La question revient régulièrement, avec un certain embarras pour la communauté scientifique en général, de comment on a pu décerner un doctorat à chacun des frères Bogdanov, ou accepter pour publication certains de leurs papiers, alors que le contenu scientifique de ceux-ci et de leur thèse est rigoureusement nul et que cette vacuité se cache derrière une fumisterie verbale.
Un des problèmes, certainement, est que les rapporteurs qui
reçoivent des articles à relire sont souvent débordés, et qu'il est
malheureusement bien plus facile, quand on manque de temps, de laisser
passer un paragraphe — voire un article complet — qu'on n'a pas
compris, que de commencer à dire c'est incompréhensible
et
risquer de passer pour un imbécile auprès de l'éditeur du journal
(l'auteur ignore l'identité du rapporteur, mais l'éditeur, lui, la
connaît forcément, et jugera certainement les échanges). Il y a aussi
qu'il est plus facile de rejeter quelque chose de mathématiquement
faux, parce qu'on peut pointer du doigt une erreur de raisonnement
précise, que quelque chose d'approximatif, vague au point d'être soit
dénué de sens soit totalement trivial (tout en donnant l'impression
d'être profond) : des escrocs en physique théorique peuvent ainsi s'en
tirer en publiant des raisonnements censément « impressionnistes » ou
« conceptuels », et en informatique en déguisant des évidences
mathématiques pour faire croire qu'elles pourraient être applicables —
tandis qu'en mathématique, on pourra essayer de noyer les trivialités
sous des notations tellement absconses qu'elles finissent par rendre
opaque tout le sujet.
Mais il y a d'autres facteurs. Je voudrais à ce propos évoquer une soutenance de thèse qui a eu lieu récemment : je tairai le nom des personnes concernées, pour protéger aussi bien les coupables que les innocents, mais celle qui m'a raconté les événements présidait le jury, donc même si je ne suis personnellement impliqué à aucun titre, ce n'est pas non plus de N-ième main. Je ne préciserai pas quel est le domaine scientifique exact, parce que je ne pense pas qu'il soit pertinent, mais disons qu'il s'agit de sciences « dures ». Tout ceci a lieu en France : je ne sais pas dans quelle mesure les procédures seraient plus efficaces dans d'autres pays pour servir de garde-fou contre de telles situations.
Beaucoup d'éléments sont sans doute tristement banals : le directeur de thèse est un peu un « mandarin », il a certainement plus de doctorants et/ou d'obligations administratives qu'il ne peut suivre avec attention, il n'a donc pas suffisamment regardé ce que son thésard a écrit. L'étudiant n'est certainement pas un escroc, mais il s'est probablement autoconvaincu qu'il faisait des choses nouvelles, intéressantes et profondes, alors qu'il a écrit une thèse dont certains passages sont déjà connus et médiocres et d'autres sont nouveaux et encore plus médiocres, voire carrément faux, et qui plus est il y a une partie qui n'est pas loin d'être du plagiat (qu'on peut croire involontaire). Le directeur de thèse n'en est qu'à moitié conscient, mais j'imagine que la dissonance cognitive contre reconnaître le problème, quand il est trop tard pour redémarrer la thèse et humiliant de l'arrêter, fait qu'il préfère se réfugier dans l'illusion que le doctorant a une approche originale et à laquelle il ne manque qu'un peu de rigueur. La thèse est envoyée aux rapporteurs : l'un d'entre eux écrit un rapport très tiède, mais il n'a pas détecté que certains des meilleurs passages ne sont pas nouveaux ; l'autre est à l'étranger, son rapport est sans doute sur le même ton, et en tout cas on n'arrive plus à communiquer avec lui quand les choses se précipitent. L'école doctorale autorise la soutenance sur la base des rapports. Le manuscrit est envoyé aux membres du jury bien tard, comme toujours, et sans les corrections demandées par les rapporteurs. Certains sont évidemment débordés et ne pourront lire ce texte que la veille au soir.
Bref, ce n'est qu'une heure avant la soutenance que le jury arrive enfin à se concerter pour se mettre d'accord que la thèse est d'un niveau insuffisant, et se demander quoi faire. Et se rendre compte qu'ils ont extrêmement peu d'information (ou des informations contradictoires), en tant que membres du jury, sur ce qu'ils ont le droit de faire ou ce qu'est la procédure. Par exemple : est-il possible à ce stade-là de décider de reporter la soutenance ? apparemment pas, à partir du moment où l'école doctorale l'a ordonnée et a convoqué le jury. Refuser la délivrance du diplôme est certainement possible, mais (surtout après le « précédent » des Bogdanov, qui ont fini par l'avoir) excessivement humiliant pour l'étudiant, qui n'est pas le premier coupable dans l'affaire ; et pour le directeur de thèse, qui est le premier coupable mais qui n'acceptera certainement pas cette solution vu qu'il fait partie du jury. Ce dernier point va d'ailleurs changer à l'avenir, mais ce n'est pas sûr que ça résolve le problème de fond : refuser une thèse, c'est se faire un ennemi mortel du directeur de thèse, et les gens préfèrent certainement avaler une couleuvre académique que se faire un ennemi (particulièrement d'un « mandarin »). Après une soutenance de thèse mouvementée, dont la séance de questions a tourné au vinaigre, le jury utilise la seule option restante : demander des corrections au manuscrit (ce qui n'est pas infamant en soi, j'ai vu des cas où cette procédure était utilisée alors que la thèse n'était pas mauvaise, mais ici les « corrections » seront considérables). Mais il n'est même pas clair que la délivrance du diplôme soit alors suspendue (apparemment les papiers distribués au jury étaient contradictoires sur ce point). Par ailleurs, l'impétrant-qui-ne-l'est-pas, qui n'avait pas vraiment compris ce qui se passait lors de la soutenance, l'a très mal vécu ; et le directeur de thèse s'est finalement désolidarisé du reste du jury, reprenant la défense de son étudiant.
Je n'ai pas le fin mot de l'histoire, mais peu importe : il est clair qu'il y a eu du gâchis dans l'histoire, et que cela révèle beaucoup de dysfonctionnements. Que le jury n'ait pas l'option de reporter la soutenance, notamment, et ne soit pas correctement informé des détails de la procédure par l'Université. Qu'il n'ait pas reçu — que les jurys de thèse ne reçoivent jamais — le manuscrit dans les délais corrects — et que tout le monde manque de temps pour les lire de façon un peu approfondie. Que l'école doctorale ait autorisé la soutenance sur la base de rapports tièdes, et que ces rapports n'aient été que tièdes (plutôt que : carrément froids) pour commencer. Mais surtout, que le directeur de thèse ne se soit pas assez occupé de son thésard, et de regarder ce qu'il faisait, et que personne d'autre ne soit intervenu pour détecter le problème bien plus tôt.
À Télécom ParisSaclayPloumTech, et ce n'est certainement pas unique, nous organisons des entretiens d'évaluation des thèses en cours de parcours, où d'autres chercheurs que le directeur de thèse sont amenés à se prononcer sur le bon déroulement de la thèse, et pouvoir arrêter les frais bien en amont de la soutenance s'il y a un gros problème. Reste à savoir si ces entretiens sont vraiment efficaces : arrive-t-on vraiment à mettre un terme à une thèse sans se faire un ennemi du directeur de thèse ? sans que le doctorant le ressente comme une catastrophe ? sans que ça ne cause des emmerdes administratives infinies ? J'avoue que je n'en sais rien. Mais au moins leur principe est-il une bonne chose.
Une source de difficultés est que les thèses sont de plus en plus
contraintes par toutes sortes de facteurs. Il devient de plus en plus
difficile de dépasser la durée normale de trois ans. D'un côté, c'est
une bonne règle pour empêcher les dérives de certaines disciplines (je
ne vise personne, m'enfin, lisez la BD Carnets de
thèse de Tiphaine Rivière, c'est instructif), où une thèse
courte est considérée comme impossible, ou le signe d'un travail de
recherche insuffisamment approfondi. Mais d'un autre côté, on
comprend bien que le processus de recherche est par nature
même imprévisible, et qu'il est impossible de fournir un sujet
dont on peut assurer qu'il fournira des résultats corrects en trois
ans : donc à moins d'autoriser officiellement de soutenir un rapport
qui dirait j'ai essayé ceci, ça n'a rien donné du tout
(ce qui,
à mon avis, devrait effectivement être publiable… parce que c'est une
vraie information), il faut qu'il y ait un mécanisme de
dérogation, si on ne veut pas aboutir à des absurdités. Il faut
admettre que la durée d'une thèse « honnête » est une variable
aléatoire — probablement de distribution log-normale : sur la base de
cette idée, il devrait être raisonnablement facile, mais non
automatique, d'obtenir une extension d'un an, difficile d'en obtenir
une deuxième, et très difficile mais non impossible d'en obtenir une
troisième.
Évidemment, tout ceci ne rentre pas bien dans l'optique de planification par projets qui domine l'organisation de la recherche actuelle : je ne vais pas redire tout le mal que j'en pense (je devrais sans doute mieux m'exprimer à ce sujet, mais les insultes que j'ai envie de proférer contre l'ANR et consorts me mettent rapidement dans des états d'excitation qui sont mauvais pour mon foie) ; mais une des conséquences de ce système est que les financements de thèse sont de plus en plus liés à ces fameux « projets » et que, du coup, au lieu que le cadencement de la thèse se fasse selon les besoins de la recherche menée par le doctorant et le sujet selon la rencontre de ses intérêts et de ceux du directeur, à la place, tout résulte d'un jeu administratif absurde dans lequel, parfois, on a obtenu de l'argent pour le projet Scoubidou de l'année N à l'année N+3, et du coup il faut absolument trouver un doctorant Scoubidou sur cet intervalle. Bon, comme je l'ai dit, il vaut mieux que j'arrête de parler de ça, il faut que je pense à ma bile, tout ça tout ça.