David Madore's WebLog: L'Enfer de Matignon

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(jeudi)

L'Enfer de Matignon

Je ne sais plus quel humoriste racontait qu'à chaque fois qu'il y a un changement de gouvernement, il écoute la radio avec la terreur d'entendre qu'il serait nommé Premier ministre. Je sympathise : s'il y a une chose que je ne veux jamais devenir, c'est Premier ministre (ce serait la ruine assurée pour le pays, mais de toute façon mes nerfs ne tiendraient pas une journée). Et du coup, je trouve qu'ils ont quelque chose de fascinant, les Premiers ministres. Pas les présidents de la République : les présidents, ils n'ont pas le boulot ingrat du Premier ministre — et ils pourraient ne servir qu'à inaugurer les chrysanthèmes. Le Premier ministre, c'est celui sur qui les merdes tombent : quand un souci arrive dans l'Administration, on fait remonter le souci jusqu'au niveau hiérarchique susceptible de le régler, plus il est gros, plus il monte, quand il monte jusqu'au ministre c'est que c'est une belle merde, et quant au Premier ministre, il récolte les pires ennuis possibles.

Je recommande donc le livre de Raphaëlle Bacqué que je viens de lire (et dont il existe également une version sous forme de documentaire télévisé), L'Enfer de Matignon, recueil des témoignages de douze des treize Premiers ministres français encore vivants en 2007 (l'exception étant Jacques Chirac qui, semble-t-il, maintenant qu'il a été président, ne veut plus parler des deux séjours qu'il a fait à Matignon — c'est dommage, il aurait sans doute beaucoup de choses intéressantes à raconter, le Monsieur qui était Premier ministre quand je suis né). Et les témoignages en question sont tout à fait savoureux, par exemple la façon dont Michel Rocard raconte sa nomination :

La viande se termine, on n'en est pas encore tout à fait au fromage, et tout à coup, le président a cette phrase tout à fait étonnante : Il ne faudrait tout de même pas oublier que dans une heure et quart, et il regarde sa montre, je vais nommer un Premier ministre. Et il cueille le regard de Bérégovoy qu'il ne va plus quitter. Il parle en regardant Bérégovoy qui est pour lui un collaborateur proche, un ami, depuis longtemps. […] Et nous entendons : C'est un exercice purement politique qui est totalement étranger à toute catégorie intellectuelle connue sous le nom d'amitié, de confiance, de fidélité ou de choses de ce genre. En fait, la nomination d'un premier ministre, c'est le résultat de l'analyse d'une situation politique. Je lis sur son visage que Bérégovoy commence à ne pas prendre cela très bien. Moi je regarde obstinément le fond de mon assiette. François Mitterrand continue : Et l'analyse de la situation politique actuelle est claire, il y a une petite prime pour Michel Rocard. Petite prime pour Michel Rocard… Mon pauvre ami Bérégovoy passe du rouge au vert et au violet. Tout le monde a compris. Et un long silence suit. Comment voulez-vous que je me permette de commenter ? Je ne commente donc pas.

Ce n'est pas seulement savoureux, c'est aussi très instructif sur la façon dont ils racontent la difficulté à agir, pris au piège entre les médias ou l'opinion publique qui demandent que les décisions aillent toujours plus vite, et l'inertie de l'Administration ; ou encore l'angoisse des arbitrages à faire dans l'urgence, sans connaître la totalité des enjeux ou des conséquences de chaque choix ; ou enfin la façon dont leur entourage peut leur mentir ou leur cacher des choses. Ils avouent des erreurs avec une honnêteté touchante, et ils expliquent aussi la façon dont ils voyaient les choses quand on ne les comprenait pas. Et tous (sauf peut-être Édouard Balladur) sont d'accord que le travail est terriblement épuisant et stressant.

Bref, c'est à la fois un livre instructif et un livre qui nous les rend plus humains, ces Premiers ministres, que ce soit l'actuel tenant du titre ou les survivants d'une époque plus ancienne (Pierre Messmer et Raymond Barre sont morts, à quelques jours d'intervalle, juste après avoir livré leurs confidences, et s'agissant du premier j'avoue que je croyais qu'il était déjà parti[#] depuis longtemps).

[#] Sinon, en 1994, j'ai croisé Couve de Murville (au cours d'une réception au Sénat), et là aussi j'ai été modérément surpris d'apprendre ainsi qu'il était encore en vie.

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