Youhou, deux entrées dans mon blog cette semaine ! Mais quand ce n'est pas Elon Musk qui fait des bêtises, c'est la CGPM. Décidément, je ne peux pas laisser l'Univers une seconde sans qu'il se mette à déconner !
La 27e Conférence
Générale des Poids et Mesures, donc, s'est réunie cette semaine.
Elle a adopté sept résolutions (le texte de celles-ci est disponible
au lien précédent) : les nº1 (Sur le rapport préparé par le Comité
international des poids et mesures sur l'évolution des besoins dans le
domaine de la métrologie
) et nº2 (Sur la transformation
numérique mondiale et le Système international d'unités
) sont du
blabla qui sert juste à faire jeune, la nº6 (Sur l'adhésion
universelle à la Convention du Mètre
) est du blabla politique, la
nº7 (Sur la dotation du Bureau international des poids et mesures
pour les années 2024 à 2027
) est de l'administration interne, mais
les nº3 à 5 méritent qu'on s'y attarde un peu plus, notamment parce
que la nº4 pourrait représenter une révolution dans la gestion du
temps (vous pouvez sauter la description des 3 et 5 si ce sont les
secondes intercalaires qui vous intéressent ainsi que la question de
savoir si le temps va être cassé, mais je vais quand même en dire un
mot).
La résolution nº3 (Sur l'extension de la liste des préfixes du
SI
) crée quatre nouveaux
préfixes SI : ronna
(‘R’) pour
1027, ronto
(‘r’) pour
10−27, quetta
(‘Q’) pour 1030
et quecto
(‘q’) pour 10−30. On a donc, par exemple,
maintenant le droit de dire que le Soleil pèse 1988 quettagrammes
tandis que la Terre, elle, pèse 5.972 ronnagrammes, ou encore que la
masse de l'électron pèse 911 quectogrammes tandis que le proton, lui,
pèse 1673 rontogrammes. C'est complètement ridicule, mais ça ne fait
pas vraiment de mal. Ceci dit, je serais vraiment curieux de savoir
qui a vraiment pris ces décisions et les a fait avaler aux délégués
nationaux à la CGPM, et pourquoi : le moins qu'on puisse
dire est que le processus est assez opaque, on ne semble pas avoir
accès aux vrais documents préparatoires aux décisions. La seule
explication que je trouve quant au nom et symbole des préfixes
est ici,
et elle n'explique pas grand-chose. Personne n'utilise ces préfixes
farfelus (en vrai, la masse du soleil s'exprime en kilogrammes, comme
1.988×1030 kg, la masse des objets astronomiques s'exprime
en… masses solaires ; et la masse du proton s'exprime en MeV) ;
le plus
proche que je trouve d'une explication, c'est que les préfixes
« grands » seraient utiles pour des quantités de données (apparemment
il y a des gens qui parlent vraiment
de zettabytes et qui envisagent déjà quelques
ordres de grandeurs au-dessus ?) ; reste donc aussi à ce que quelqu'un
(qui ?) formalise les préfixes binaires
équivalents robi
(préfixe ‘Ri’) pour 290
et quebi
(préfixe ‘Qi’) pour 2100, et on pourra dire
qu'un quebi-octet vaut 1.268 quetta-octets et le ridicule sera achevé.
Mais bon, au moins, ce ridicule ne tue pas, et même, honnêtement, ne
fait guère de mal.
La résolution nº5 (Sur la future redéfinition de la seconde
)
prépare le terrain à une redéfinition de la seconde SI,
probablement pour utiliser des fréquences optiques (des fréquences de
l'ordre de 1015 Hz ou de la centaine de térahertz) au lieu
de la transition hyperfine de l'atome de césium-133 (qui se fait à
environ 1010 Hz, très exactement 9 192 631 770 Hz). Il
paraît que ces horloges optiques devraient atteindre des précisions
encore supérieures aux meilleures horloges atomiques (à fontaine
d'atomes de césium ou de rubidium) et possiblement dépasser des
précisions de l'ordre de 10−16 partie par partie (de
l'ordre de 1 seconde par milliard d'années). Je ne m'y connais pas,
mais là, c'est clairement du domaine d'attribution
du BIPM
(et de la CGPM qui le contrôle) de s'occuper de ça, et
c'est très bien.
Reste la résolution nº4 (Sur l'utilisation et l'évolution future
de l'UTC
), et c'est là que je tique vraiment. Des
journalistes ont
résumé la chose en disant que la décision avait été prise d'abolir
les secondes intercalaires d'ici 2035. Dit comme ça c'est
faux[#], comme d'habitude avec
les journalistes, ce n'est pas ce que dit le texte de la décision
votée, mais ce qui a vraiment été décidé et là où ils veulent en venir
n'est pas super clair. Commençons par rappeler le contexte.
[#] Je cite le premier
paragraphe
de l'article
du International Business
Times : Scientists and government
representatives meeting at a conference in France voted on Friday to
scrap leap seconds by 2035, the organisation responsible for global
timekeeping said.
— À peu près tout est faux là-dedans : sans
compter que le terme a conference in France
suggère vraiment autre chose qu'une organisation internationale
établie depuis 147 ans, ce n'est certainement pas the
organisation responsible for global timekeeping
, et la décision
n'a pas été prise to scrap leap seconds by 2035
,
ce n'est pas ce que dit la résolution, et même si c'est peut-être
l'intention, ce n'est pas clair, comme je vais le dire.
❀✿❀ Les secondes intercalaires ❀✿❀
Historiquement, la seconde était la partie 1 / 86 400 du jour solaire moyen (parce qu'un jour fait 24 heures de 60 minutes de 60 secondes, et 24×60×60 = 86 400). Mais la rotation de la Terre autour d'elle-même est légèrement irrégulière quand on y regarde de très près, et pour plus de précision, la seconde a été redéfinie sur la base de la révolution de la Terre autour du Soleil, puis sur la base d'horloges atomiques, considérablement plus précises, donc sur la base d'une certaine vibration de l'atome de césium-133 : je ne rentre pas dans les détails de ces redéfinitions (voir cette entrée passée), mais en gros, parce que les valeurs ont été basées sur des tables astronomiques établies à la fin du XIXe siècle et elles-mêmes basées sur des observations réalisées entre environ 1750 et 1850, la seconde correspond à la partie 1 / 86 400 du jour solaire moyen non pas maintenant mais grosso modo autour de l'année 1800, et la rotation de la Terre a un peu ralenti depuis. Donc, maintenant que la seconde SI a été définie de façon très très très (très !) précise (et, désolé, il n'est vraiment plus possible de la changer maintenant), le jour solaire moyen fait actuellement plutôt autour de 86400.002 secondes, avec plein d'irrégularités autour de cette valeur (voir ici pour un graphe de l'excès de la durée du jour par rapport à 86 400 s, en millisecondes, sur l'intervalle 1964–2002, avec la décomposition des divers effets : je ne sais pas où trouver des données plus récentes, mais actuellement on est provisoirement retombé en-dessous de 86 400 et je vais y revenir).
Bon, alors, si la seconde SI est telle que la durée du jour moyen fait 86400.002 secondes et qu'on veut diviser le jour en 24 heures de 60 minutes de 60 secondes, il n'y a pas besoin d'être très fort en maths pour se rendre compte qu'il va y avoir un problème. Que fait-on ?
Il y a plusieurs approches imaginables, suivies par différentes échelles de temps : ignorer le problème et compter juste les secondes SI, ou suivre vraiment le Soleil, ou essayer de faire un compromis entre les deux. Respectivement :
- L'approche
j'ignore le problème, je compte juste le temps en secondes
est celle suivie par le temps atomique international (TAI) : le temps TAI est simplement un décompte de secondes à la surface de la Terre réalisé par les meilleures horloges atomiques, et il ignore le jour solaire. Il se décale donc progressivement du temps solaire mesuré au méridien de référence (en ayant tendance à avancer puisque le jour solaire moyen est plus long que les 86400s exactement d'un jour TAI, donc TAI avance). Actuellement, TAI est en avance d'environ 37s par rapport au temps solaire qui fait l'objet du point suivant. - L'approche
j'ignore la seconde, je regarde le vrai temps solaire
est celle suivi par le temps universel (astronomique observé), disons UT1. Bon, c'est compliqué, il y a plein de temps universels astronomiques différents (UT0, UT1, UT2, mais plus personne n'utilise UT2 et UT0 est une mesure brute bruitée, donc celui qui importe est UT1 qui apporte des corrections de la nutation et du mouvement des pôles), mais pour simplifier, UT1 est le temps solaire observé par les astronomes au méridien de référence (le 0° de longitude). Du coup, son écoulement n'est pas exactement régulier (parce que la Terre tourne plus ou moins vite selon le moment), ni même prévisible à l'avance, et il ne compte pas en secondes SI, ce n'est même pas vraiment un temps, c'est plutôt un angle de rotation de la Terre. Ce n'est pas non plus un temps pratique à utiliser, parce qu'on ne le connaît vraiment que a posteriori, et il faut faire des observations astronomiques pour ça. - Et l'approche
faisons un compromis entre les deux
. Le compromis actuellement en vigueur, qui porte le nom de temps universel coordonné, UTC (autrefois GMT ou heure de Greenwich), consiste à dire : on compte le temps en secondes SI, mais on ne s'écarte pas trop de UT1 (le vrai temps solaire observé), et si on va s'en écarter trop, on introduit une seconde en plus ou en moins appeléeseconde intercalaire
pour revenir proche de UT1.
Le temps universel coordonné UTC est la base de l'heure légale partout dans le monde, donc c'est lui qui importe le plus. (L'heure légale en France, par exemple, est UTC plus une heure en hiver, et plus deux heures en été, cf. cette entrée-là sur le sujet. Il y avait un doute sur le Danemark, je crois, qui peut-être utiliserait UT1 et pas UTC comme base pour son temps légal, mais si je me rappelle bien c'est sur la base d'une interprétation assez hasardeuse d'un texte de loi et je pense que personne ne prend ça très au sérieux. On peut aussi faire valoir des différences minuscules — quelques nanosecondes — entre les horloges atomiques maîtresses des différents pays dans la réalisation d'UTC, l'heure UTC finale définitive étant connue a posteriori par un travail de synchronisation très fin entre ces horloges, mais là c'est vraiment du coupage de cheveux en quatre alors que la différence entre TAI, UT1 et UTC, elle, ne l'est pas, 37 secondes ce n'est pas un truc qu'on peut juste ignorer.)