Je ne
suis pas trop le genre à me livrer à des manifestations de liesse
politique (ou à participer à des manifestations tout court,
d'ailleurs, ne serait-ce que parce que je suis plutôt agoraphobe) : et
pourtant, je me suis rendu — certes brièvement — ce soir à la
Bastille[#], où se fêtait, sans
doute, plus le soulagement provoqué par la défaite du président
sortant que la joie de la victoire de l'impétrant.
En ce qui me concerne, du moins, j'attends assez
peu de celui qui sera le prochain président de la République ; j'en
attends même le moins possible parce qu'en parlementariste convaincu
je considère que l'action de l'exécutif doit être menée par le
gouvernement et dirigée par le Premier ministre, dont la légitimité
découle de l'Assemblée nationale, laquelle reste à élire (et c'est là
l'élection réellement importante, chose que certains journalistes et
hommes politiques semblaient découvrir ce soir avec un étonnement
ravissant). À défaut d'inexister complètement (dans le fond je ne
vois pas pourquoi on aurait besoin d'un chef de
l'État
[#2]), avoir un rôle
modeste et laisser le gouvernement gouverner sera le mieux que pourra
faire, à mes yeux le président de la République : la promesse de
François Hollande de ne pas être le président de tout
était
peut-être bien pour moi la plus
importante[#3], et contraste
avec l'attitude de son prédécesseur.
C'est avec une clameur assez émouvante, donc, que la foule réunie
place de la Bastille a accueilli la
nouvelle[#4], diffusée sur
écran géant, de la victoire de son favori, ou, plutôt,
du départ de
l'objet de son ressentiment. Émouvante, comme est communicatif
l'exultation du bonheur[#5] de
la multitude : ou peut-être juste que je suis bon récepteur, en tout
cas j'en ai eu les larmes aux yeux. Et je me suis rendu compte que
j'attendais ce moment depuis cinq
ans[#6] et que j'aurais été
absolument effondré de devoir attendre cinq ans de
plus[#7]. Je me suis étonné à
prendre les choses aussi à cœur (et de prendre à cœur aussi, a
contrario, que le score annoncé soit aussi serré).
Ce n'est pas juste que je me définis comme de gauche : je n'aurais
pas éprouvé la même chose, je pense, si le président sortant battu
avait été[#8] un Jacques
Chirac, François Fillon, Dominique de Villepin ou un Alain
Juppé[#9].
Pour autant, j'ai un peu tendance à trouver que certains reproches
que l'on fait à Nicolas Sarkozy, et qui fondent le rejet de celui-ci,
sont un chouïa injustes. Je ne veux pas simplement dire qu'il est un
peu idiot de mélanger le grave et l'anecdotique et de lui opposer, par
exemple, d'avoir dîné dans le restaurant d'un certain grand hôtel
parisien le soir de son élection (oui, c'était une faute de goût, mais
de là à en parler encore cinq ans plus tard…). Je trouve que mes
concitoyens ont un peu tendance à oublier que ce sont eux qui l'ont
élu[#10] : or il me semble que
le style et l'action qui ont été les siens tout au long de son
quinquennat étaient aisément prévisibles à partir de ce qu'on savait
de lui il y a cinq ans. Certes pas le détail des scandales qu'on a
associés à son nom (et dont je ne suis pas sûr, malheureusement,
qu'ils forment le plus grave reproche qu'on lui adresse), mais sans
doute leur teneur générale. Il ne faut pas non plus reprocher de
démanteler les services publics à celui qui l'avait explicitement
promis dans le programme qu'il a été élu pour réaliser : il faut le
reprocher aux électeurs qui l'ont élu. Quant à l'influence du
sulfureux M. Buisson, la xénophobie ou au moins la captation tentée
des voix du FN, elle était loin d'être indétectable en
2007.
Bref, ce n'est pas que je cherche à défendre le bonhomme, mais j'ai
une certaine incompréhension du changement d'attitude des Français à
son égard (changement évident quand on regarde les courbes de
popularité), alors que lui-même m'a semblé assez constant et assez
prévisible pendant toute la période, et je ne le déteste ni plus ni
moins maintenant qu'autrefois (disons même, depuis 1995, où j'ai
commencé à le remarquer). Mais peut-être que je me fais des
illusions.
Toujours est-il que les peuples sont des amants cruels, et vite
déçus demain par ce qu'ils réclamaient hier. Comme je suis
pessimiste, je pense qu'un tel désamour frappera aussi rapidement le
candidat aujourd'hui élu, et je le regrette d'avance. Je suis tenté
de faire la prévision opposée à celle à laquelle je fais référence
dans la note #6.
❉
Pour parler d'autre chose : dès que le ministère de l'Intérieur
aura publié les fichiers Open Data avec les résultats complets du
2e tour, je vais m'amuser à faire une régression linéaire
multivariée (sur l'ensemble des communes) entre les résultats des
1er et 2d tours : ceci devrait permettre de
connaître, avec une grande fiabilité, la matrice de report des voix
entre eux, donc savoir dans quelles proportions les électeurs de
chacun des candidats du 1er tour ont voté pour les
candidats du 2d (ou se sont abstenus). Cette matrice de
reports a été l'élément clé de sondages de second tour, et continue
d'être mesurée en même temps que le résultat final, mais je n'ai pas
souvenir d'avoir vu, dans les élections précédentes, une telle matrice
calculée à partir des résultats définitifs.
Bon, les résultats des législatives grecques sont
certainement plus intéressants de tout point de vue, mais je n'ai pas
les compétences pour les lire.
❦
[#] Une première idée
nous avait amenés, mon poussinet et moi, vers 19h, rue de Solférino :
mais remplie de monde de façon compacte sur trois intersections, elle
était moins appropriée que la Bastille à ce genre de célébration.
[#2] Normalement, on
définit un chef d'État
comme la personne qui émet et reçoit les
lettres de créances des ambassadeurs, et au nom de qui les traités
sont signés. Mais s'agissant, par exemple, de la Suède, les traités
qu'elle signe le sont — j'avais remarqué ça en lisant le Traité
constitutionnel européen — au nom du Gouvernement du Royaume de
Suède
(alors que le Royaume-Uni les signe au nom de Sa Majesté
la reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord
:
il y a une véritable différence en ce que la reine du Royaume-Uni a
théoriquement des pouvoirs de réserve que n'a
pas, même
en théorie, le roi de Suède) : je ne sais pas s'il en va de même
des lettres de créance, mais il n'y a pas de raison que ce ne soit pas
le cas, et du coup, on peut se passer complètement du poste cérémonial
de chef d'État, ou plutôt considérer que le chef d'État
est la
personne collective du gouvernement de la République (et il n'y a pas
spécialement besoin de faire une présidence tournante comme en
Suisse).
[#3] Ce qui ne veut pas
dire que je n'approuve pas de grandes parties de son programme par
ailleurs, mais c'est au Parlement de faire la loi.
[#4] Nouvelle
avec beaucoup de guillemets autour, parce que la nouvelle circulait
depuis au moins 18h15 (que ce soit à coup de
messages subtilement codés ou
simplement en consultant les sites Web des journaux étrangers). Et à
19h55 il est assez peu probable que tout le monde sur la place ne fût
pas déjà au courant (ils passaient par la Bastille par hasard,
peut-être ? et la RATP avait fermé la station par hasard
aussi ?).
[#5] Comme un petit air
de printemps, disait-on. Et c'est assez frappant de se dire : si
c'est déjà ça le bonheur que provoque le fait de se débarrasser d'un
président qui, quoi qu'on en dise, a été élu démocratiquement, n'a tué
personne, et ne sera resté que cinq ans, le bonheur qu'éprouvent les
peuples qui, eux, se débarrassent d'un dictateur qui a commis des
crimes impunément pendant des dizaines d'années, ça doit être vraiment
incroyablement fort.
[#6] Aussi pour pouvoir
dire
amicalement[#6b] pouêt
à tous ceux — certes moins nombreux sur la fin — qui nous prévoyaient
sa réélection. Je pense notamment à un post
du blog de Vicnent (mais
je ne le retrouve pas, suis-je encore passé dans
un monde parallèle ?) où il
prévoyait et pariait que malgré l'impopularité dans laquelle le
président s'était enfoncé, il serait forcément réélu en 2012, parce
qu'il aurait fondamentalement bien compris les Français.
[#6b] Et je récuse
l'accusation de Schadenfreude.
(Sérieusement.)
[#7] Pas que je l'ai
véritablement craint, mais le resserrement des intentions de vote au
cours des derniers jours me stressait un peu. Soulagement, donc.
[#8] Pour prendre des
exemples de gens vaguement crédibles. J'ai encore plus de respect,
par exemple, pour Chantal Jouanno, mais on ne l'imagine pas trop en
présidente.
[#9] Disons pudiquement
que M. Sarkozy aura accompli l'exploit de faire passer à mes yeux
M. Juppé pour une référence d'homme intègre.
[#10] Évidemment, ceux
qui font la fête ce soir à la Bastille ne doivent pas énormément
intersecté ceux qui ont élu M. Sarkozy en 2007, mais il y a forcément
certains de ses électeurs d'alors qui ont changé d'avis (au moins vers
l'abstention).