous
ces points.
Le théorème de Desargues, donc, dit que ces deux situations sont
équivalentes : si les deux triangles ont un un centre de perspective,
alors ils ont un axe de perspective, et réciproquement, si les deux
triangles ont un un axe de perspective, alors ils ont un centre de
perspective. Une fois le théorème acquis, on peut dire que les
triangles sont en perspective
pour désigner cette
situation.
☞ La configuration de Desargues
Et lorsque c'est le cas, les 10 points de la figure, c'est-à-dire les sommets A₁,B₁,C₁ et A₂,B₂,C₂ des deux triangles, le centre de perspective O et les trois points U,V,W dont l'alignement définit l'axe de perspective, forment ce qu'on appelle une configuration de Desargues. Notons qu'il y a aussi 10 droites dans l'histoire, et il faut considérer qu'elles font elles aussi partie de la configuration : les côtés des deux triangles (i.e., les droites qui les portent), l'axe de perspective, et les trois droites dont le concours définit le centre de perspective. Donc 10 points et 10 droites, et on remarquera que chacun des 10 points de la configuration est sur 3 droites, et chacune des 10 droites de la configuration passe par 3 points. J'ai représenté la configuration (enfin, une configuration) de Desargues ci-contre à gauche, en retirant toutes les étiquettes et couleurs de la figure illustrant le théorème plus haut (et en prolongeant les droites indéfiniment), mais c'est vraiment la même que celle de la figure précédente, je vais en reparler. Ma façon de présenter la configuration à partir du théorème laisse penser que certains points ou droites jouent un rôle différent des autres (le centre de perspective a l'air très spécial), mais en fait non, et je vais tenter de l'expliquer plus bas — tous les points et toutes les droites jouent en fait le « même rôle » dans cette configuration.
☞ Histoire de la perspective et géométrie « projective »
Mais revenons d'abord un peu au théorème lui-même.
Il est nommé d'après le géomètre et architecte lyonnais Girard Desargues (1591–1661), dont on ne sait pas grand-chose, mais l'énoncé apparaît semble-t-il[#4] dans un livre sur la perspective publié en 1647 par le graveur Abraham Bosse.
[#4] Je
dis semble-t-il
parce que je n'ai pas moi-même trouvé quelque
chose ressemblant à l'énoncé dans le texte que je viens de lier sur
Gallica, mais il est vrai que c'est très difficile de s'y retrouver,
surtout que le texte n'est pas cherchable, que le livre n'a pas
d'index, que j'ignore quelle terminologie serait utilisée, que je ne
sais pas si ce serait énoncé comme un fait général ou à travers des
exemples, etc. Donc je ne peux pas donner de référence plus précise.
Mais ce qui est certain, c'est que Desargues semble avoir bien compris
les principes de la perspective d'une manière qui permettrait le
développement ultérieur de la géométrie projective — et aussi de la
géométrie descriptive. Et on trouve essentiellement la figure
ci-dessus à la planche 155 entre les pages 340 et
341, ici
sur Gallica, à ceci près qu'il y a deux triangles à la fois : les
triangles OAB
et oab, ou
bien ABD
et abd, de cette planche sont en
perspective au sens que j'ai défini ci-dessus, le point K
de la planche étant ce que j'ai appelé le centre de perspective, et la
droite par les points 2,3,4,7,5,8 étant ce que j'ai appelé l'axe de
perspective.