David Madore's WebLog: 2022-07

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en juillet 2022 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in July 2022: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in July 2022 / Entrées publiées en juillet 2022:

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(mercredi)

Et maintenant, un rant sur les données ouvertes

En écrivant l'entrée précédente, j'ai eu envie de jeter un œil à des séries de données historiques de températures à Paris (ou ailleurs, mais il se trouve que j'habite Paris, donc ça m'intéresse un peu plus), à la fois pour répondre à des questions un peu sérieuses (quel est le profil d'évolution des températures moyennes ? des températures moyennes d'été et d'hiver ? des minimales et maximales quotidiennes ? des extrêmes ? de la variance des températures ? etc.) et moins sérieuses[#]. Mais où trouver ces données ?

[#] À titre d'exemple, j'aime bien celle-ci : si T(y,d,h) désigne la température mesurée à Paris à l'heure h du jour d de l'année y (avec 0≤h≤24, 0≤d≤365 et 1870≤y≤2022 par exemple)[#b], que valent les huit quantités maxy maxd maxh T(y,d,h), maxy maxd minh T(y,d,h), maxy mind maxh T(y,d,h), maxy mind minh T(y,d,h), miny maxd maxh T(y,d,h), miny maxd minh T(y,d,h), miny mind maxh T(y,d,h), miny mind minh T(y,d,h) ? Je trouve que c'est intéressant de réfléchir à la signification intuitive de ces huit nombres et d'essayer de s'imaginer leurs valeurs approximatives (maxh T(y,d,h) est ce qu'on appelle usuellement la température maximale du jour ou abusivement température diurne, et minh T(y,d,h) la température minimale ou abusivement température nocturne, donc argmaxd maxh T(y,d,h) est le jour le plus chaud de l'année tandis que argmaxd minh T(y,d,h) est la nuit la plus chaude, et on aboutit à des descriptions comme le jour le plus chaud jamais enregistré, la nuit la plus chaude jamais enregistrée, l'hiver aux jours les plus doux, l'hiver aux nuits les plus douces, l'été aux jours les moins chauds, l'été aux nuits les moins chaudes, le jour la plus froid jamais enregistré et la nuit la plus froide jamais enregistrée) ; j'aimerais bien avoir des données permettant de les calculer de façon fiable comme je l'ai fait ici sur des données assez courtes. [Mise à jour () : et ici sur des données remontant à 1900.]

[#b] Bon, pour critiquer un peu cet exemple, autant un max max ou min min est clairement bien défini, autant un max min ou un min max dépend de la manière dont on découpe les jours ou les années. L'heure variant de minuit à minuit est raisonnable parce que ni le maximum ni le minimum journalier ne sont normalement atteints autour de minuit, mais l'année devrait plutôt être découpée de septembre à août pour éviter que le minimum annuel ne soit arbitrairement placé dans une année ou une autre selon qu'il tombe juste avant ou juste après le 1er janvier. On peut aussi s'interroger sur des quantités comme mind maxy maxh T(y,d,h) ou maxy maxh mind T(y,d,h) qui diffèrent possiblement de maxy mind maxh T(y,d,h) et essayer de se représenter intuitivement la différence.

Assez naïvement, je me suis dit, les données météo, c'est quelque chose de complètement public, et même spectaculairement public : il doit y avoir plein de gens qui les archivent et ça doit être très facile d'en trouver des compilations en ligne. Inversement, il y a plein de gens qui vous sortent régulièrement des statistiques du type c'est l'hiver le moins froid depuis YYYY : il doit y avoir un endroit publiquement accessible où on trouve les données brutes permettant de faire ce genre d'affirmation. Que nenni.

Et ce qui est particulièrement frustrant, c'est qu'il y a plein d'endroits qui semblent avoir de telles données ou vous les promettent, mais les données elles-mêmes sont introuvables. Par exemple, Météo France a un site web appelé Données publiques. Ça a l'air prometteur, ça, n'est-ce pas ? Eh bien ce site web est un peu comme cette vieille blague de l'époque soviétique :

Un soviétique de passage à Moscou décide d'aller au Goum pour s'acheter des chaussures. Il suit un premier signe vers le rayon habillement, puis un signe lui offre le choix entre différents articles d'habillement, il suit la direction chaussures. Il a ensuite le choix entre chaussures pour homme, chaussures pour femme et chaussures enfant, il suit le premier. Ceci l'amène à un nouveau choix entre chaussures techniques, chaussures de ville et chaussures de sport. Il suit chaussures de ville, et le voilà face à un choix entre chaussures noires et chaussures colorées. Il suit encore un autre signe puis un autre puis encore un autre jusqu'à sélectionner sa pointure, tombe sur une dernière porte et… se retrouve dans la rue.

Mais je ne comprends pas ? Où sont les chaussures ? demande-t-il à un passant.

Oh, nous n'avons pas de chaussures, lui répond le passant. Mais vous avez vu ? Quelle organisation !

En tout cas, je ne trouve rien sur ce site de Météo France qui corresponde à ma recherche de relevés météo (au moins les températures maximales et minimales par jour) en un lieu donné (disons, Paris) sur une longue période.

On m'a aussi signalé Infoclimat, qui a une section Open Data, mais là non plus, je ne trouve pas où on télécharge les données en bloc. Il y a un truc permettant de créer un compte pour télécharger 7 jours consécutifs maximum : c'est une blague ou quoi ? Je veux quelque chose comme 150 ans d'archives, pas 7 jours, moi.

Je comprends éventuellement que l'association qui gère[#2] Infoclimat ait peur d'être noyée sous le volume des téléchargements, mais il y a une solution simple : mettre ces données sur GitHub ou quelque chose d'équivalent. (Même à raison d'un relevé par heure pendant 150 ans, on parle d'environ 1.3 millions de lignes d'enregistrement pour une station météo : ce sont de petits fichiers, il n'y aucun obstacle à les mettre sur GitHub.) Par ailleurs, ce sont des données complètement publiques, librement copiables[#3] et téléchargeables puisque ce sont des informations factuelles que tout le monde peut observer, il n'y a aucune condition d'accès ni notion de sécurité : qu'est-ce que c'est que ces histoires d'utilisation commerciale interdite ? Ils ont complètement perdu la tête, là ? Ils ne peuvent pas plus interdire l'utilisation commerciale de ces données qu'un musée ne peut interdire la reproduction de tableaux anciens qui s'y trouvent.

[#2] Une chose qui fait que je n'arrive pas à trouver les données que je cherche est certainement que je ne comprends pas bien qui les produit. Je crois comprendre que certaines stations météo sont gérées ou possédées par des amateurs ? Mais sans doute n'est-ce pas le cas d'une station comme celle du parc Montsouris à Paris ? (Je trouve que ce serait plus qu'un peu anormal d'autoriser quelqu'un a installer une station météo dans un endroit public comme un parc de la ville de Paris sans exiger que les relevés de cette station météo soient librement téléchargeables.) Mais alors comment est-ce que l'association qui gère Infoclimat a elle-même accès à ces données ? D'où les tire-t-elle ? Qui est le producteur primaire des données ? Quel est son lien avec Météo France ? Et qu'en est-il des données historiques ? Par qui ont-elles été numérisées ? (J'imagine vaguement que ça faisait historiquement partie des attributions de l'Observatoire de Paris, mais je ne trouve aucun lien tangible entre l'Observatoire de Paris et une station météo de Paris ni de contact à l'Observatoire pour demander où sont stockées les archives.) Bref, tout ça est très confus pour moi, et ça n'aide pas à naviguer dans ces choses : une partie de la difficulté à obtenir des données est de savoir d'où elles viennent à l'origine et à qui les demander.

[#3] Éventuellement, on peut défendre l'idée que les quinze dernières années de la base de données sont protégées par le droit sui generis sur les bases de données (qui est la notion la plus scandaleuse et indéfendable du déjà détestable droit de la propriété intellectuelle : c'est tout simplement honteux que ce concept existe), mais même ce concept-là ne s'applique que si on considère que mettre en place une station de relevé de la température constitue un investissement substantiel, ce qui très difficile à prétendre.

On m'a aussi signalé le site Météociel dans le même genre, mais pas plus de succès de ce côté-là. Ni chez les autres sites du même genre vers lesquels on m'a dirigé. Plein de gens m'ont dit plein de variantes autour de si, si, ces données sont disponibles, regarde du côté de FoobarMétéo, mais jamais aucun moyen de télécharger l'archive que je cherche. C'est particulièrement frustrant vu qu'il y a des gens qui semblent avoir ces données et qui en tirent toutes sortes de graphiques ou tableaux : par exemple ici chez Météo Paris : où ont-ils tiré ces données et où sont-elles stockées, à la fin ?

À chaque fois c'est la même chose, c'est comme dans la blague sur le Goum : plein de promesses de données, plein d'organisation compliquée, mais jamais les données brutes elles-mêmes. Jamais un vrai lien de téléchargement qui donne un fichier d'un petit million de lignes de données.

Alors je vais quand même donner un lien vers le truc que j'ai trouvé qui ressemble le plus à ce que je cherche : ce lien (vers le domaine opendatasoft.com dont je ne sais pas quel est son rapport avec le schmilblick ni comment il les a obtenues de Météo France), dans l'onglet export propose un export CSV du jeu de données entiers, et c'est un tableau de relevés météo pour diverses stations météo de France : 62 stations, un relevé toutes les 3 heures. Malheureusement, il ne contient que des informations très récentes (il commence en 2010) ; comme par ailleurs, le format du fichier est absurdement inefficace, contenant la même information répétée de nombreuses fois (la température répétée en kelvins et en degrés Celsius et des textes automatisés comme On n’a pas observé d’évolution des nuages ou on n’a pas pu suivre cette évolution), les malheureux 2 millions d'enregistrements contenus finissent par peser 1Go. Bon, c'est déjà ça, je ne vais pas me plaindre. Mais où est-ce que je trouve quelque chose d'équivalent, sur une seule station, mais à des dates très anciennes ?

Partout où je regarde, j'ai l'impression de voir des dragons assis sur des trésors de données et qui les considèrent comme my data! my precious data! mine! mine! mine! (bon, mes métaphores tolkienesques se mélangent un peu, mais vous voyez l'idée).

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(mardi)

Réchauffement climatique et événements extrêmes

Je veux ici apporter quelques embryons de réponse, mais surtout beaucoup d'interrogations, sur la question suivante : dans quelle mesure et pourquoi le réchauffement climatique est-il responsable d'événements extrêmes (canicules, sécheresses, pluies très fortes, vents violents, etc., et même, éventuellement, épisodes de froid intense) ? C'est une question très importante, qu'il faut arriver à communiquer correctement au public, et je trouve que ce n'est pas du tout bien fait, à tel point que même en disposant d'une — ahem — culture générale que j'espère correcte en thermodynamique, planétologie et météorologie, je ne trouve vraiment pas la réponse très claire.

Le problème quand on parle de réchauffement climatique de 1°C, 2°C, 3°C, 4°C par rapport à la période pré-industrielle, c'est qu'il s'agit de températures globales moyennes (moyennées sur l'ensemble de la surface de la Terre et sur une période assez longue). Il est tentant de se dire que si les températures augmentent de 2°C en moyenne, les pics de chaleur augmenteront aussi de 2°C, et comme zéroième approximation ce n'est pas stupide ; mais le fait est que même si on soustrait 1.5°C (ce qui est une borne supérieur du niveau actuel de réchauffement, au moment où j'écris, par rapport aux niveaux pré-industriels) aux records de chaleur récents, ils continuent à paraître extrêmement exceptionnels en comparaison aux données historiques. Ceci est le résultat de possiblement trois effets différents :

  • le changement climatique n'est pas uniforme dans l'espace : certaines régions du globe se réchauffement moins que d'autres (très sommairement, les terres émergées se réchauffent plus que les océans, l'hémisphère nord plus que l'hémisphère sud, et l'Europe et l'Amérique plus que l'Afrique et l'Asie du Sud-Est) ;
  • le changement climatique n'est pas uniforme dans l'année (très sommairement, les températures minimales ont tendance à augmenter plus que les températures maximales, ce qui devrait au contraire avoir tendance à faire que les extrêmes augmentent moins que la moyenne, mais cette tendance n'est pas forcément vraie partout) ;
  • le changement climatique n'est pas uniforme en probabilité, au sens où il n'effectue pas une simple translation de la distribution de probabilité des températures à une date et un lieu donnés, mais augmente peut-être aussi leur variance.

Concernant le dernier point, il n'y a aucune contradiction a priori à ce que les extrêmes de froid deviennent de plus en plus froids en même temps que les extrêmes de chaud deviennent de plus en plus chauds dans le cadre d'une augmentation générale de la moyenne ; cela pourrait être vrai de façon systématique, ou à certains endroits (par exemple, en Europe, si le gulf stream diminue en intensité et que le climat européen devait être moins tempéré par l'influence océanique, on pourrait très bien imaginer que, dans un contexte de réchauffement climatique global, Paris se retrouve avec un climat proche de Winnipeg qui est, après tout, à peu près à la même latitude) ; néanmoins, à ce que je comprends, ce n'est pas le cas, les extrêmes de froid devraient devenir moins extrêmes à peu près partout sur la planète.

Les informations sur tous ces points sont assez difficiles à trouver, surtout s'il s'agit de donner des ordres de grandeur chiffrés, et notamment une séparation des trois effets que je viens de lister. Les modèles climatiques sont très bons pour des moyennes, mais pas très bons pour prévoir des phénomènes localisés dans l'espace, et encore moins les événements rares ; ils sont tellement coûteux en puissance de calcul qu'on ne peut pas les faire tourner un nombre considérable de fois (avec des petites perturbations initiales) pour obtenir une distribution raisonnable de probabilités.

Cette vidéo de Sabine Hossenfelder (dont j'ai déjà dû dire du bien un certain nombre de fois) explique assez bien les enjeux de la question et la difficulté à attribuer au changement climatique la responsabilité des événements externes précis, donc il faut au moins que je la mentionne au passage.

Par ailleurs, même une fois des informations calculées par les modèles, il reste encore la question pas du tout évidente de comment les présenter (surtout s'il s'agit de tenir compte à la fois du lieu, de la période de l'année, de l'horizon temporel, du scénario de réchauffement climatique envisagé, et de la borne de probabilité considérée : il n'est pas évident de rassembler en un seul graphique des informations comme à Paris, entre juin et août, sur la période 2040–2070, dans un scénario d'émissions standardisé conduisant à un réchauffement global de 4°C, les températures maximales typiques sur un intervalle de 10 ans vont augmenter de x°C avec un intervalle de confiance à 95% de y°C — il y a un peu trop de paramètres à rassembler).

Voici néanmoins trois sources qu'on m'a signalées et qui offrent au moins une vue d'ensemble sur ce à quoi on peut s'attendre :

  • Le chapitre 11 (Weather and Climate Extreme Events in a Changing Climate) de la partie WG I (Climate Change 2021: The Physical Science Basis) du sixième rapport d'évaluation du GIEC. (Oui, la nomenclature est compliquée, donc pour que vous ne vous perdiez pas dans ce système merdique, voici le lien direct vers le chapitre dont je parle.) Oui, ce seul chapitre fait 254 pages, mais on peut au moins lire le résumé, l'introduction et la FAQ, et les lignes des régions auxquelles on est intéressé dans les grandes tables à la fin.
  • Concernant la France métropolitaine spécifiquement, le rapport Nouvelles projections climatiques de référence DRIAS 2020 pour la métropole du projet DRIAS (les futurs du climat). (Lien direct vers le rapport.) Ce rapport fait 98 pages, mais on peut au moins lire les deux pages de synthèse, p. 68–69.
  • Le site web de l'organisation Berkeley Earth a aussi des données intéressantes, mais c'est un peu le bordel pour s'y retrouver.

Je n'ai pas réussi à retrouver la source précise du graphique de ce tweet qui affirme que sur les dernières ~40 années, la température moyenne en surface des terres a augmenté de 0.27°C/décennie, comparée à seulement 0.11°C/décennie pour les océans. En comptant que les océans constituent 70% de la surface, cela représenterait un facteur de 1.7 de démultiplication entre l'élévation de la température moyenne globale et celle de la surface des terres.

Je retire de ces sources les ordres de grandeur et idées suivantes :

  • Il faut s'attendre à un facteur de démultiplication d'environ 1.7 entre le réchauffement climatique moyen et le maximum annuel moyen en l'Europe occidentale, c'est-à-dire que chaque degré de réchauffement de la moyenne globale se traduit par 1.7 degrés de réchauffement du maximum annuel moyen en Europe occidentale. [Source : figure 11.3 du rapport du GIEC cité ci-dessus.] Mais je n'arrive pas vraiment à trouver une valeur cohérente pour la démultiplication sur la température moyenne (i.e., combien chaque degré de réchauffement de la moyenne globale se traduit en réchauffement sur la moyenne de l'Europe occidentale) : les valeurs indiquées dans le rapport DRIAS (de +3.9°C en France à l'horizon 2100 pour un scénario représentant +3.7°C de moyenne globale, valeurs trouvées p.68&72 du rapport cité ci-dessus) suggèrent un facteur assez proche de 1, mais je trouve ailleurs des choses assez incohérentes avec un tel chiffre, donc peut-être que j'ai mal compris.
  • L'augmentation des températures minimales annuelles moyenne en Europe occidentale devrait elle-aussi augmenter plus que la moyenne globale, et même encore plus que les températures maximales, avec un facteur de démultiplication de peut-être 2.5 [source : figure 11.A.1 du rapport du GIEC cité ci-dessus]. Ceci me laisse donc encore plus confus quant au phénomène sur la moyenne annuelle (mais peut-être que les saisons intermédiaires se réchauffent beaucoup moins ?).
  • Les épisodes de canicule devraient devenir plus fréquents, mais il n'est pas clair pour moi (d'après les sources que j'ai trouvées) si cette fréquence augmentée devrait être plus importante que celle prédite par l'augmentation de la température maximale annuelle moyenne ou s'il y a une véritable augmentation de fréquence intrinsèque des événements rares. Quoi qu'il en soit, les épisodes de froid intense devraient devenir plus rares, donc s'il y a augmentation de la variance, elle ne semble pas devoir compenser l'augmentation de la moyenne.
  • La quantité de précipitation annuelle totale ne doit pas changer de façon considérable en Europe occidentale (pour la France on prévoit plutôt une légère hausse, mais avec une grande incertitude), mais sa répartition au cours de l'année doit évoluer : d'avantage de pluies en hiver et moins de pluies en été. Là aussi, ces évolutions doivent s'accompagner d'évolution des extrêmes, avec des épisodes plus fréquents de pluies très intenses et aussi des épisodes plus fréquents de sécheresse estivale.
  • Les effets du changement climatique sur les vents, y compris sur les événements extrêmes en la matière, ne sont pas clairs du tout.

Tout ça n'est pas terriblement clair ! Mais ce qui est encore plus confus, pour moi, c'est la raison pour laquelle un réchauffement climatique global entraînerait plus d'événements extrêmes, ou une augmentation de la variance (dispersion par rapport à la moyenne) en plus de la simple augmentation de la moyenne.

Je pose notamment la question suivante : le climat de l'éocène inférieur, période pendant laquelle les températures moyennes étaient de 10°C à 14°C supérieures[#] aux valeurs actuelles était-il sujet à des événements particulièrement extrêmes ? (Y avait-il des dômes de chaleur qui se formaient montant l'air à 60°C? Des températures dépassant les 45°C au thermomètre humide[#2] et tuant tous les animaux ?) Je ne crois pas qu'on ne ait pas la réponse à cette question (les événements de ce genre ne laissent pas de trace particulièrement exploitable). En fait, on ne comprend pas bien le climat de cette période (qui semble avoir été caractérisé par un réchauffement plus important aux pôles qu'à l'équateur, donc un écart de températures moins important entre les deux, et si je comprends bien on ne sait pas vraiment pourquoi, ou en tout cas pas expliqué le niveau observé).

Mais ce qui est sûr, c'est que le rythme actuel d'augmentation des températures est supérieur à tout ce qu'on a détecté[#3] dans les données géologiques. Peut-être que ce n'est pas tant l'amplitude du réchauffement qui compte que son rythme (= sa dérivée temporelle) ? Là je peux nettement plus facilement imaginer des explications, par exemple différents sous-systèmes climatiques qui mettent plus ou moins de temps à s'équilibrer et, tant que cet équilibre n'a pas eu lieu, donnent lieu à des fluctuations un peu aléatoires pouvant causer des événements extrêmes.

Je crois comprendre, notamment, qu'une raison du dérèglement que nous observons notamment en Europe est lié à une faiblesse du jet-stream[#4] qui, du coup, se met à onduler, ce qui favorise soit la montée d'air du Sahara soit la descente d'air polaire (donc des épisodes inhabituellement chauds comme des épisodes inhabituellement froids — donc une plus grande variance des températures — quelle que soit la saison). Mais de nouveau, ceci soulève la question de si cette faiblesse du jet-stream est liée à l'amplitude de la hausse des températures, ou à sa vitesse, si c'est quelque chose qui se produit forcément quand la Terre est plus chaude (comment était le jet-stream à l'éocène ?) ou si c'est un régime transitoire quand la Terre se réchauffe. [Ajout : ici une explication possible proposée par un planétologue néanmoins non spécialiste de la Terre : l'affaiblissement du jet-stream pourrait être dû au fait que les pôles se réchauffent plus vite que l'équateur, ce qui diminue le gradient de température en latitude.]

Toujours est-il que je voudrais bien des explications plus claires. Il va peut-être falloir que je fouille moi-même dans les archives météo et dans les données DRIAS pour trouver au moins une réponse à la question de si la variance des températures augmente, et si oui de combien, et je ne crois pas que je trouverai de source claire sur la raison pour laquelle le réchauffement entraîne plus de variabilité, ni encore moins sur la météo de l'éocène.

PS : Je ne suis toujours pas décidé quant à savoir s'il vaut mieux parler de réchauffement climatique ou de changement climatique. J'ai longtemps préféré changement climatique parce que cela rappelle qu'il ne s'agit pas que d'un réchauffement, mais c'était en partie parce que je pensais qu'il pouvait aussi conduire à des froids plus extrêmes (malgré une augmentation moyenne) : apparemment, ce n'est pas vraiment au programme, et comme par ailleurs changement climatique semble avoir été en partie récupéré par des gens voulant faire croire qu'il est d'origine naturelle et pas anthropogène, il vaut peut-être mieux l'éviter. On peut aussi parler de dérèglement climatique, mais je n'aime pas énormément, parce que cela suggère une machine qui s'est déréglée toute seule.

[#] Ce graphique des températures historiques tout au long du phanérozoïque est extrêmement précieux pour se faire une idée (attention à bien lire l'échelle de temps, qui change quatre fois !). ⁂ Digression : Je fais remarquer ici qu'il ne faut pas prétendre qu'avec +6°C la Terre devient inhabitable : elle a été encore nettement plus chaude que ça, et de toute évidence elle était habitée (et pour les gens qui comme moi ont du mal avec les noms de ces périodes géologiques, je rappelle que l'éocène inférieur, c'est entre −56 et −47 millions d'années : il n'y avait plus de dinosaures non-aviaires depuis plus de 10 millions d'années, beaucoup d'ordres de mammifères actuels sont apparus vers ce moment-là, et les continents avaient pas loin de leur forme actuelle ; donc ce n'est pas comme si je comparais avec les températures probablement encore plus élevées du cambrien, il y a 500 millions d'années, où il n'y avait même pas de vie en surface, uniquement dans les océans, et assurément rien qui ressemble à un mammifère). Et plus globalement parlant, nous vivons dans un intervalle interglaciaire — l'holocène — d'une période glaciaire — essentiellement, le pleistocène : c'est ce qui explique qu'une bonne partie de l'histoire de la Terre au long du phanérozoïque a connu des températures plus élevées. Tout ceci n'est pas une façon de dire que le changement climatique actuel n'est pas catastrophique, mais il ne menace pas la vie animale sur Terre, il nous menace nous : si une grande majorité des espèces animales est menacée d'extinction (mais il en restera toujours assez adaptées pour se diversifier de nouveau comme après les extinctions de masse précédentes), et si les humains pourraient probablement survivre d'une manière ou d'une autre quelque part au climat de l'éocène ou à quelque chose qui y ressemble, en revanche, notre civilisation qui soutient 8 milliards d'entre nous grâce à une agriculture à haut rendement extrêmement optimisée, clairement, ne le peut pas. Et je pense qu'il ne faut pas escamoter ces points quand on communique au grand public, parce que sinon il y aura un petit malin qui lira l'article éocène sur Wikipédia, et qui dira ha ha, les scientifiques nous mentent, la Terre a été bien plus chaude par le passé [← ceci est vrai], le réchauffement climatique n'est donc pas un problème ou n'est pas d'origine anthropogène [← ceci est faux].

[#2] Digression : La température de thermomètre mouillé (ou de thermomètre humide ou juste température humide) est la température à laquelle on peut refroidir l'air par évaporation d'eau liquide, jusqu'à porter l'air à saturation en vapeur d'eau, la chaleur latente d'évaporation de l'eau était prise à l'enthalpie l'air. (C'est-à-dire qu'on introduit dans l'air une quantité infinitésimale d'eau liquide à température de l'air, on la laisse s'évaporer, et on recommence de façon isobare jusqu'à ce que l'air soit saturé d'eau. Concrètement, c'est la température que mesure un thermomètre qui est entouré d'une gaze humide qui assure que l'air autour de lui est saturé d'humidité. Il y a des différences subtiles entre petites variations autour de cette notion, qualifiées de façon incohérente de température thermodynamique de thermomètre humide ou température adiabatique de thermomètre humide ou d'autres variations avec des mots comme pseudo-adiabatique ou pseudo-potentiel.) Elle est au moins aussi importante que la vraie température (i.e., la température sèche) pour déterminer si des conditions météorologiques sont supportables ; notamment, une température humide supérieure ou de l'ordre de 35°C est mortelle pour l'homme même correctement hydraté, car la transpiration ne permet plus de refroidir suffisamment le corps. Il ne faut pas la confondre avec le point de rosée, lui aussi exprimé en degrés, et qui est la température à laquelle il faut refroidir l'air de façon isobare pour saturer l'eau qui est dedans : le point de rosée ne mesure, finalement, que l'humidité absolue. Cf. ce fil Twitter (ainsi que ce chapitre d'un livre de météorologie qui y est cité) pour le rapport entre ces deux notions.

[#3] À la frontière paléocène-éocène, il y a environ 56 millions d'années a eu lieu un événement de réchauffement très rapide suite à une émission massive de CO₂ dans l'atmosphère, provoquant une augmentation des températures globales de quelque chose comme 5° à 8°C (c'est énorme). Cet événement (à ne pas confondre avec l'augmentation puis baisse beaucoup plus graduelle des températures lors de l'éocène lui-même) est parfois évoqué comme modèle de l'épisode anthropogène actuel. Mais même cet événement très rapide à l'échelle géologique a duré tout de même quelque chose comme 20 000 à 50 000 ans, donc on parle d'un rythme d'augmentation des températures entre 10 et 100 fois plus lent que ce que nous observons actuellement. (Évidemment, ça n'interdit pas d'écrire une histoire de science-fiction dans laquelle une autre espèce intelligente avant nous aurait développé une civilisation à ce moment-là, brûlé plein d'énergie fossiles, et se serait éteinte sans laisser de trace. Cette vidéo est pertinente à ce sujet.)

[#4] Aveu : je n'arrête pas de confondre le jet-stream et le gulf stream (enfin, ce n'est pas que je confonds mentalement, ça n'a guère de rapport, l'un est un courant d'air et l'autre un courant d'eau, mais je n'arrête pas de faire des lapsus dans un sens ou dans l'autre), et le fait que les deux soient très importants pour le climat européen n'aide évidemment pas.

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(jeudi)

Harmonisation de notes : variations sur un thème

Contrairement à ce que le titre de cette entrée peut laisser entendre, il n'est pas question ici de musique mais de comment corriger des copies. (Dans une certaine mesure, ce billet fait suite à celui-ci et dans une moindre mesure celui-là, mais je vais en redire les points importants.) Mais comme il est question de notes, je vais mettre beaucoup de notes dans ce billet. Et je vais, surtout, partir dans des digressions mathématiques franchement gratuites donc, préparez-vous.

Je suis responsable d'un enseignement de première année à Télécom Paris qui (comme quasiment tous les enseignements de première année) concerne l'ensemble de la promotion (soit ~200 élèves) : ils sont répartis en 6 groupes d'enseignement, chacun pris en charge pour cours+TD par un enseignant différent, mais au bout du compte, tout le monde passe le même contrôle de connaissances, qui est ce dont je veux parler ici : les copies de ce contrôle sont réparties aléatoirement[#][#2] entre les enseignants, et chacun va corriger un tas.

[#] Enfin, aléatoirement est peut-être un peu ambitieux. Je demande au service de l'enseignement de répartir les copies en six tas de taille à peu près égale, mais pas en suivant les groupes d'enseignement, et de me fournir la liste des noms de chaque tas. La manière exacte dont est faite cette répartition m'échappe, et il faut dire que c'est le genre de choses qui, en pratique, est un peu pénible, si on a une pile de ~200 copies (physiques) et un tableau de noms, pour faire une répartition en 6 groupes aléatoires et produire à la fois les six tas physiques et le tableau avec la répartition des noms. Si vous avez des astuces à proposer pour y arriver efficacement que je puisse expliquer sans mal au service de l'enseignement, n'hésitez pas à proposer.

[#2] On peut imaginer que chaque enseignant corrige les copies du groupe auquel il a fait cours (l'idée étant qu'il le connaît mieux), mais je trouve que c'est plus équitable d'avoir pour commencer une répartition aléatoire. En tout cas, c'est important pour l'harmonisation que je veux évoquer ici (à cause de leur construction, on ne peut pas faire l'hypothèse que les groupes d'enseignement sont de même niveau, alors qu'une répartition aléatoire l'est statistiquement).

Corriger, ici, ça veut dire remplir un tableau indiquant, pour chaque copie d'élève (λ, en ligne) et chaque question[#3] du contrôle (i, en colonne), une note (un nombre réel) xλ,i entre 0 et 1 [#4], où la note 0 signifie la question n'a pas été traitée ou est tellement fausse qu'il n'y a rien à en tirer et la note 1 signifie la question est traitée de façon parfaite et irréprochable, toute autre valeur étant à l'appréciation du correcteur.

[#3] Évidemment, s'il y a des sous-questions, je vais essayer de demander une note pour chaque sous-question, mais il y a une limite à la résolution atteignable. Grosso modo, je délimite 12 à 20 questions notées pour un contrôle.

[#4] Pour être plus précis, comme certains n'aiment pas noter sur 1, mon tableau de correction offre la possibilité de noter sur autre chose, par exemple sur 100, ce qui correspond simplement à diviser par le maximum en question. Mais comme cette possibilité ne change rien mathématiquement à ce que je veux raconter, ne fait que compliquer mes formules LibreOffice, et d'ailleurs de toute façon aucun correcteur ne s'en sert (pourtant c'est bien suite à des râleries de leur part que j'ai introduit la possibilité), autant ne pas en parler et convenir que la note de chaque question est entre 0 et 1. Ça simplifiera toutes les formules d'harmonisation dans la suite en évitant de diviser et de remultiplier.

Ensuite, bien sûr, toutes les questions n'ont pas la même valeur, c'est-à-dire qu'il y a un barème : chacune reçoit un poids pi, et la note de l'élève λ au contrôle est proportionnelle[#5] à la somme des pi · xλ,i pour toutes les questions i du contrôle.

[#5] J'écris est proportionnelle, parce que pour avoir 20/20 il n'est pas forcément nécessaire d'avoir 1 à toutes les questions (le contrôle est souvent noté sur plus que 20, les notes dépassant 20, s'il y en a, étant tronquées à 20). Donc la note de la copie λ est plutôt donnée par Nλ := Nmax · ∑i(pi·xλ,i)/∑i(pi) où Nmax vaut quelque chose comme 21 ou 22 ; ou, en fait, c'est min(Nλ,20) arrondi au 0.1 supérieur, ou quelque chose de ce goût-là. Je n'entre pas dans ces détails qui n'ont rien à voir avec ce que je veux évoquer ici. (Cf. le billet précédent pour plus de précisions.)

Seulement, voilà : tous les correcteurs ne notent pas aussi sévèrement. Cela se voit au fait que si je fais la moyenne des notes de chaque tas de copies, je devrais[#6] trouver plus ou moins la même chose si les tas ont été constitués aléatoirement, mais en fait je trouve des moyennes allant de 10.0 à 12.5 (disons, pour donner un ordre de grandeur) d'un correcteur à l'autre.

[#6] Pas exactement, bien sûr. Mais si l'écart-type des notes « justes » est de, disons, 3 points, alors moyenné sur 32 copies il devrait tomber à 3/√32 ≈ 0.5 points. Autrement dit, des fluctuations aléatoires entre moyennes des différents tas de copies de l'ordre d'un demi-point sont à attendre, mais quand c'est beaucoup plus, il devient pertinent d'harmoniser.

Comment harmoniser entre correcteurs, donc ? (Quand l'enjeu est vraiment important, on met en place une double correction, c'est le cas notamment à l'Agrégation ; mais on ne va pas faire ça pour les enseignements d'une grande école.) Les responsables de certains enseignements ignorent simplement le problème (ils considèrent par exemple que la répartition aléatoire des copies est une forme suffisante d'équité, ce qui se défend). D'autres appliquent un coefficient multiplicatif rendant égales toutes les moyennes (typiquement, on prend la plus haute moyenne d'un tas de copies, et on multiplie les notes de tous les autres par le bon coefficient par tas pour que chaque tas ait cette même moyenne). C'est simple, mais je trouve ça un peu insatisfaisant : une copie qui a traité parfaitement la moitié des questions et n'a pas du tout touché aux autres devrait avoir la même note quel que soit le correcteur qui l'a corrigée.

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(vendredi)

Sur la relativité de la culture générale

Comme beaucoup de geeks, j'aime collectionner les bribes d'information en tout genre (mon papa aimait me qualifier de source inépuisable de renseignements complètement inutiles). À une certaine époque — et quand je dis à une certaine époque, je dois en fait reconnaître que cette époque dure jusqu'au présent, ou du moins que je peine à me défaire de cette illusion — je me faisais l'idée d'une structure bien organisée de la connaissance, avec un champ très large, la culture générale, sur laquelle je chercherais à avoir une connaissance peu profonde mais minimale, un champ plus étroit de culture scientifique sur lequel je chercherais à en savoir plus, un champ encore plus étroit de culture mathématique où j'en saurais encore plus, etc. Comme s'il y avait une grand disque des domaines possibles sur lequel on cherche à appliquer un vernis aussi uniforme que possible de culture général, avec quelques disques imbriqués dans lequel on va appliquer des couches supplémentaires.

La réalité, dont je me suis rendu compte plus tard, c'est que ma culture générale est faite de trous. La réalité encore plus importante, dont je me suis rendu compte encore plus tard, c'est que la culture générale de tout le monde est faite de trous. Et que c'est normal et que ce n'est pas quelque chose dont il faut se lamenter.

Et quand je dis faite de trous, il faut imaginer quelque chose comme un triangle de Sierpiński ou des cercles d'Apollonius, mais en moins régulier : un grand trou d'ignorance au centre, et pour chacun des bouts qui restent, encore un grand trou d'ignorance au centre, et pour chacun des bouts qui restent, etc. — les bribes de connaissance qu'on a sont ce qui reste quand on retire tous les trous.

Ce n'est pas un problème. Le problème est qu'on se comporte souvent en croyant, ou en faisant semblant de croire, que ce n'est pas le cas.

Un exemple assez évident de ça, ce sont les « classiques ». Les classiques, comme le dit un adage bien connu, ce sont des livres que tout le monde veut avoir lu mais que personne ne veut lire. Il est sans doute plus correct de dire que ce sont des livres qu'énormément de gens font semblant d'avoir lu parce qu'ils ont un peu honte de ne pas les avoir lus. Du coup, une règle tacite et assez absurde veut qu'on se comporte vis-à-vis des classiques comme si tout le monde avait tout lu (on les cite sans préfacer la phrase d'explications sur ce dont il est question ; il est considéré comme malpoli d'offrir un classique parce que cela suggère que le destinataire ne l'a pas lu ; et ainsi de suite). Il est pourtant facile de faire tomber le masque : il y a beaucoup trop de livres considérés comme des classiques pour que qui que ce soit puisse sérieusement prétendre tous les avoir lus. Rien que les pièces de Shakespeare (qui sont « évidemment » toutes des « classiques »), il est clair que très peu de gens les ont toutes lues ou vues représentées, et d'ailleurs peu de gens doivent en avoir lu ne serait-ce qu'une seule en-dehors d'un éventuel cours d'anglais : donc vous prenez une pièce de Shakespeare au pif et vous avez un exemple d'un trou dans la culture générale de… quasiment tout le monde. Et comme Shakespeare va favoriser les anglophones, ajoutez quelques autres grands auteurs et même si on se dit qu'on va se concentrer sur la littérature européenne ou « occidentale » (whatever that may be), il n'y a pas grand-monde qui va pouvoir frimer très fort.

Et je ne parle là que d'un aspect ridiculement petit de la culture générale : la lecture de quelques œuvres « classiques ». Le phénomène est le même à tous les niveaux et dans tous les domaines : des trous, des trous, des trous.

(Le mieux pour se convaincre qu'on ne sait rien, c'est peut-être bien d'aller sur Wikipédia, et de cliquer sur le bouton article aléatoireici pour la Wikipédia francophone — et de répéter l'opération jusqu'à tomber sur un article sur lequel on soit capable de dire quelque chose de non évident.)

Un autre adage prétend que la culture c'est comme la confiture : moins on en a, plus on l'étale. Il y a de ça, mais ce n'est pas vraiment moins on en a, c'est surtout plus on veut donner l'impression qu'on en a, ou plutôt, que les autres n'en ont pas ; et ce n'est pas tellement une question de l'étaler que de mettre le projecteur dessus. Les gens qui paraissent avoir une grande culture sont ceux qui arrivent à attirer l'attention sur les domaines où ils savent des choses. S'ils ont lu Titus Andronicus (ou peut-être juste lu l'article Wikipédia, en fait), ils vont vous le faire savoir en l'utilisant comme comparaison pour décrier les horreurs auxquelles peut conduire la soif de vengeance, et vous allez vous sentir un peu bête si, comme la grande majorité des gens, vous n'avez pas lu Titus Andronicus, vous savez peut-être tout juste que c'est de Shakespeare et certainement pas de quoi ça parle, mais vous aurez un peu l'impression que vous devriez savoir. (Et quand ces gens sont encore plus habiles, ils écrivent un billet de blog sur la culture générale et mentionnent Titus Andronicus au passage, et du coup vous vous dites qu'ils l'ont certainement lu, ce qui, en l'occurrence, est complètement faux, ils ont juste parcouru l'article Wikipédia, mais ça, ils ne l'avoueront qu'à travers une parenthèse alambiquée dans le billet de blog en question, parce que ne pas avoir lu un classique c'est quand même quelque chose qu'on ne peut pas avouer.)

Bref, le secret pour avoir l'air cultivé, ce n'est pas d'avoir moins de trous que les autres dans sa culture générale, c'est ① d'attirer l'attention sur les choses qu'on sait, et ② de bluffer quand on ne sait pas, en hochant la tête d'un air bien entendu ou en répondant par des platitudes pour ne surtout pas avoir à avouer qu'on n'a pas lu, disons, Nathan le Sage.

Je ne compte pas le nombre de fois où j'ai été saisi par l'illusion que telle ou telle personne à la conversation brillante avait une immense culture et où, par curiosité ou pour tester l'hypothèse formulée au paragraphe précédent, j'ai fait exprès de dévier la conversation sur un sujet où il n'était pas possible de bluffer, et j'ai vite vu combien c'était creux sous le vernis.

Même les gens qui semblent très forts en mode Questions pour un champion ont une culture générale qui n'est pas moins de trous que tout le monde, c'est juste que les non-trous sont différemment répartis, concentrés sur les choses qui peuvent se dire en très peu de mots (façon format de question à une émission télévisée) au lieu d'être concentrés de façon disciplinaire, ce qui peut donner l'impression que leur culture est immense et transversale.

❧ Mais ce n'est pas tellement ça que je veux souligner. L'autre aspect des choses, c'est que nous avons également tendance à considérer comme faisant partie de la culture générale indispensable les domaines dans lesquels nous sommes moins ignorants. C'est sans doute une sorte de mécanisme de défense en réaction au refus de nous considérer nous-mêmes comme « incultes », entretenu par l'illusion d'une culture uniforme.

Alors certes, entre, disons, pays différents, il est très largement admis qu'il est normal qu'il y ait des différences : tout le monde conviendra qu'il est compréhensible qu'un Japonais ne soit pas capable de citer une pièce de théâtre de Racine (ou même n'ait jamais entendu parler de Racine), par exemple. Mais beaucoup vont avoir tendance à penser que c'est quelque chose que les Français, au moins, doivent avoir dans leur culture générale.

Le problème, donc, c'est que les gens qui considèrent ça le considèrent parce qu'ils ont eux-mêmes cette culture particulière, et donc ils la considèrent comme essentielle. Je ne sais pas combien de fois j'ai entendu quelqu'un se lamenter de l'inculture de nos contemporains qui n'ont pas lu Racine (ou quelque chose d'équivalent) et j'ai eu une envie qui me démangeait très fort d'interrompre le quelqu'un pour lui demander : Êtes-vous capable d'énoncer et d'expliquer vaguement le second principe de la thermodynamique ?

Généralement je me retiens parce que je suis assez polémophobe dans les conversations, mais il est arrivé que je poursuive vaguement cette remarque (ou que j'assiste à une conversation où quelqu'un d'autre la faisait) : la réaction de la personne se plaignant que les gens ne lisent plus Racine mais qui n'est elle-même pas capable de citer le second principe de la thermodynamique est typiquement quelque chose comme oui mais ça c'est une compétence technique, ça n'a rien à voir avec la culture générale.

Ce type de réaction est d'une hypocrisie impressionnante. L'explication qu'on (i.e., le même genre de personnes) nous donne généralement de l'importance de la culture générale, c'est que ça aide à comprendre le monde qui nous entoure (par exemple, qu'avoir des connaissances en Histoire ou avoir lu Racine aiderait à comprendre tel enjeu géopolitique ou tel problème moral) : or il faut vraiment avoir une sacré dose de mauvaise foi pour s'imaginer que la connaissance des bases de la thermodynamique n'est pas importante pour comprendre le monde qui nous entoure (surtout à une époque de réchauffement climatique). Du coup, je vois mal pourquoi ce serait moins de la culture générale.

(Parfois la défense est différente : Racine est un auteur que, en France, on étudie très souvent au lycée, et ce, dans toutes les filières ; la thermodynamique, elle, ne s'étudie que dans le supérieur. C'est vrai, et je pense qu'il faudrait sérieusement se poser la question de pourquoi c'est comme ça et si c'est une bonne idée. Cf. aussi ce fil Twitter (24 tweets ; ici sur ThreadReaderApp) sur ce qui pourrait constituer une « culture générale » en thermo, et qu'on ne me dise pas que c'est impossiblement technique.)

Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de reprocher à qui que ce soit de ne pas connaître le second principe de la thermodynamique (mon propos est que nous avons tous de semblables trous dans la culture générale, donc personne ne peut jeter la première pierre). Ce que je suis en train de dire c'est que les gens qui ne le connaissent pas ne peuvent pas la ramener sur leur sujet préféré et essayer de faire passer ce sujet comme très important. Profiter de sa culture pour briller en société, c'est de bonne guerre (j'en rigole plus haut, mais ça n'a rien de condamnable de se mettre en valeur, et nous sommes beaucoup à le faire sous une forme ou une autre) ; mais en profiter pour médire des autres, même en leur absence ou de façon un peu abstraite, je considère cela comme assez détestable.

Et j'évoque, là, la différence de culture entre « humanités » et « sciences » (pour parler très approximativement), mais je pourrais aussi évoquer l'écart entre générations : même si je ne suis pas trop du genre à dire OK, boomer, quand j'entends de vieux grincheux se plaindre que les jeunes de nos jours n'ont plus aucune culture ou autre variante sur cette rengaine, ça me donne vraiment envie de les renvoyer à leur ignorance de, par exemple, toute la culture Internet. (Il vaut mieux résister, parce que c'est probablement encore plus désespéré de faire comprendre à un boomer que la culture Internet est une forme de culture générale que de faire admettre à un humaniste que les bases de la thermo en sont.) • Et naturellement, en plus de la différence d'appréciation entre pays, entre domaines du savoir ou entre générations, on pourrait évoquer celle entre classes socioéconomiques, et la survalorisation de la culture bourgeoise par rapport à la culture populaire : ce qui fait la violence du capital culturel, ce n'est pas la connaissance pure, c'est la force de la convention que ces connaissances- sont importantes. Mais je vais arrêter de faire croire que j'ai lu Bourdieu, parce que je n'ai pas plus lu Bourdieu que Titus Andronicus, je fais juste semblant après avoir parcouru Wikipédia.

Pour être bien clair, je ne me crois pas du tout personnellement immun à l'illusion que les choses que je sais sont plus importantes que les choses que je ne sais pas. Pour donner une petite anecdote aléatoire à ce sujet, mon poussinet me fait régulièrement écouter des morceaux de musique (typiquement dans le segment musique pop / variétés françaises des années '70 et '80) en me disant ça tu connais forcément : ce n'est pas possible de ne pas avoir entendu, et je souvent hausse les épaules en disant que j'ai peut-être entendu mais que ça ne m'a pas marqué, et en pensant qu'il me fatigue à croire que les musiques qu'il connaît sont incontournables ; et puis je ne sais plus à quel propos il a mentionné qu'il ne connaissait rien de Bob Dylan, et là j'ai été victime exactement du même effet de perspective (Blowin' in the wind tu connais forcément : ce n'est pas possible de ne pas avoir entendu !), avec les mêmes arguments de mauvaise foi que je dénonce plus haut (quand même, Bob Dylan, il a eu le prix Nobel de littérature, ce n'est pas n'importe qui), et c'est justement cette observation de ma propre mauvaise foi qui m'amène à écrire toute cette réflexion.

Et ce qui est intéressant aussi, c'est que cette illusion de perspective sur la culture générale (croire que ce qu'on sait est très important) s'applique non seulement à la culture générale, justement, mais aussi dans n'importe quel sous-domaine. Ce que je veux dire, c'est que parmi les mathématiciens (et je suppose que c'est pareil dans n'importe quel autre domaine, il se trouve juste que je connais et peux observer celui-là), il y a une culture générale mathématique… qui est tout autant un fantasme que la culture générale tout court : je ne sais pas quelles sont les connaissances réellement communes à une majorité de mathématiciens (et il semble que personne ne sache), mais ce que je sais, c'est que chacun a tendance à surestimer à quel point la communauté mathématique connaît les résultats avec lesquels il est personnellement familier, et même à les considérer comme incontournables. (Comme le dit un commentaire de la question MathOverflow que je viens de lier, j'aurais eu tendance à penser que quasiment tous les chercheurs en maths savent ce qu'est un espace de Hilbert, mais ayant discuté avec des gens proches de l'informatique théorique, je n'en suis plus si sûr.) Ceci vaut aussi pour les très grands mathématiciens : je ne sais plus où j'avais lu que John von Neumann ne savait pas qu'on obtenait un tore en recollant les côtés opposés d'un carré (il était tombé sur une discussion de collègues autour de ce dessin, il avait demandé ce que c'était, et il était tout amusé de l'apprendre) ; et Jean-Pierre Serre, il n'y a pas longtemps, m'a demandé ce qu'était le nombre chromatique d'un graphe quand j'ai utilisé ce terme pour lui décrire le problème de Hadwiger-Nelson ; je sais bien que Terence Tao a l'air d'être l'exception et de tout savoir dans tous les domaines, mais je soupçonne que c'est aussi une illusion.

Où est-ce que je veux en venir en racontant tout ça ? Je ne sais pas très bien, mais disons au moins (quitte à bousculer au passage quelques portes ouvertes) que l'idée de valoriser le fait d'avoir une « grande culture » a quelque chose d'assez malsain : au mieux c'est un critère de substitution pour la curiosité intellectuelle, mais pour ce qui est de la connaissance elle-même, nous avons tous accès à Wikipédia donc une culture générale virtuellement infinie — à la limite le critère plus pertinent à juger c'est plutôt de savoir si on est prêt à ouvrir Wikipédia et à en apprendre plus dès qu'on tombe sur un trou de sa culture déjà apprise.

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