David Madore's WebLog: Comment les neutrinos « oscillent »

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(lundi)

Comment les neutrinos « oscillent »

On entend pas mal parler en ce moment des oscillations des neutrinos. Je trouve que c'est en général très mal expliqué, alors voici ma tentative pour vulgariser le phénomène. (Je précise que ce qui suit contient un certain nombre d'approximations scientifiques, dont je suis conscient, et par ailleurs je ne suis pas physicien mais mathématicien. Je pense néanmoins que ce n'est pas trop faux et que ce sera plus sérieux que ce qu'on trouve généralement comme vulgarisation scientifique dans la presse généraliste. ☺️)

Les neutrinos sont trois particules du modèle standard (cf. ici ; ajout ultérieur : cf. aussi ici) qui ont au moins deux particularités : (1) elles sont très légères, et (2) parmi les quatre forces fondamentales de la physique, elles ne ressentent que la force nucléaire faible et (très vraisemblablement) la gravitation, c'est-à-dire en particulier qu'elles n'ont pas de charge électrique ni de charge nucléaire forte (couleur) ; puisque la force nucléaire faible est, comme son nom l'indique, très faible, et la gravitation encore beaucoup beaucoup beaucoup plus faible (la raison pour laquelle nous l'observons dans notre vie est qu'elle s'accumule à l'échelle macroscopique contrairement aux autres forces qui ont plutôt tendance à se neutraliser), les neutrinos interagissent très peu avec le reste du monde. En fait, la Terre est bombardée en permanence de neutrinos venus du Soleil (quelques dizaines de milliers de milliards traversent chacun de nous chaque seconde), et la grande majorité se contentent de ressortir de l'autre côté sans avoir « vu » la Terre.

Néanmoins, de temps en temps, un neutrino interagit avec la matière, et on arrive parfois à le détecter (et à en déduire combien il y en avait puisqu'on sait quelle proportion subit ce sort). La réaction principale qui fait intervenir des neutrinos dans la physique pas trop exotique est la désintégration bêta−, qui transforme un neutron en proton avec émission d'un électron et d'un antineutrino (l'antiparticule du neutrino), ou ses différents avatars, par exemple un neutron qui capture un neutrino pour devenir un proton en émettant un électron ; dans le Soleil, les neutrinos sont produits par les réactions de fusion (comme le cycle de Bethe) lorsqu'un proton de noyau d'hydrogène est transformé en neutron de noyau d'hélium.

En fait, les choses sont un chouïa plus compliquées : il y a trois espèces de neutrino, et le neutrino dont il est question au paragraphe précédent (celui qui apparaît ou disparaît quand un proton se transforme en neutron ou vice versa) s'appelle neutrino de l'électron, parce qu'il est associé à des réactions avec un électron (dans une interaction, localement, le nombre total d'électrons plus neutrinos d'électrons, en comptant négativement les antiparticules, ne doit pas varier : donc si la réaction crée un électron, elle doit aussi absorber un neutrino de l'électron ou créer un antineutrino correspondant). Il existe aussi un neutrino du muon, et un neutrino du tau, le muon et le tau(on) étant quelque chose comme des versions lourdes de l'électron, ce genre de particules qui n'existent que dans les rayons cosmiques et les accélérateurs, pas la matière normale. Ces trois particules, le neutrino de l'électron, le neutrino du muon et le neutrino du tau, méritent d'être qualifiées de vecteurs propres des interactions faibles, car ce sont des particules définies par le fait qu'elles interagissent, via la force nucléaire faible, avec d'autres particules.

Jusqu'à il n'y a pas si longtemps, on pensait (ou on faisait semblant de penser) que les neutrinos n'avaient pas de masse : qu'ils se déplaçaient donc à la vitesse de la lumière. Seulement, le problème suivant se posait : on comprend assez bien les réactions nucléaires qui se produisent dans le Soleil, et on sait donc estimer le nombre de neutrinos que le Soleil doit produire. Comme je l'ai dit, ce sont des neutrinos de l'électron. On sait aussi assez mesurer le nombre de neutrinos qui nous atteignent, mais seulement les neutrinos de l'électron. Comme ces particules n'interagissent à peu près avec rien, on peut estimer le nombre de neutrinos qui nous arrivent à partir de celui que le Soleil doit produire. Problème : on trouve quelque chose entre le tiers et la moitié du nombre de neutrinos qu'on devrait trouver. Où sont passés les autres ?

L'explication donnée habituellement est que les neutrinos se sont transformés, des neutrinos de l'électron au départ sont devenus, à l'arrivée, des neutrinos du muon ou du tau ; après le trajet du Soleil à la Terre, les trois espèces se sont mélangées, si bien qu'environ un tiers seulement des neutrinos de l'électron sont restés des neutrinos de l'électron. Cette explication est juste, mais elle est trompeuse : elle donne l'impression qu'il s'est produit une interaction dans l'espace, ce qui n'est pas le cas ; et surtout, elle n'explique pas du tout pourquoi le fait que les neutrinos aient une masse a un rapport avec cette « oscillation ».

Une explication plus correcte serait la suivante : le neutrino de l'électron, neutrino du muon, et neutrino du tau, ne sont pas des vraies particules. Il faut que j'explique ce que je veux dire par là.

La théorie quantique des champs est lourdement basée sur l'algèbre linéaire : c'est-à-dire que les choses qui l'habitent (si on me permet d'agiter un peu les mains) peuvent faire l'objet de combinaisons linéaires, appelées superpositions quantiques : un phénomène popularisé par l'« expérience » du chat de Schrödinger, qui se trouverait dans un état superposé entre vivant et mort (quelque chose comme (vivant+mort)/√2). C'est aussi le cas des neutrinos.

Il faut imaginer que l'espace des neutrinos est un espace à trois dimensions. Ce que j'ai appelé neutrino de l'électron, neutrino du muon et neutrino du tau, ce sont trois directions (orthogonales) dans cet espace, c'est une base de cet espace au sens de l'algèbre linéaire, mais ce n'est pas forcément la meilleure base. C'est la base, pour ceux qui connaissent un peu d'algèbre linéaire, obtenue en diagonalisant l'interaction faible avec l'électron, le muon et le tau. Tant que les neutrinos n'ont pas de masse, il n'y a pas de raison de penser qu'une base serait meilleure qu'une autre.

Mais quand ils ont une masse, et surtout, quand ils ont trois masses différentes, alors il y a une autre base naturelle de trois particules : c'est la base des particules qui ont vraiment une masse (la base orthonormale qui diagonalise l'opérateur de masse) ; on va donc les appeler neutrino léger, neutrino moyen et neutrino lourd (façon de parler : même le plus lourd des trois est extrêmement léger), collectivement qualifiés de vecteurs propres de la masse. L'ennui, c'est qu'on ne connaît vraiment pas bien cette base, on ne connaît même pas les masses (=les valeurs propres) ; on sait seulement qu'elles (ou au moins deux d'entre elles) sont distinctes. Si les trois masses étaient identiques, il n'y aurait pas de directions privilégiées associées à la masse ; le fait qu'elles soient distinctes assure qu'il y en a. Et toute autre direction n'est pas une vraie particule, au sens où elle n'a pas vraiment de masse (de la même façon que le chat de Schrödinger n'a pas d'état vivant-ou-mort), il y a juste une combinaison quantique entre des particules de différentes masses.

En particulier, le neutrino de l'électron n'est pas une vraie particule : c'est une superposition quantique entre neutrino léger, neutrino moyen et neutrino lourd, probablement avec plus de neutrino léger dedans forcément un peu des trois ; idem pour le neutrino du muon et le neutrino du tau. Ou, pour dire les choses autrement, quand un neutron se désintègre en un proton, un électron et un antineutrino de l'électron, ce dernier est en fait une combinaison, une superposition quantique, de l'antineutrino léger, du moyen et du lourd — et si on pouvait observer directement sa masse, on trouverait dans la plupart des cas que c'est un léger, parfois que c'est un moyen et parfois que c'est un lourd (il y aurait réduction de la superposition quantique, comme quand on observe le chat de Schrödinger).

Maintenant, on n'observe pas les masses directement, donc il est plus pertinent de nommer les particules d'après les interactions faibles qui sont, après tout, la façon dont on les détecte. Mais alors, vous allez me dire, je n'ai toujours rien expliqué : si un neutrino de l'électron est superposition quantique de telle proportion du neutrino léger, telle proportion du moyen et telle proportion du lourd, pourquoi ne traverse-t-elle pas l'espace dans les mêmes proportions ? C'est que, tout de même, la masse a son importance : les neutrinos sont émis avec une énergie bien définie, mais leur quantité de mouvement (si vous ne savez pas ce que c'est, imaginez leur vitesse, qui est très très légèrement plus faible que celle de la lumière) dépend de leur masse ; donc ce que j'ai appelé neutrino de l'électron, est émis par le Soleil, et qui est une combinaison des neutrinos léger, moyen et lourd, se propage dans l'espace mais pas en bloc : le lourd va plus lentement que le moyen, qui va plus lentement que le léger ; ou, si vous voyez le neutrino comme une onde (ce qu'il est aussi), les trois ondes dans les trois directions de mon espace à trois dimensions représentant les neutrinos se déphasent lentement, et quand on arrive sur Terre, la direction de la somme a complètement changé — mon neutrino a « oscillé ». Pourtant, il n'y a eu aucune espèce d'interaction dans l'espace, juste trois particules qui se sont propagées à des vitesses très légèrement différentes.

Le même phénomène se produit avec les quarks, mais on le traite différemment : parmi les six quarks (down, up, strange, charm, beauty et truth[#]), on pourrait définir le down, strange et beauty (ce sont ceux qui ont une charge négative) d'après leur masse, et ensuite définir les quarks copain-du-down, copain-du-strange et copain-du-beauty comme ceux qui interagissent avec le down, strange et beauty par les interactions faibles (de façon analogue à neutrino de l'électron, neutrino du muon et neutrino du tau) ; seulement, ce ne sont pas des vraies particules au sens qui-ont-une-masse-bien-définie, et, les masses des quarks étant carrément plus élevées que celles des neutrinos, ça se voit vraiment. Donc on définit le up, le charm et le truth pour avoir une vraie masse, et du coup le copain-du-down, copain-du-strange et copain-du-beauty sont des combinaisons du up, du charm et du truth ; on peut mesurer expérimentalement ces combinaisons, et elles sont décrites par la matrice de Cabibbo-Kobayashi-Maskawa.

(Normalement, là, je devrais continuer en essayant d'expliquer pourquoi le fait qu'il y ait trois familles et pas juste deux est essentiel parce que c'est seulement à partir de trois familles qu'on voit que cette matrice, ou la matrice analogue pour les neutrinos et qui est encore très mal connue, matrice qui vit dans SU(3), peut avoir une composante essentiellement complexe, et que c'est cela qui explique la violation de la symétrie CP, et, peut-être, le fait qu'il y ait plus de matière que d'antimatière dans notre Univers. Mais j'avoue que ma logorrhée a atteint les limites de ma patience, donc je vais m'arrêter là.)

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