On
entend pas
mal parler en ce moment des oscillations des neutrinos. Je trouve
que c'est en général très mal expliqué, alors voici ma tentative pour
vulgariser le phénomène. (Je précise que ce qui suit contient un
certain nombre d'approximations scientifiques, dont je suis conscient,
et par ailleurs je ne suis pas physicien mais mathématicien. Je pense
néanmoins que ce n'est pas trop faux et que ce sera plus sérieux que
ce qu'on trouve généralement comme vulgarisation scientifique dans la
presse généraliste. )
Les neutrinos
sont trois particules
du modèle
standard
(cf. ici ; ajout
ultérieur : cf. aussi ici) qui
ont au moins deux particularités : (1) elles sont très
légères, et (2) parmi
les quatre
forces fondamentales de la physique, elles ne ressentent que
la force
nucléaire faible et (très vraisemblablement) la gravitation,
c'est-à-dire en particulier qu'elles n'ont pas de charge électrique ni
de charge nucléaire forte
(couleur
) ;
puisque la force nucléaire faible est, comme son nom l'indique, très
faible, et la gravitation encore beaucoup beaucoup beaucoup plus
faible (la raison pour laquelle nous l'observons dans notre vie est
qu'elle s'accumule à l'échelle macroscopique contrairement aux autres
forces qui ont plutôt tendance à se neutraliser), les neutrinos
interagissent très peu avec le reste du monde. En fait, la Terre est
bombardée en permanence de neutrinos venus du Soleil (quelques
dizaines de milliers de milliards traversent chacun de nous chaque
seconde), et la grande majorité se contentent de ressortir de l'autre
côté sans avoir « vu » la Terre.
Néanmoins, de temps en temps, un neutrino interagit avec la
matière, et on arrive parfois à le détecter (et à en déduire combien
il y en avait puisqu'on sait quelle proportion subit ce sort). La
réaction principale qui fait intervenir des neutrinos dans la physique
pas trop exotique est la désintégration bêta−, qui transforme un
neutron en proton avec émission d'un électron et d'un antineutrino
(l'antiparticule du neutrino), ou ses différents avatars, par exemple
un neutron qui capture un neutrino pour devenir un proton en émettant
un électron ; dans le Soleil, les neutrinos sont produits par les
réactions de fusion (comme
le cycle de
Bethe) lorsqu'un proton de noyau d'hydrogène est transformé en
neutron de noyau d'hélium.
En fait, les choses sont un chouïa plus compliquées : il y a trois
espèces de neutrino, et le neutrino dont il est question au paragraphe
précédent (celui qui apparaît ou disparaît quand un proton se
transforme en neutron ou vice versa) s'appelle neutrino de
l'électron, parce qu'il est associé à des réactions avec un
électron (dans une interaction, localement, le nombre total
d'électrons plus neutrinos d'électrons, en comptant négativement les
antiparticules, ne doit pas varier : donc si la réaction crée un
électron, elle doit aussi absorber un neutrino de l'électron ou créer
un antineutrino correspondant). Il existe aussi un neutrino du muon,
et un neutrino du tau,
le muon et
le tau(on)
étant quelque chose comme des versions lourdes de l'électron, ce genre
de particules qui n'existent que dans les rayons cosmiques et les
accélérateurs, pas la matière normale. Ces trois particules, le
neutrino de l'électron, le neutrino du muon et le neutrino du tau,
méritent d'être qualifiées de vecteurs propres des interactions
faibles, car ce sont des particules définies par le fait
qu'elles interagissent, via la force nucléaire faible, avec d'autres
particules.
Jusqu'à il n'y a pas si longtemps, on pensait (ou on faisait
semblant de penser) que les neutrinos n'avaient pas de masse : qu'ils
se déplaçaient donc à la vitesse de la lumière. Seulement,
le problème
suivant se posait : on comprend assez bien les réactions nucléaires
qui se produisent dans le Soleil, et on sait donc estimer le nombre de
neutrinos que le Soleil doit produire. Comme je l'ai dit, ce sont des
neutrinos de l'électron. On sait aussi assez mesurer le nombre de
neutrinos qui nous atteignent, mais seulement les neutrinos de
l'électron. Comme ces particules n'interagissent à peu près avec
rien, on peut estimer le nombre de neutrinos qui nous arrivent à
partir de celui que le Soleil doit produire. Problème : on trouve
quelque chose entre le tiers et la moitié du nombre de neutrinos qu'on
devrait trouver. Où sont passés les autres ?
L'explication donnée habituellement est que les neutrinos se sont
transformés, des neutrinos de l'électron au départ sont devenus, à
l'arrivée, des neutrinos du muon ou du tau ; après le trajet du Soleil
à la Terre, les trois espèces se sont mélangées, si bien qu'environ un
tiers seulement des neutrinos de l'électron sont restés des neutrinos
de l'électron. Cette explication est juste, mais elle est trompeuse :
elle donne l'impression qu'il s'est produit une interaction dans
l'espace, ce qui n'est pas le cas ; et surtout, elle n'explique pas du
tout pourquoi le fait que les neutrinos aient une masse a un rapport
avec cette « oscillation ».
Une explication plus correcte serait la suivante : le neutrino de
l'électron, neutrino du muon, et neutrino du tau, ne sont pas des
vraies particules. Il faut que j'explique ce que je veux dire par
là.
La théorie quantique des champs est lourdement basée sur
l'algèbre
linéaire : c'est-à-dire que les choses qui l'habitent (si on me
permet d'agiter un peu les mains) peuvent faire l'objet de
combinaisons linéaires, appelées superpositions
quantiques : un phénomène popularisé par l'« expérience »
du chat
de Schrödinger, qui se trouverait dans un état superposé entre
vivant et mort (quelque chose comme (vivant+mort)/√2). C'est
aussi le cas des neutrinos.
Il faut imaginer que l'espace des neutrinos est un espace à trois
dimensions. Ce que j'ai appelé neutrino de
l'électron
, neutrino du muon
et neutrino du tau
, ce
sont trois directions (orthogonales) dans cet espace, c'est une base
de cet espace au sens de l'algèbre linéaire, mais ce n'est pas
forcément la meilleure base. C'est la base, pour ceux qui connaissent
un peu d'algèbre linéaire, obtenue en diagonalisant l'interaction
faible avec l'électron, le muon et le tau. Tant que les neutrinos
n'ont pas de masse, il n'y a pas de raison de penser qu'une base
serait meilleure qu'une autre.
Mais quand ils ont une masse, et surtout, quand ils ont trois
masses différentes, alors il y a une autre base naturelle de
trois particules : c'est la base des particules qui ont vraiment une
masse (la base orthonormale qui diagonalise l'opérateur de masse) ; on
va donc les appeler neutrino léger, neutrino
moyen et neutrino lourd (façon de parler : même le
plus lourd des trois est extrêmement léger), collectivement qualifiés
de vecteurs propres de la masse. L'ennui, c'est qu'on ne
connaît vraiment pas bien cette base, on ne connaît même pas les
masses (=les valeurs propres) ; on sait seulement qu'elles (ou au
moins deux d'entre elles) sont distinctes. Si les trois masses
étaient identiques, il n'y aurait pas de directions privilégiées
associées à la masse ; le fait qu'elles soient distinctes assure qu'il
y en a. Et toute autre direction n'est pas une vraie particule, au
sens où elle n'a pas vraiment de masse (de la même façon que le chat
de Schrödinger n'a pas d'état vivant-ou-mort), il y a juste une
combinaison quantique entre des particules de différentes masses.
En particulier, le neutrino de l'électron n'est pas une vraie
particule : c'est une superposition quantique entre neutrino léger,
neutrino moyen et neutrino lourd, probablement avec plus de neutrino
léger dedans forcément un peu des trois ; idem pour le neutrino du
muon et le neutrino du tau. Ou, pour dire les choses autrement, quand
un neutron se désintègre en un proton, un électron et un antineutrino
de l'électron, ce dernier est en fait une combinaison, une
superposition quantique, de l'antineutrino léger, du moyen et du lourd
— et si on pouvait observer directement sa masse, on trouverait
dans la plupart des cas que c'est un léger, parfois que c'est un moyen
et parfois que c'est un lourd (il y aurait réduction de la
superposition quantique, comme quand on observe le chat de
Schrödinger).
Maintenant, on n'observe pas les masses directement, donc il est
plus pertinent de nommer les particules d'après les interactions
faibles qui sont, après tout, la façon dont on les détecte. Mais
alors, vous allez me dire, je n'ai toujours rien expliqué : si un
neutrino de l'électron est superposition quantique de telle proportion
du neutrino léger, telle proportion du moyen et telle proportion du
lourd, pourquoi ne traverse-t-elle pas l'espace dans les mêmes
proportions ? C'est que, tout de même, la masse a son importance :
les neutrinos sont émis avec une énergie bien définie, mais leur
quantité de mouvement (si vous ne savez pas ce que c'est, imaginez
leur vitesse, qui est très très légèrement plus faible que celle de la
lumière) dépend de leur masse ; donc ce que j'ai appelé neutrino de
l'électron, est émis par le Soleil, et qui est une combinaison des
neutrinos léger, moyen et lourd, se propage dans l'espace mais pas en
bloc : le lourd va plus lentement que le moyen, qui va plus lentement
que le léger ; ou, si vous voyez le neutrino comme une onde (ce qu'il
est aussi),
les trois ondes dans les trois directions de mon espace à trois
dimensions représentant les neutrinos se déphasent lentement, et quand
on arrive sur Terre, la direction de la somme a complètement changé
— mon neutrino a « oscillé ». Pourtant, il n'y a eu aucune
espèce d'interaction dans l'espace, juste trois particules qui se sont
propagées à des vitesses très légèrement différentes.
Le même phénomène se produit avec les quarks, mais on le traite
différemment : parmi les six quarks (down, up, strange, charm, beauty
et truth[#]), on pourrait
définir le down, strange et beauty (ce sont ceux qui ont une charge
négative) d'après leur masse, et ensuite définir les quarks
copain-du-down, copain-du-strange et copain-du-beauty comme ceux qui
interagissent avec le down, strange et beauty par les interactions
faibles (de façon analogue à neutrino de l'électron, neutrino du muon
et neutrino du tau) ; seulement, ce ne sont pas des vraies particules
au sens qui-ont-une-masse-bien-définie, et, les masses des quarks
étant carrément plus élevées que celles des neutrinos, ça se voit
vraiment. Donc on définit le up, le charm et le truth pour avoir une
vraie masse, et du coup le copain-du-down, copain-du-strange et
copain-du-beauty sont des combinaisons du up, du charm et du truth ;
on peut mesurer expérimentalement ces combinaisons, et elles sont
décrites par
la matrice
de Cabibbo-Kobayashi-Maskawa.
(Normalement, là, je devrais continuer en essayant
d'expliquer pourquoi le fait qu'il y ait trois familles et
pas juste deux est essentiel parce que c'est seulement à partir de
trois familles qu'on voit que cette matrice, ou la matrice analogue
pour les neutrinos et qui est encore très mal connue, matrice qui vit
dans SU(3),
peut avoir une composante essentiellement complexe, et que c'est cela
qui explique
la violation de la
symétrie CP, et, peut-être, le fait qu'il y ait plus de matière
que d'antimatière dans notre Univers. Mais j'avoue que ma logorrhée a
atteint les limites de ma patience, donc je vais m'arrêter là.)