Comme les autres soixanteseiziens
(Matoo, si par hasard tu me lis, tu me rajoutes à la liste ?), il faut
que je me prépare psychologiquement à franchir une des « barres en
-taine » qui ponctuent la vie (mettons même la première[#]). Le point à partir duquel on ne
peut décidément plus se faire passer pour un « jeune », même en
étirant le concept, le moment où il faut se mettre à mentir sur son
âge dans les chats gay , etc. Pour moi (pour nous) c'est dans deux mois.
Si je suis plus qu'un peu complexé par mon âge (même si j'en
rajoute souvent pour la forme), et ce n'est pas si commun à trente
ans, certaines raisons sont faciles à deviner : le milieu homo, pour
commencer, est incroyablement « jeuniste »[#2][#3] et à trente ans on passe déjà
pour un vieux schnock, pour lequel un manque d'expérience comme le
mien est pathétique et irrécupérable. Mais plus généralement, quand
je réfléchis à ces dix dernières années, j'ai assez le sentiment
d'avoir « tourné en rond », si j'ose dire, et arrivé à trente ans j'ai
envie de demander : Attendez, il y a des choses que j'ai oublié de
faire, à vingt-deux ans, à vingt-cinq, et à vingt-sept : est-ce qu'on
peut revenir[#4] en arrière ?
Hélas,
The Moving Finger writes; and, having writ,
Moves on: nor all
your Piety nor Wit
Shall lure it back to cancel half a
Line,
Nor all your Tears wash out a Word of it.
Plusieurs de mes amis de mon âge ont maintenant des enfants : c'est
certainement une façon, en se prolongeant, de ne pas penser à son
propre âge et d'aspirer à l'éternité.
Pour ma part, je ne me sens pas la moindre envie (frustrée) d'en
avoir[#5]. En revanche, il est
vrai que beaucoup de gens que je fréquente (voire, que je considère
comme des amis) sont plus jeunes que moi : reste à savoir si c'est un
facteur ou une conséquence de mon complexe sur mon âge (je crois
plutôt que c'est une conséquence, mais ça pourrait être les deux).
Bref, peut-on être heureux d'avoir trente ans ? Je suis persuadé
qu'on
peut, et je pense même avoir des exemples. Mais moi je
ne crois pas y arriver. Du coup, j'ai l'intention de ne pas fêter mon
anniversaire cette année (ni à l'avenir, jusqu'à ce qu'éventuellement
j'arrive à dépasser cette façon de voir les choses) : ceci étant, je
compte quand même faire une fête pour rassembler des amis, peut-être
quelque chose comme le 3 juillet[#6], pour célébrer un de mes non-anniversaires.
[#] Pour éviter que
quelqu'un fasse remarquer que vingtaine
finit aussi en -taine,
je m'explique : je ne pense pas qu'on considère normalement que les
vingt ans soient une barre
à franchir, en tout cas je ne l'ai
pas vécu comme ça. D'ailleurs, il y a une définition simple de la
vieillesse : on est devenu vieux lorsque chaque anniversaire, chaque
année qui passe, cesse d'être perçue comme quelque chose qu'on a
gagné pour devenir quelque chose qu'on a perdu. Je
crois pour ma part que c'est à peu près à 24–25 ans que j'ai
changé d'optique. Selon cette définition, il y a des gens heureux qui
arrivent à être encore jeunes à 80 ans (pas vingt-quatre :
quatre-vingts) : comme ils ont de la chance !
[#2] Si tout le monde est
attiré par les gens plus jeunes que soi, forcément, il va y avoir un
problème quelque part.
[#3] Le milieu
mathématique aussi, d'ailleurs, même s'il a au moins le tact
d'attendre quarante ans avant de vous rappeler qu'il est maintenant
trop tard pour la médaille Fields et cinquante avant de vous mettre à
la porte de Bourbaki. Je crois que beaucoup vient de cette phrase de
G. H. Hardy
qui, dans l'Apologie d'un mathématicien, écrit : No
mathematician should ever allow himself to forget that mathematics,
more than any other art or science, is a young man's game. […]
I do not know an instance of a major mathematical advance initiated by
a man past fifty.
(Hardy, quand il écrivait ça, à soixante-trois
ans, pouvait se vanter d'avoir effectivement apporté une contribution
significative aux mathématiques. Accessoirement, pour ce qui est de
son homosexualité, Littlewood l'a un jour qualifié de
non-pratiquant
… ce qui laisse à se poser des
questions.)
[#4] Pas que j'aie
spécialement envie de revivre tout ce temps, cependant : il y
a bien des choses, sur ces dix dernières années, que je suis content
d'avoir derrière moi. Ce n'est même pas tant que j'aurais envie de
corriger des choses : simplement d'en rajouter.
[#5] Entre autres parce
que le cynique en moi a tendence à considérer que ce n'est pas un
cadeau à faire à quelqu'un que de le faire naître dans le monde où
nous sommes. Mais surtout, m'avoir pour père, en tout cas tel que je
suis maintenant, ce n'est vraiment pas quelque chose qu'on peut
souhaiter à qui que ce soit.
[#6] L'avantage
pratique étant qu'il sera beaucoup plus facile de rassembler des gens
début juillet que début août.