Cela fait quatre ans (un peu plus ou un peu moins selon l'endroit où on se trouve) que nous est tombée dessus une pandémie qui allait durer, et bouleverser nos vies, pendant environ deux ans. Deux ans de covid suivis par deux ans d'après-covid, peut-être que ce confinementversaire est un bon moment pour regarder en arrière.
J'ai déjà raconté sur ce blog
comment j'avais vécu ces journées si particulières de
février-mars 2020 menant jusqu'au confinement total
en France.
J'y repense chaque année en cette saison parce que j'aime relire
régulièrement mon journal pour me
remémorer ce que je faisais il y a 1 an, 2 ans, 3 ans, 4 ans et 5 ans
(en général je m'arrête là), donc forcément, en mars, je me retrouve à
repenser à la covid[#] et aux
confinements. Peut-être que ce n'est pas une bonne idée : je n'ai
toujours pas trouvé comment
dépasser[#2] le traumatisme de
la sensation d'être emprisonné chez moi et d'avoir dû m'échapper comme
un voleur pour aller me promener, et il n'est pas sûr que l'exercice
mémoriel annuel m'aide. J'y pense aussi à propos de chaque fournée de
nouveaux élèves que je vois passer : quelle année de leur scolarité a
été bousillée, et quelles lacunes en conséquence ?
[#] Le fait que j'aie en ce moment un méga-rhume, qui, si j'en crois les autotests que j'ai faits, est sans doute le premier rhume que j'ai depuis la pandémie et qui ne soit pas dû à la covid, et que je ne constate franchement aucune différence de symptômes entre rhume covid et rhume non-covid (j'ai de nouveau une toux pénible), m'aide aussi à me remettre dans l'ambiance.
[#2] On peut dire que j'ai le « confinement long » comme certains ont le covid long : notamment, le fait de rester toute la journée chez moi, comme cela m'arrivait souvent avant 2019, ou même simplement de ne pas quitter mon quartier, provoque maintenant en moi rapidement une sensation de malaise et d'angoisse. C'est un comble vu que je n'aime pas non plus voyager loin de chez moi ! En tout cas, si c'est déjà modérément handicapant, cela risque de devenir bien pire avec le temps si je n'arrive pas à dépasser ce phénomène.
☞ Comment écrire l'histoire de la pandémie ?
Mais ce que me fait très justement remarquer un collègue, c'est que, collectivement, nous ne semblons à ce stade pas (encore ?) très enclins à nous replonger dans cet épisode pour en tirer les leçons ou en écrire l'histoire. La pandémie est finie[#3], mais reste encore à en écrire le récit, ainsi que celui de notre réaction à celle-ci — en tout cas, l'histoire collective, plus que la compilation de témoignages individuels.
[#3] On peut discuter
de quand, bien sûr. J'aime bien dire que c'était
le , parce que l'attention du monde s'est portée sur un
autre problème, mais en vrai je considère que c'était plutôt quelques
mois après (printemps-été 2022). Selon l'OMS c'était
le , mais hors du cas très spécial de la
Chine on ne peut pas vraiment dire que la pandémie ait beaucoup marqué
l'année 2022–2023. Quoi qu'il en soit, la fin de la pandémie
ne signifie évidemment pas la fin de la maladie : la covid
elle-même ne disparaîtra jamais (enfin, pas avant l'extinction des
mammifères ou quelque chose de très lointain comme ça). Ce qui a
disparu, ce certains n'arrivent pas à enregistrer ce fait, c'est
son statut spécial ; ce qui a cessé, c'est qu'on ne regarde
plus les graphes de nombre de cas, de nombre d'hospitalisations, de
nombre de morts, etc., que nous étions nombreux à scruter presque
quotidiennement (ou à compter les vagues
).
Certains aspects ont été proprement documentés, c'est vrai. Le déroulement des faits statistiques et strictement médicaux — quand le premier cas a été détecté dans tel ou tel pays, par exemple — est abondamment consigné (cf. par exemple cette chronologie sur Wikipédia et celle-ci par la CDC). On a des statistiques et des graphes de nombre de cas, de nombre de morts, de vaccinations, ce genre de choses, pays par pays, région par région. Je me souviens avoir vu un documentaire intéressant sur la course au développement des différents vaccins : là aussi, la chronologie factuelle est clairement établie.
Cependant, tout ça est à l'histoire de la pandémie ce qu'une succession de récits de batailles serait à l'histoire de la première guerre mondiale : ça en fait partie, mais ce sont des arbres qui cachent la forêt.
Certains éléments historiques font déjà l'objet de polémiques. La question de l'origine du virus SARS-CoV-2, en particulier, a attiré énormément d'attention, à cause de la théorie selon laquelle il résulterait d'un accident de laboratoire (théorie que je qualifierais d'improbable mais pas de déraisonnable — à ne pas confondre avec les théories selon lesquelles il s'agirait d'un événement délibéré et qui relèvent, elles, du complotisme le plus farfelu). À vrai dire je ne trouve pas très intéressante cette question de l'origine du virus, et je ne trouve pas que ça change grand-chose de toute façon ; en revanche la méta-question de pourquoi cet aspect précis de l'histoire de la pandémie semble fasciner tant de gens, et polariser leur opinion, est, pour sa part, beaucoup plus intéressante à mes yeux (et je vais revenir plus bas sur la question de la polarisation de l'opinion).
Une autre chose qui a été étudiée rétrospectivement, notamment à cause de toute la sociologie complotiste qui s'est cristallisée autour, c'est l'« effet gourou » et les médicaments miracles. En France le gourou a été incarné par un certain chercheur médiatique marseillais qui s'est pointé dès le début de la pandémie avec son traitement-miracle dont on a ensuite pu constater que le traitement ne faisait rien du tout ou pire que rien, mais c'était trop tard, le mal était fait, des gens avaient décidé de n'écouter que lui ; puis il y a eu un autre remède censément miracle, tout aussi inefficace. La question de pourquoi les gens croient et veulent croire à ces remèdes miracles, de l'interaction avec les théories du complot, et les mécanismes psychologiques qui font que certains sont plus prêts à accepter un remède qui ne fait rien qu'un vaccin qui fait vraiment quelque chose, sont assez fascinants, mais là aussi, ce n'est qu'une facette de cette pandémie (et finalement rien de vraiment spécifique à elle : le complotisme antivax a une histoire bien plus longue).
Et puis il y a la question des modes de transmission : savoir pourquoi on a cru au début (ou cru qu'on croyait ? ou feint de croire ?) que le virus se transmettait par manuportage, si bien qu'on nous a donné comme consigne abondamment répétée de nous laver soigneusement les mains et qu'on s'est focalisés sur le gel hydro-alcoolique qui ne servait finalement à rien dans une pandémie respiratoire. (Je crois que j'avais vu passer un texte qui expliquait l'origine de cette erreur, mais je ne le retrouve plus.)
C'est d'ailleurs fascinant comme nous aimons regarder les pandémies du passé avec une sorte de condescendance sur les gens d'alors qui faisaient toutes sortes de rituels complètement inefficaces pour se protéger de (disons) la peste, alors que nous avons passé des mois à nous laver très soigneusement les mains, voire à désinfecter ce que nous achetions au supermarché, pour absolument rien. Mais passons.
D'autres aspects de la pandémie, en revanche, ne semblent guère avoir fait l'objet d'une analyse sérieuse.
☞ La dilapidation de la crédibilité des scientifiques
Notamment, il y a la question des prédictions des
épidémiologistes-modélisateurs. Celle-là m'a beaucoup intéressé
pendant la pandémie (j'avais par exemple
écrit ce billet au sujet des biais
systématiques dont ils étaient victimes), mais je trouve qu'on n'en a
pas vraiment parlé après. Évidemment, ce qui est bien avec le recul
du temps, c'est qu'on peut confronter les prédictions à la réalité :
cette analyse rétrospective des modèles épidémiologiques est ce que
fait cette
page pour ce qui est de la France, c'est très intéressant (et
assez frappant pour confirmer le fait que les biais de ces modèles
sont systématiques et que les scénarios ne représentent pas
du tout une fourchette autour de la réalité). Mais on aimerait voir
une étude approfondie de la question : qu'est-ce qui a fait que des
modèles largement dépourvus de fondement empirique ont été utilisés
pour faire des études présentés au public et aux pouvoir politique
comme des prédictions
scientifiques[#4] ? (Ces
modèles sont certes mathématiquement intéressants, j'ai
moi-même joué avec, mais je suis
bien placé pour savoir que mathématiquement intéressant
ne dit
pas grand-chose sur la capacité de prédire le réel, même si on ajoute
assez de paramètres pour faire agiter la trompe
au proverbial
éléphant.)
[#4] Encore maintenant,
on continue à voir passer
(et reprendre
par la presse) des études selon lesquelles les mesures prises en
France auraient sauvé tel ou tel nombre de vies. Je résume en quoi
consiste cette escroquerie scientifique, qui est substantiellement la
même que
dans l'article de
l'équipe de Ferguson au début de la pandémie. On part d'un modèle
profondément inadapté à décrire une pandémie humaine, à savoir le
modèle SEIR, auquel on ajoute plus de compartiments pour
donner l'impression que c'est plus sérieux, mais sans rien faire pour
corriger les hypothèses délirantes intrinsèques au
modèle SEIR (que les contacts entre personnes sont
aléatoires et équiprobables, que tout le monde est également
susceptible à l'épidémie, que les gens ne modifient pas leurs
comportements à l'épidémie elle-même, seulement aux mesures prises par
en haut, etc. — toutes sortes de choses qui sont démontrablement
et évidemment complètement fausses). Ensuite,
on postule que la seule chose qui peut réduire la
transmission de l'épidémie est une mesure prise parmi un ensemble
qu'on a choisi d'identifier (confinements, fermetures d'écoles, etc.),
on fait une régression sur la dynamique du modèle pour inférer à
partir de ce postulat quelle est la réduction de transmission
correspondant à chacune des mesures, et on rédige ça en cachant le
postulat et en faisant comme si on avait démontré que telle mesure
produit telle réduction de la transmission. Débarrassé de sa
sophistication modélisatrice, l'article dit juste j'ai postulé que
la cause de ceci était cela, et j'observe l'étendue de son effet
.
Outre que ces articles ne définissent pas un confinement
autrement que comme le paquet de mesures pris par la France entre
telle et telle date et dont j'ai postulé qu'il était la cause de
l'effet que j'observe
, l'escroquerie devient généralement
apparente quand on applique exactement le même modèle à la Suède :
soit on doit ajouter un paramètre d'ajustement ad hoc qui prend
une valeur mystérieusement énorme pour la Suède, soit on décide que la
Suède a eu l'équivalent d'un confinement (les Suédois se sont
autoconfinés
), auquel cas le modèle ne démontre en rien l'utilité
des mesures prises en France. (Si on veut, l'ensemble des études
épidémiologiques sur l'efficacité des confinements semble surtout
démontrer que le terme de confinement
est performatif par une
sorte de consensus social, mais n'explique en rien ce qui constitue ce
terme — à part d'avoir décidé de l'appeler comme ça — ou ce qui crée
ce consensus.) Pour ma part, j'aimerais vraiment savoir si les
auteurs de ce genre de papiers croient vraiment les conneries qu'ils
racontent ou s'ils veulent juste allonger leur liste de publication
(ou, plus vraisemblablement, sont de malheureux doctorants à qui on
fait faire un vil boulot auquel ils ne croient pas du tout).
Cette question est importante parce que, j'ai déjà exprimé cet avis à diverses reprises, ces prédictions par les épidémiologistes-modélisateurs dont le grand public a pu mesurer combien elles étaient imbues d'une confiance excessive, ont endommagé la réputation de la science dans son ensemble. Et à une époque où, dans toutes sortes de domaines, nous avons cruellement besoin qu'on écoute ce que la science et les scientifiques ont à dire, ces gens ont fait un mal fou en mettant en avant des prédictions dont tout le monde pouvait mesurer immédiatement combien elles étaient fausses.