David Madore's WebLog: 2015-07

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en juillet 2015 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in July 2015: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in July 2015 / Entrées publiées en juillet 2015:

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(mardi)

De la difficulté de refuser une thèse

La question revient régulièrement, avec un certain embarras pour la communauté scientifique en général, de comment on a pu décerner un doctorat à chacun des frères Bogdanov, ou accepter pour publication certains de leurs papiers, alors que le contenu scientifique de ceux-ci et de leur thèse est rigoureusement nul et que cette vacuité se cache derrière une fumisterie verbale.

Un des problèmes, certainement, est que les rapporteurs qui reçoivent des articles à relire sont souvent débordés, et qu'il est malheureusement bien plus facile, quand on manque de temps, de laisser passer un paragraphe — voire un article complet — qu'on n'a pas compris, que de commencer à dire c'est incompréhensible et risquer de passer pour un imbécile auprès de l'éditeur du journal (l'auteur ignore l'identité du rapporteur, mais l'éditeur, lui, la connaît forcément, et jugera certainement les échanges). Il y a aussi qu'il est plus facile de rejeter quelque chose de mathématiquement faux, parce qu'on peut pointer du doigt une erreur de raisonnement précise, que quelque chose d'approximatif, vague au point d'être soit dénué de sens soit totalement trivial (tout en donnant l'impression d'être profond) : des escrocs en physique théorique peuvent ainsi s'en tirer en publiant des raisonnements censément « impressionnistes » ou « conceptuels », et en informatique en déguisant des évidences mathématiques pour faire croire qu'elles pourraient être applicables — tandis qu'en mathématique, on pourra essayer de noyer les trivialités sous des notations tellement absconses qu'elles finissent par rendre opaque tout le sujet.

Mais il y a d'autres facteurs. Je voudrais à ce propos évoquer une soutenance de thèse qui a eu lieu récemment : je tairai le nom des personnes concernées, pour protéger aussi bien les coupables que les innocents, mais celle qui m'a raconté les événements présidait le jury, donc même si je ne suis personnellement impliqué à aucun titre, ce n'est pas non plus de N-ième main. Je ne préciserai pas quel est le domaine scientifique exact, parce que je ne pense pas qu'il soit pertinent, mais disons qu'il s'agit de sciences « dures ». Tout ceci a lieu en France : je ne sais pas dans quelle mesure les procédures seraient plus efficaces dans d'autres pays pour servir de garde-fou contre de telles situations.

Beaucoup d'éléments sont sans doute tristement banals : le directeur de thèse est un peu un « mandarin », il a certainement plus de doctorants et/ou d'obligations administratives qu'il ne peut suivre avec attention, il n'a donc pas suffisamment regardé ce que son thésard a écrit. L'étudiant n'est certainement pas un escroc, mais il s'est probablement autoconvaincu qu'il faisait des choses nouvelles, intéressantes et profondes, alors qu'il a écrit une thèse dont certains passages sont déjà connus et médiocres et d'autres sont nouveaux et encore plus médiocres, voire carrément faux, et qui plus est il y a une partie qui n'est pas loin d'être du plagiat (qu'on peut croire involontaire). Le directeur de thèse n'en est qu'à moitié conscient, mais j'imagine que la dissonance cognitive contre reconnaître le problème, quand il est trop tard pour redémarrer la thèse et humiliant de l'arrêter, fait qu'il préfère se réfugier dans l'illusion que le doctorant a une approche originale et à laquelle il ne manque qu'un peu de rigueur. La thèse est envoyée aux rapporteurs : l'un d'entre eux écrit un rapport très tiède, mais il n'a pas détecté que certains des meilleurs passages ne sont pas nouveaux ; l'autre est à l'étranger, son rapport est sans doute sur le même ton, et en tout cas on n'arrive plus à communiquer avec lui quand les choses se précipitent. L'école doctorale autorise la soutenance sur la base des rapports. Le manuscrit est envoyé aux membres du jury bien tard, comme toujours, et sans les corrections demandées par les rapporteurs. Certains sont évidemment débordés et ne pourront lire ce texte que la veille au soir.

Bref, ce n'est qu'une heure avant la soutenance que le jury arrive enfin à se concerter pour se mettre d'accord que la thèse est d'un niveau insuffisant, et se demander quoi faire. Et se rendre compte qu'ils ont extrêmement peu d'information (ou des informations contradictoires), en tant que membres du jury, sur ce qu'ils ont le droit de faire ou ce qu'est la procédure. Par exemple : est-il possible à ce stade-là de décider de reporter la soutenance ? apparemment pas, à partir du moment où l'école doctorale l'a ordonnée et a convoqué le jury. Refuser la délivrance du diplôme est certainement possible, mais (surtout après le « précédent » des Bogdanov, qui ont fini par l'avoir) excessivement humiliant pour l'étudiant, qui n'est pas le premier coupable dans l'affaire ; et pour le directeur de thèse, qui est le premier coupable mais qui n'acceptera certainement pas cette solution vu qu'il fait partie du jury. Ce dernier point va d'ailleurs changer à l'avenir, mais ce n'est pas sûr que ça résolve le problème de fond : refuser une thèse, c'est se faire un ennemi mortel du directeur de thèse, et les gens préfèrent certainement avaler une couleuvre académique que se faire un ennemi (particulièrement d'un « mandarin »). Après une soutenance de thèse mouvementée, dont la séance de questions a tourné au vinaigre, le jury utilise la seule option restante : demander des corrections au manuscrit (ce qui n'est pas infamant en soi, j'ai vu des cas où cette procédure était utilisée alors que la thèse n'était pas mauvaise, mais ici les « corrections » seront considérables). Mais il n'est même pas clair que la délivrance du diplôme soit alors suspendue (apparemment les papiers distribués au jury étaient contradictoires sur ce point). Par ailleurs, l'impétrant-qui-ne-l'est-pas, qui n'avait pas vraiment compris ce qui se passait lors de la soutenance, l'a très mal vécu ; et le directeur de thèse s'est finalement désolidarisé du reste du jury, reprenant la défense de son étudiant.

Je n'ai pas le fin mot de l'histoire, mais peu importe : il est clair qu'il y a eu du gâchis dans l'histoire, et que cela révèle beaucoup de dysfonctionnements. Que le jury n'ait pas l'option de reporter la soutenance, notamment, et ne soit pas correctement informé des détails de la procédure par l'Université. Qu'il n'ait pas reçu — que les jurys de thèse ne reçoivent jamais — le manuscrit dans les délais corrects — et que tout le monde manque de temps pour les lire de façon un peu approfondie. Que l'école doctorale ait autorisé la soutenance sur la base de rapports tièdes, et que ces rapports n'aient été que tièdes (plutôt que : carrément froids) pour commencer. Mais surtout, que le directeur de thèse ne se soit pas assez occupé de son thésard, et de regarder ce qu'il faisait, et que personne d'autre ne soit intervenu pour détecter le problème bien plus tôt.

À Télécom ParisSaclayPloumTech, et ce n'est certainement pas unique, nous organisons des entretiens d'évaluation des thèses en cours de parcours, où d'autres chercheurs que le directeur de thèse sont amenés à se prononcer sur le bon déroulement de la thèse, et pouvoir arrêter les frais bien en amont de la soutenance s'il y a un gros problème. Reste à savoir si ces entretiens sont vraiment efficaces : arrive-t-on vraiment à mettre un terme à une thèse sans se faire un ennemi du directeur de thèse ? sans que le doctorant le ressente comme une catastrophe ? sans que ça ne cause des emmerdes administratives infinies ? J'avoue que je n'en sais rien. Mais au moins leur principe est-il une bonne chose.

Une source de difficultés est que les thèses sont de plus en plus contraintes par toutes sortes de facteurs. Il devient de plus en plus difficile de dépasser la durée normale de trois ans. D'un côté, c'est une bonne règle pour empêcher les dérives de certaines disciplines (je ne vise personne, m'enfin, lisez la BD Carnets de thèse de Tiphaine Rivière, c'est instructif), où une thèse courte est considérée comme impossible, ou le signe d'un travail de recherche insuffisamment approfondi. Mais d'un autre côté, on comprend bien que le processus de recherche est par nature même imprévisible, et qu'il est impossible de fournir un sujet dont on peut assurer qu'il fournira des résultats corrects en trois ans : donc à moins d'autoriser officiellement de soutenir un rapport qui dirait j'ai essayé ceci, ça n'a rien donné du tout (ce qui, à mon avis, devrait effectivement être publiable… parce que c'est une vraie information), il faut qu'il y ait un mécanisme de dérogation, si on ne veut pas aboutir à des absurdités. Il faut admettre que la durée d'une thèse « honnête » est une variable aléatoire — probablement de distribution log-normale : sur la base de cette idée, il devrait être raisonnablement facile, mais non automatique, d'obtenir une extension d'un an, difficile d'en obtenir une deuxième, et très difficile mais non impossible d'en obtenir une troisième.

Évidemment, tout ceci ne rentre pas bien dans l'optique de planification par projets qui domine l'organisation de la recherche actuelle : je ne vais pas redire tout le mal que j'en pense (je devrais sans doute mieux m'exprimer à ce sujet, mais les insultes que j'ai envie de proférer contre l'ANR et consorts me mettent rapidement dans des états d'excitation qui sont mauvais pour mon foie) ; mais une des conséquences de ce système est que les financements de thèse sont de plus en plus liés à ces fameux « projets » et que, du coup, au lieu que le cadencement de la thèse se fasse selon les besoins de la recherche menée par le doctorant et le sujet selon la rencontre de ses intérêts et de ceux du directeur, à la place, tout résulte d'un jeu administratif absurde dans lequel, parfois, on a obtenu de l'argent pour le projet Scoubidou de l'année N à l'année N+3, et du coup il faut absolument trouver un doctorant Scoubidou sur cet intervalle. Bon, comme je l'ai dit, il vaut mieux que j'arrête de parler de ça, il faut que je pense à ma bile, tout ça tout ça.

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(lundi)

Comment faire un jeu de Tribble

Je continue sur les idées développées dans cette entrée (et dans une moindre mesure la suivante) : ma métaphorique petite sœur se plaint qu'un quadrangle généralisé ce n'est pas, nonobstant mes explications fumeuses, une structure très convaincante pour inventer des jeux de cartes, alors que le jeu de Dobble a au moins réussi à convaincre des gens de l'éditer. Si ce dernier est basé sur le principe que deux cartes quelconques ont toujours un symbole en commun, peut-on faire un paquet où trois cartes quelconques auraient toujours un symbole en commun ?

Réponse : oui, on peut, mais je crois qu'il va falloir admettre un nombre de symboles par carte un peu désagréablement élevé (ou un nombre total de cartes bien bas) :

[Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles] [Carte à quatre symboles]

J'ai créé ici 26 cartes portant chacune 30 symboles choisis parmi un répertoire de 130, chaque symbole apparaissant sur 6 cartes différentes, deux cartes distinctes ayant toujours exactement 6 symboles en commun, et trois cartes distinctes ayant toujours exactement 1 symbole en commun. On peut donc imaginer toutes sortes de jeux de rapidité (ou en fait, plutôt de patience) consistant à chercher le symbole en commun à trois cartes, selon des règles inspirées de celles qui servent pour Dobble. Maintenant, à vrai dire, je trouve ça surtout excessivement fastidieux : il m'a fallu plus de deux minutes pour trouver le symbole commun entre les trois premières cartes (notons que l'ordre des cartes affiché ci-dessus n'est pas aléatoire, et ce symbole est en fait commun aux cinq premières cartes et à la dernière, mais ce n'est pas un bug), et je ne trouve pas ça spécialement ludique. Mais bon, il y a plein de choses que je ne trouve pas ludique et que d'autres gens aiment, alors peut-être que ce jeu peut quand même trouver des adeptes (si quelqu'un veut un tirage physique, qu'il me fasse signe).

Ajout : Un jeu qu'on pourrait jouer avec ces cartes consiste à distribuer à chaque joueur le même nombre de cartes (le plus élevé possible) en en laissant deux face retournée sur la table ; quiconque peut montrer du doigt un symbole en commun entre une carte quelconque de sa main et les deux cartes sur la table pose sa carte sur la table et défausse l'une des deux qui y étaient déjà (de façon qu'il y en ait toujours deux) ; le jeu se continue jusqu'à ce que quelqu'un se soit ainsi débarrassé de toutes ses cartes. La particularité de cette procédure est que celui qui arrive à poser une de ses cartes gagne un avantage pour le coup suivant vu qu'il a pu déjà rechercher l'intersection entre les deux cartes sur la table.

Pour répondre à des questions naturelles : l'ordre de disposition des symboles sur une carte donnée est totalement aléatoire (j'ai commencé par essayer de trouver une logique qui me convienne, mais j'ai vite craqué et opté pour un tirage au hasard — enfin, au hasard déterministe —, au prétexte qu'il vaut mieux un chaos garanti qu'un ordre basé sur une logique douteuse) ; et la permutation des symboles à l'intérieur du répertoire l'est aussi. L'ordre des cartes affiché ci-dessus n'est pas aléatoire, mais ça n'a pas d'importance puisqu'un vrai jeu de cartes serait de toute façon mélangé avant usage. Et sinon, je sais que mon choix de symboles est certainement merdique, mais je n'accepterai de critiques que de la part de gens qui peuvent en suggérer un meilleur ; j'ai cherché à avoir une proportion raisonnable de signes d'écriture (lettres ou caractères chinois) et de dessins, j'ai voulu éviter les symboles qui se ressemblent trop (par exemple, je n'ai pas mis le ‘C’ parce qu'il est trop semblable au ‘G’, je n'ai pas mis le ‘Ш’ parce qu'il est trop semblable au ‘Щ’, etc.) même si je sais qu'il en reste, et globalement il n'y a pas trop de logique mais c'est un peu l'idée.

J'explique maintenant comment construire la chose, parce que je trouve ça assez joli : pour résumer très brièvement, on peut dire que si le jeu de Dobble est basé sur l'idée que deux points distincts dans le plan (projectif, mais peu importe) déterminent une unique droite, celui-ci est basé sur l'idée que trois points distincts sur la sphère déterminent un unique cercle (cercle signifiant petit ou grand cercle, i.e., l'intersection de la sphère avec un plan ; en l'occurrence, le plan passant par ces trois points) : on imaginera les cartes du jeu comme les points de la sphère, et les symboles sur une carte comme les cercles passant par ce point. Il ne reste plus qu'à transformer ça en une structure finie en passant sur un corps fini, donc à expliquer ce que sphère et cercle veulent dire dans ce contexte. En gros, je dois parler un peu de géométrie de Möbius.

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(samedi)

Les petits machins qui tournent dans notre système solaire

Je me rappelle en commençant cette entrée que j'ai créé une catégorie astro sur ce blog, qui ne me sert franchement pas beaucoup. D'ailleurs, je suis assez nul en astronomie sauf peut-être dans ses aspects les plus mathématiques (genre, la mécanique céleste), et comme je suis trop myope pour voir les étoiles même quand je ne suis pas à Paris où c'est essentiellement impossible de toute façon, regarder le ciel nocturne a assez peu d'intérêt pour moi. Mon papa m'a montré Saturne à travers un télescope emprunté à l'Université de Toronto quand j'étais petit, mais ma pratique de l'observation directe s'est arrêtée là.

Pour autant, je ne peux pas nier que, parmi d'autres objets monstrueux qu'il est intéressant de s'exercer à imaginer, les planètes et autres corps du système solaire exerçaient et exercent toujours sur moi une certaine fascination et si j'ose dire une certaine collectionnite. Soit en raison de leur similarité avec la Terre qui les rend au moins vaguement imaginables : Mars, maintenant, on en a tellement de photos en très haute résolution, de vidéos, et de toutes sortes de mesures, que ce n'est même plus drôle de l'imaginer (enfin bon, si par hasard la NASA lit mon blog, j'aimerais bien voir des vues d'Olympus Mons depuis une bonne distance, et de Valles Marineris depuis son bord). Titan est, de nos jours, ce que Mars était quand j'étais petit, et j'ai déjà mentionné que cette photo, la seule que nous ayons prise depuis la surface d'autre chose que la Terre, la Lune, Mars ou Vénus, est, à mes yeux, l'image la plus extraordinaire de l'astronomie et peut-être de toute la science, parce que ces cailloux d'apparence banale (et qui sont d'ailleurs essentiellement de la glace d'eau) ont été photographiés à plus d'un milliard de kilomètres d'ici, sur un astre qui a une surface solide, une atmosphère de pression semblable à celle de la Terre (certes pas très respirable pour nous), et même des vrais lacs et mers (d'hydrocarbures). Je rêve de voir une vidéo des lacs de Titan (y a-t-il des vagues dessus ? [ajout : apparemment non et c'est un peu un mystère]). Mais si on écarte cet intérêt pour ce qui ressemble au moins formellement à la Terre, j'ai tendance à trouver que c'est la taille qui compte, et (comme Randall Munroe) j'aimerais bien voir des photos de près des nuages des planètes géantes. Ou d'ailleurs, des bonnes photos d'Uranus et Neptune, parce que franchement celles qu'on en a ne sont pas terribles : à tel point que quand on cherche Uranus dans Google Images, une bonne partie des images renvoyées sont, en fait, celles de Neptune (bizarrement, celles renvoyées pour Neptune ont bien l'air d'être de Neptune — mais c'est aussi un peu toujours la même).

Au rayon c'est la taille qui compte, d'ailleurs, bien avant que Pluton ne soit dégradé au rang de planète naine, je militais pour qu'on arrête d'appeler par le même nom les satellites sérieux qui ont une forme bien ronde (ceux qui sont à peu près en équilibre hydrostatique sous l'effet de leur propre gravité) et les autres petites merdes qui tournent autour des différentes planètes. Non, dis-je fermement, Jupiter n'a pas 67 lunes (nombre qui change d'ailleurs régulièrement, quand j'étais petit c'était évidemment beaucoup moins, et il ne peut que tendre vers des quantités colossales quand on en sera à répertorier chaque molécule de son système d'anneaux), il en a exactement 4, à savoir celles, Io, Europe, Ganymède et Callisto, connues depuis Galilée, et les autres cailloux qui orbitent autour méritent à peine qu'on les compte, pas qu'on les range dans la même catégorie, et certainement pas qu'on leur donne des noms individuels (je sais que Zeus était gros coucheur, mais au bout d'un moment, l'arrachage de cheveux pour trouver la nymphe violée après laquelle on va nommer le caillou du mois, ça devient ridicule). Évidemment, quelle que soit la définition, il y aura des cas tangents (comme Mimas ou Encélade, si bien que je ne sais pas combien de lunes « sérieuses » a Saturne), mais au moins si on convient de ne nommer que les objets ronds sous l'effet de leur propre gravité, on a un espoir que le système solaire ait un nombre d'objets localement exhaustible, c'est-à-dire, dont on puisse énumérer la totalité jusqu'à une distance donnée du Soleil.

À ce titre-là, la consultation de cette page Wikipédia ou de celle-ci est assez intéressante comme catalogue des objets sérieux du système solaire. La liste des transneptuniens, notamment, c'est-à-dire des objets du même genre que Pluton et qui ont fait qu'on a dû déclasser ce dernier parce que sinon on arrivait à un nombre ridicule de planètes, est très rigolote, et on peut légitimement s'interroger sur ce que peut être la taille du plus gros objet qui tourne autour du Soleil au-delà de l'orbite de Neptune. Je ne comprends pas parfaitement le diagramme de Venn des différentes classifications d'objets transneptuniens (ceinture de Kuiper, disque épars, plutinos, objets à orbites classiques ou résonantes, objets « détachés », objets intérieurs du nuage d'Oort), et les définitions ne sont peut-être pas très bien établies, mais ce qui est sûr c'est qu'il y a beaucoup plus d'objets ronds connus dans le système solaire que quand j'étais petit, et qu'ils ont des caractéristiques rigolotes. Dites bonjour à : Éris, à peu près de la taille de Pluton mais avec une orbite bien excentrique et très inclinée qui l'emmène nettement plus loin que lui ; Haumea, qui tourne incroyablement vite sur lui-même et qui du coup est déformé en un ellipsoïde très aplati ; Makemake, le plus gros connu après Pluton et Éris et dont l'orbite ressemble à celle de Haumea ; Orcus, qui a une orbite sembablable en taille, excentricité et inclinaison à celle de Pluton (on dit que c'est un Plutino) ; 2007 OR₁₀, qui n'a même pas encore été nommé, et qui a une orbite semblable à Éris ; Quaoar, qui a une orbite bien classique (ronde et peu inclinée) et qui est apparemment la première du lot à avoir été découverte ; et Sedna, dont l'orbite extrêmement elliptique l'entraîne à plus de 900 unités astronomiques du Soleil (pour mémoire, Neptune est autour de 30 ; actuellement, Sedna est autour de 90UA — c'est bien sûr parce qu'il est vers son périhélie qu'on a pu le détecter), ce qui pose plein de questions sur le nombre d'objets de ce genre. Si comme moi vous avez du mal à vous y repérer, voyez ce diagramme ou celui-ci pour les orbites (demi-grand-axe et inclinaison) ou si vous voulez voir Sedna dans le tas, et pour une idée de la taille, forme et couleur de ces objets.

Tout ça pour dire que je suis content qu'on ait enfin de jolies photos de Pluton, mais que maintenant je voudrais en avoir d'Éris et autres (voire une vidéo de Haumea en train de tourner ?), et en tout cas j'ai plein d'images que je rêve d'avoir du système solaire. Par comparaison, les planètes extrasolaires, je n'arrive pas du tout à m'y intéresser, même quand on nous pipote qu'elles ressemblent à la Terre.

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(mercredi)

Comment faire un jeu de cartes à partir d'un quadrangle généralisé

L'entrée précédente m'a donné envie de concevoir des jeux de cartes avec des structures combinatoires mathématiques remarquables. Je vais déjà en tirer un avec une structure liée à celle des 27 droites sur une surface cubique (à savoir, l'ensemble des 36 double six de telles droites)[#], mais ce serait plutôt pour faire de la cartomancie oulipienne. Je me demandais ce que je pourrais inventer de plus jouable. Et d'un autre côté, parmi les structures combinatoires que j'avais vaguement à l'esprit, il y avait (je les ai mentionnées dans l'entrée précédente, et je vais dire ci-dessous de quoi il s'agit) les quadrangles généralisés.

((Ceux de mes lecteurs qui ne sont pas intéressés par les aspects mathématiques peuvent directement sauter au dessin des cartes ci-dessous, après quoi je pose quelques questions de design, si j'ose dire.))

Pour essayer d'imaginer quelque chose de jouable, j'ai médité sur la structure d'un jeu ordinaire de 52 cartes. Tout le monde sait qu'il s'agit des 13×4 cartes constituant chacune des combinaisons, des couples si on veut, entre un symbole de {A,2,3,4,5,6,7,8,9,X,V,D,R} (la « valeur » de la carte) et un symbole de {♣,♢,♡,♠} (la « couleur » de la carte, le terme français était d'ailleurs épouvantablement ambigu parce qu'il recouvre à la fois ce que les Anglais appellent suit, c'est-à-dire le symbole que je viens de dire, et ce que les Anglais appellent colour, c'est-à-dire noir pour ♣,♠ ou rouge pour ♢,♡ — mais passons). Mathématiquement, on a donc affaire au produit cartésien {A,2,3,4,5,6,7,8,9,X,V,D,R} × {♣,♢,♡,♠}, qui n'est pas une structure combinatoire très intéressante. Si on considère les cartes comme des points et les symboles comme des droites (verticales ou horizontales : voir le dessin ci-dessous), on a affaire à une simple grille. Maintenant, voici quelques propriétés de cette « géométrie », qui peuvent paraître bizarrement compliquées, mais dont on va voir le sens à les énoncer ainsi :

A 2 3 4 5 6 7 8 9 X V D R
  1. Sur chaque carte figurent exactement 2 symboles (distincts) [à savoir, l'indication de sa valeur et l'indication de sa couleur].
  2. Chaque symbole figure sur exactement 4 ou 13 cartes (distinctes) [4 dans le cas d'une valeur, 13 dans le cas d'une couleur].
  3. Deux cartes ayant deux symboles en commun coïncident [il n'y a pas de cartes différentes ayant la même valeur et la même couleur]. Diverses reformulations équivalentes : deux cartes distinctes ont au plus un symbole en commun ; deux symboles distincts figurent sur au plus une carte ; deux symboles figurant tous les deux sur deux cartes distinctes coïncident.
  4. Si C est une carte et σ est un symbole qui ne figure pas sur C, alors il existe exactement une carte D et un symbole τ tels que σ figure sur D et τ figure à la fois sur C et sur D. [Explication ci-dessous.]

La propriété (4) peut sembler bizarre, mais concrètement, elle signifie simplement que si C est une carte et σ est soit une valeur différente soit une couleur différente de celle de C, alors il existe une carte D qui a cette valeur ou couleur et qui pour l'autre symbole (couleur ou valeur respectivement) τ a la même que celle de C.

Cette dernière propriété, d'ailleurs, est en quelque sorte celle utilisée dans un nombre essentiellement infini de jeux de cartes (par exemple le jeu commercial Uno, le « huit américain » ou « maou maou », le « Tschau Sepp » suisse, etc.) qui sont des variantes mineures autour du principe suivant : chaque joueur a des cartes dans sa main dont il doit se débarrasser, ils jouent tour à tour et chacun peut poser une carte ayant un symbole commun avec la carte précédemment jouée (c'est-à-dire concrètement : ayant la même valeur ou la même couleur — le plus souvent la même couleur, bien sûr, puisqu'il y a plus de telles cartes). La propriété signifie alors que si la carte C a été jouée et que je veux passer le jeu à σ qui n'est pas actuellement jouable (i.e., changer la valeur ou la couleur), il y a une unique carte jouable D qui permettra de faire ce changement.

Si j'ai écrit les propriétés sous la forme bizarre ci-dessus, c'est pour pouvoir amener la définition d'un quadrangle généralisé, ou plus exactement, un quadrangle généralisé fini de paramètres (s,t) (deux entiers), définition que je vais formuler ici avec des cartes et des symboles (mais les termes classiques seraient points et droites, sachant que la définition est symétrique entre les deux, à permutation près des paramètres s et t ; je fais ici la convention que les cartes sont les points et les symboles les droites, mais le contraire irait tout aussi bien) :

  1. Sur chaque carte figurent exactement t+1 symboles (distincts).
  2. Chaque symbole figure sur exactement s+1 cartes (distinctes).
  3. Deux cartes ayant deux symboles en commun coïncident. Diverses reformulations équivalentes : une carte est complètement déterminée par la donnée de deux quelconques de ses symboles ; deux cartes distinctes ont au plus un symbole en commun ; deux symboles distincts figurent sur au plus une carte ; deux symboles figurant tous les deux sur deux cartes distinctes coïncident ; un symbole est complètement déterminé par la donnée de deux cartes sur lequel il figure.
  4. C σ D τ Si C est une carte et σ est un symbole qui ne figure pas sur C, alors il existe exactement une carte D et un symbole τ tels que σ figure sur D et τ figure à la fois sur C et sur D. (Cf. dessin ci-contre.)

Les propriétés (3)&(4) sont donc exactement les mêmes que ce que j'ai énoncé pour un jeu de cartes usuelles. La (1) est une généralisation de ce qu'elle était ci-dessus pour autoriser plus que 2 symboles par carte (par contre, on notera bien que la troisième propriété continue à parler de deux symboles : une carte est complètement déterminée par deux quelconques de ses symboles). La propriété (2), en revanche, diffère de ce qu'on avait pour un jeu de cartes ordinaires, en ce sens que chaque symbole figure maintenant sur le même nombre de cartes, au lieu qu'il y ait des types de symboles figurant sur un nombre plus ou moins grand de cartes.

Dans la propriété (4), on dit parfois que τ est le perpendiculaire de σ à travers C : cette terminologie a l'avantage de bien faire ressortir l'unicité, et elle est raisonnable quand on pense à l'exemple d'une grille (par exemple, le perpendiculaire à ♠ passant par 8♡ est 8 : c'est bien le cas sur le dessin de la grille que j'ai fait plus haut). Néanmoins, cette terminologie suggère une notion métrique (des angles), qui n'existent pas ici : on demande simplement une condition d'incidence entre σ et τ (à savoir, qu'ils figurent sur la carte D). D'autre part, comme cartes et symboles jouent des rôles totalement symétriques dans les propriétés (j'ai fait mes dessins avec les cartes pour points et les symboles pour droites, mais je pouvais faire le contraire), on pourrait tout aussi bien dire que D est la perpendiculaire de C à travers σ (et pour le coup, dans le cas d'une grille, c'est beaucoup moins intuitif : la perpendiculaire à 8♡ par ♠ est 8♠). Passons.

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(mercredi)

Le jeu de cartes Dobble et la géométrie projective expliquée aux enfants

[Arrangement des cartes de Dobble]J'avais déjà entendu parler du jeu de cartes Dobble (appelé Spot it! aux États-Unis). Il s'agit d'un jeu de 55 cartes circulaires (logiquement il devrait y en avoir 57, mais il en manque deux pour une raison que seul l'éditeur du jeu connaît), chacune portant 8 symboles différents parmi 57 symboles possibles (un peu façon émojis : cœur, clé, cadenas, flocon de neige, sens interdit, coccinelle, vous voyez le genre). La propriété sur laquelle se base le jeu est que deux cartes quelconque du jeu ont toujours un et un seul symbole en commun, et le jeu est un jeu de rapidité consistant à identifier le plus rapidement possible ce symbole (selon les variantes : entre une carte qu'on a en main et une carte au sommet d'une pioche, ou quelque chose comme ça). Le jeu est assez distrayant et intéressant en ce que c'est un jeu auquel des adultes et des très jeunes enfants peuvent jouer ensemble et trouver également rigolo, ce qui n'est pas une contrainte évidente.

Mais son intérêt est également mathématique, car il s'agit d'une structure combinatoire classique et remarquable : pour les mathématiciens qui me lisent, disons brièvement qu'il s'agit du plan projectif sur le corps fini à 7 éléments (les cartes étant, disons, les points, et les symboles les droites — ou le contraire si on préfère — et le fait pour un symbole de figurer sur une carte étant la relation d'incidence). Pour les non-mathématiciens, on peut mentionner une autre propriété, duale de la précédente, qu'ont les cartes : deux symboles quelconques figurent toujours sur une et une seule carte — sauf s'il s'agit d'une des deux cartes « manquantes ». Mais le jeu n'exploite pas cette autre propriété, ce qui est vraiment dommage, parce que c'est la combinaison des deux qui rend la structure mathématiquement vraiment intéressante (voir ici par exemple). Voir aussi cet article de vulgarisation sur le site Images des mathématiques qui tente d'expliquer un peu les choses pour les non-mathématiciens. Comme son auteur (que je salue au passage si par hasard il me lit), je trouve vraiment dommage que les éditeurs n'aient pas eu de meilleure idée pour exploiter la structure combinatoire remarquable qu'ils ont concrétisée que de faire un simple jeu de rapidité (et n'utilisant qu'une seule des deux propriétés duales que j'ai mentionnées), et j'appelle à ce qu'on invente d'autres jeux amusants avec ce jeu de cartes. On pourrait par exemple jouer à choisir deux symboles (i.e. : deux joueurs en choisissent chacun un, le notent sur un papier, et le révèlent simultanément), et essayer de trouver le plus rapidement possible, toutes les cartes étant étalées simultanément, quelle est celle qui contient les deux symboles choisis — mais il y a certainement plus intelligent à faire.

J'avais entendu parler de Dobble, disais-je, parce que plusieurs personnes m'avaient indépendamment proposé, comme une énigme, d'imaginer comment je concevrais un tel jeu (ce qui n'est pas vraiment une énigme, parce que pour un matheux un peu algébriste, un peu géomètre et/ou un peu combinatoricien, la structure d'un plan projectif sur un corps fini est tellement naturelle que j'avais donné la réponse avant d'avoir compris la question). Toujours est-il que je n'avais pas vu les cartes ni retenu le nom. Mais ce week-end, en passant chez des amis à Lyon, j'ai vu le jeu en question. (Il s'agit, d'ailleurs, des mêmes amis qui m'avaient fait découvrir le jeu de Set, un autre jeu de cartes basé sur une géométrie finie — en l'occurrence l'espace affine de dimension 4 sur le corps à 3 éléments.)

Et il y a assurément quelque chose de fascinant pour un matheux (surtout fasciné par les jolies structures combinatoires) d'avoir un plan projectif fini entre les mains. Ceci permet d'expliquer de façon visuelle et interactive comment fonctionne la géométrie projective finie bien mieux que je ne saurais le faire avec un tableau. Avec toutes sortes de questions qui se soulèvent naturellement, par exemple : comment trouver, le plus efficacement possible, quelles sont les deux cartes manquantes ? (imaginons que j'aie un jeu complet de 57 cartes, avec un ensemble de symboles inconnu a priori, et que j'en retire deux au hasard, comment trouver le plus rapidement l'ensemble des symboles de ces deux cartes retirées ?). Et comment disposer efficacement les cartes pour exhiber la structure géométrique ? Sur la photo ci-dessus, même si elle n'est pas terrible, on voit un tel arrangement possible : le carré 7×7 principal (celui où il manque une carte dans le coin en bas à gauche) a la propriété que chaque ligne de cartes a un symbole en commun, chaque colonne en a un, mais aussi chaque diagonale (prolongée cycliquement), chaque antidiagonale, et en fait, les diagonales de pas quelconques (cherchez les cartes ayant un cactus, par exemple) — un matheux dira qu'il s'agit du plan affine sur le corps à 7 éléments, et les cartes restantes (où il en manque aussi une) sont la droite à l'infini. Avec cette disposition, il n'est pas difficile de trouver quels sont les symboles des deux cartes manquantes ; reste que c'est un chouïa fastidieux d'y parvenir. Je me suis aussi amusé à calculer la disposition (duale) des symboles, ce qui permet de faire des petits tours de magie, du genre : choisis une carte, ne me la montre pas, dis-moi deux symboles qu'elle porte, et je te dirai quels sont les autres.

Je me serais précipité pour acheter le jeu s'il n'y avait pas ce gag des deux cartes manquantes, ce qui pour un obsessif-compulsif comme moi est aussi frustrant que l'idée d'avoir un beau rayonnage de livres tous identiques sauf un qui dépasserait les autres de 1cm. (Il existe aussi un Dobble Kids, dont les images laissent suggérer qu'il doit être basé sur un plan projectif d'ordre 5 au lieu de 7, et au lieu d'avoir les 31 cartes qu'il est alors censé avoir, les descriptions que je lis çà et là suggèrent qu'il n'en a que 30 — décidément, cet éditeur cherche à tuer les mathématiciens obsessifs.) Je pourrais aussi concevoir et faire imprimer mes propres cartes. (Je ne sais pas ce que valent les sites Web qui proposent l'impression de cartes personnalisées, mais je tombe par exemple sur celui-ci, qui proposent des tarifs raisonnables, même s'ils le deviendront certainement moins après frais de port depuis les États-Unis — je ne trouve pas grand-chose basé en France ou en Europe, et le problème c'est que les jeux de cartes personnalisés font référence à la personnalisation des dos, pas des faces.) En revanche, si je fais ça, je passerai sans doute une éternité à me torturer sur la manière la plus logique, symétrique et élégante de choisir les symboles et de les disposer sur les cartes (dans le cas de Dobble, c'est visiblement fait au hasard, y compris pour la forme et l'orientation, ce qui participe justement à la difficulté du jeu).

On pourrait aussi chercher à faire des jeux de cartes avec d'autres structures mathématiques (après tout, un plan projectif, c'est un immeuble de Bruhat-Tits classique sphérique de type A₂ : je peux regarder par exemple le type B₂ [ajout : voir l'entrée suivante], et ainsi fabriquer un jeu de 40 cartes avec 4 symboles parmi 40 sur chacune, telles que deux cartes aient toujours au plus un symbole en commun, et que si un symbole ne figure pas sur une carte donnée, alors il existe exactement une autre carte ayant ce symbole et ayant un symbole en commun avec la carte donnée). Mais bon, avant de trouver un jeu à faire avec une structure plus compliquée, il serait déjà intéressant d'en trouver avec les plans projectifs.

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(samedi)

Séparation mentale des langues : un exemple

Je mentionnais récemment la difficulté à apprendre au cerveau à séparer les langues étrangères, et spécifiquement l'exemple, dans mon cas, du néerlandais et du suédois. Complètement par hasard, je suis tombé sur un exemple intéressant sous la forme de ce court-métrage (fiche ici sur IMDB), que j'avais bookmarké et que j'ai regardé pour passer le temps pendant qu'il fait trop chaud pour sortir.

Le court-métrage en lui-même n'est pas franchement intéressant, la seule chose qui fait que je le mentionne[#], c'est qu'il est en néerlandais, en suédois et en anglais (mais bon, comme il doit y avoir 15 répliques en tout, ça fait environ 5 répliques dans chaque langue, ce n'est pas énorme). Le truc, c'est qu'en regardant juste le titre donné par YouTube (vattnet, c'est du suédois, et water, j'ai compris ça — à raison — comme la traduction anglaise du titre, mais je n'ai pas spécialement pensé que c'était aussi du néerlandais), je m'attendais à ce que ce soit en suédois, avec pour raison de plus que le premier personnage qu'on voit (et qui est en fait néerlandais) a un drapeau suédois dans sa chambre. Du coup j'ai cherché à comprendre les premières répliques comme du suédois, et j'étais surpris de ne comprendre absolument rien, même avec les sous-titres. Puis un personnage suédois apparaît, et demande vem är du? (qui es-tu ?) à l'autre, et là j'ai évidemment compris, mais le néerlandais répond I don't understand, et là j'ai saisi que c'était de l'anglais, mais j'étais totalement embrouillé quant à la raison pour laquelle il prétendait ne pas comprendre. Ce n'est que quand j'ai vu un panneau avec l'indication verboden toegang que mon cerveau a enfin tilté. Et ce qui est intéressant, c'est qu'à ce moment-là les répliques suivantes en néerlandais sont devenues parfaitement compréhensibles pour moi (je n'ai pas réécouté le début, mais je n'ai aucune raison de penser que les premières répliques auraient été moins bien articulées que les suivantes).

Bref, mon cerveau écoutant du néerlandais en s'attendant à entendre du suédois ne comprend rien, alors qu'avec la bonne information de la langue à comprendre, y arrive. Ça n'a rien de spécialement surprenant, mais c'était vraiment frappant. Et en quelque sorte, c'est une bonne nouvelle, parce que ça veut dire que j'ai effectivement créé deux catégories mentales bien distinctes, pour le néerlandais et le suédois (après, peut-être que ce court-métrage m'a totalement embrouillé et que c'était une grave erreur que de le regarder…).

J'avais eu un exemple vaguement semblable, mais moins frappant, en tombant par hasard à la télé sur une série historique diffusée sur Arte sur la guerre prusso-danoise de 1864, série qui était à moitié en allemand et à moitié en danois : n'ayant pas regardé le résumé, je n'en avais aucune idée, et ayant d'abord entendu et compris de l'allemand, j'ai été très surpris ensuite d'entendre du danois et de n'y comprendre absolument rien, alors que je pensais que c'était encore de l'allemand, prononcé avec un accent à couper au couteau. Certes, il est assez normal que je ne comprenne pas le danois, mais une fois que j'ai lu le résumé, appris qu'il s'agissait de danois, et mis les sous-titres, j'ai au moins pu comprendre un certain nombre de phrases simples. • Encore un autre exemple est fourni par cette musique (que j'aime d'ailleurs énormément sur le plan musical, mais c'est parce que j'ai notoirement des goûts de chiottes) : je pensais que les paroles étaient dans une langue inventée[#2]. Et après l'avoir écouté je ne sais combien de fois[#3], mon cerveau a capté du kan om du vil, ce qui est du bon suédois (tu peux si tu veux) ; après, en fait, il s'avère que ce n'est pas du suédois, c'est du norvégien (bokmål), mais on voit l'idée. Ceci étant, les paroles des chansons, en général, même quand c'est dans une langue que je comprends parfaitement, je n'y capte rien du tout, et je ne suis pas le seul apparemment. Bref.

[Note pour moi-même : il y a deux choses qui me viennent à l'esprit au sujet de l'apprentissage des langues et qu'il faut que je raconte dans des entrées ultérieures : la difficulté à se créer une catégorie mentale pour un phonème (même si on arrive parfaitement bien à le prononcer et à le reconnaître prononcé, ce qui sont des choses différentes), et la difficulté à se former une mémoire automatique pour appliquer les sortes de fonctions booléennes qui sont utilisées par les règles grammaticales.]

[#] Et que je ne le recommanderais qu'à quelqu'un qui est dans la même situation que moi, i.e., qui comprend juste un petit peu le néerlandais et le suédois, chose qui n'est probablement pas très fréquente parmi les lecteurs de blogs en français, donc je serais, en vérité, un peu surpris d'apprendre que j'ai ne serait-ce qu'un lecteur dans ce cas.

[#2] Ce n'est pas rare !, s'agissant de ce genre de musique. Je l'ai appris après avoir vainement cherché à comprendre le « latin » de Conquest of Paradise de Vangelis.

[#3] Dans une autre version que celle vers laquelle je pointe sur YouTube, bien sûr : si j'avais vu les paroles écrites, bien sûr, je n'aurais pas eu de mal à comprendre.

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