Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut).
Cette page-ci rassemble les entrées publiées en
juillet 2011 : il y a aussi un tableau par
mois à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque
entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le
texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top).
This page lists the entries published in
July 2011: there is also a table of months
at the end of this page, and
an index of all entries. Some
entries are classified into one or more “categories” (indicated at the
end of the entry itself), but this organization isn't very coherent.
The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Le combat sur l'augmentation du plafond de la dette des États-Unis
est intéressant, et j'aimerais bien en voir une analyse sous l'angle
non politique mais de la théorie des jeux. A priori, Boehner
et Obama (et tous les autres décideurs impliqués) sont dans une forme
de dilemme
du prisonnier, ou, encore mieux,
du jeux du
poulet : si l'un coopère (c'est-à-dire, cède) et que l'autre
refuse de coopérer (i.e., tient sa position sans compromis), celui qui
coopère perd par rapport à celui qui ne coopère pas ; mais si les deux
refusent de coopérer, la situation est bien pire pour tout le monde.
Mais cette analyse est très superficielle, parce qu'il y a beaucoup
d'autres options que coopérer et ne pas coopérer, et surtout parce que
le temps joue un rôle crucial (on a toujours envie de
coopérer plus tard), mais au final je ne sais pas comment
modéliser ça mathématiquement de façon un peu intelligente (et
idéalement pouvoir prédire qui aurait intérêt à céder, et de combien
— je plaisante, mais seulement à moitié).
J'ai fini par trouver mon bonheur chez une sorte de brocanteur de
la rue Simon Crubellier dans le 17e. Après y être retourné
plusieurs jours de suite pour constituer mon butin, j'en fais
l'inventaire :
‣ Une édition de 1856 des Mille et une nuits
(Contes arabes traduits par Galland, dit encore la couverture),
ornée de gravures en pleine page. Le livre est très abîmé et fragile,
le papier se désagrège quasiment dès qu'on le touche.
‣ Une affiche de propagande soviétique de l'époque
stalinienne, en excellent état, représentant un ouvrier et une
kolkhozienne dressés devant un soleil radieux et regardant fièrement
au loin. Elle porte
l'inscription : Для
нас всё так
же солнце
станет
сиять
огнём
своих
лучей (ce qui signifie en
gros : Pour nous, le soleil brillera toujours).
‣ Un enregistrement sur 78 tours de la sonate en la majeur
de Franck, jouée par Jacques Thibaud et Alfred Cortot. Le disque est
cassé en trois morceaux.
‣ Une croûte censée représenter la bataille d'Actium. Ou du
moins c'est le titre qui est écrit sur le cadre : en fait, on voit un
rassemblement confus de galères dont on ne comprend pas bien ce
qu'elles font. (Le nom du peintre, Hippolyte Bernardin, ne me dit
rien du tout.)
‣ Un jeu de tarot divinatoire, malheureusement réduit à 76
cartes : il manque la Maison-Dieu et le huit de coupes. Les
cartes sont illustrées par des phrases en hébreu.
‣ Une série de poupées russes. Il y en a neuf de la plus
grande à la plus petite ; la cinquième est un peu cassée (la partie
supérieure est fendue).
‣ Une traduction allemande (I Ging, Buch
der Wandlungen) d'un célèbre oracle chinois, dans une édition
fort mal imprimée. À la page de l'hexagramme 11 (la paix), j'y
ai trouvé un marque-page, portant le nom du
libraire Shakespeare and co (je me demande
comment il s'est retrouvé là).
‣ Un puzzle (difficile !) apparemment fait à la main
et qui dépeint, si j'en crois la boîte, le port de Zanzibar.
Je suis assez fier de mes trouvailles. Maintenant, il s'agit
d'inventer une histoire cohérente pour rassembler toutes ces
breloques. Je m'y reprends à plusieurs fois avant de m'estimer
satisfait.
Parmi les choses qui me fascinent (oui, je suis fasciné par des
toutes petites choses), il y a la question, éminemment cohomologique
pour un matheux, de trouver dans l'Univers les exemples d'interactions
entre trois choses (voire plus) qui ne sont pas expliquées par les
interactions de ces trois choses deux à deux. Par exemple, je n'ai
toujours pas eu de réponse à la question
(mais je me répète) de trouver
trois aliments qui soient bons séparéments, tels que deux quelconques
parmi les trois se marient bien, mais que ce ne soit pas le cas des
trois ensemble. Je pourrais aussi chercher à trouver trois personnes
qui s'entendent bien deux à deux mais qui se disputent si on les met
tous les trois ensemble (je n'ai pas d'exemple de ça non plus).
Dans le domaine des interactions triples, même si ça n'a pas
vraiment de rapport avec ce qui précède, il y a
les points triples des
frontières, c'est-à-dire les points de la Terre où trois pays
(disons) se rencontrent. J'y repense parce que mon poussinet, qui
fait des voyages en train dans tous les sens, est allé hier à Bâle,
qui est tout près de, si ce n'est exactement, le point triple entre la
Suisse, l'Allemagne et la France. Je me suis alors demandé combien de
tels points triples il y avait en Europe et dans le Monde, et si
quelqu'un avait entrepris de les photographier systématiquement, et
comme par la magie d'Internet on n'a plus à se fatiguer à entreprendre
soi-même les choses idiotes il suffit de trouver quelqu'un qui a eu
l'idée avant
vous, voici
quelqu'un qui a entrepris de photographier tous les points triples
d'Europe (il en dénombre 48),
et voici une
liste, comme Wikipédia en a le secret, et qui se prétend
exhaustive, des points triples du monde avec leurs coordonnées et
quelques photos. Certains sont décevants, mais la plupart semblent au
moins avoir un petit marqueur en pierre (ce qui pose d'ailleurs la
question de savoir quel pays l'a installé et l'a
payé ). Une question plus sérieuse, et que
j'évoquais dans une entrée passée,
est de savoir avec quelle précision ces points sont définis (au mètre
près ? à 10cm ? 1cm ? 1mm ?). Ça doit évidemment dépendre des pays,
et sans doute des phénomènes naturels en jeu, puisqu'il semble qu'il y
ait peut-être
un point
quadruple en Afrique (entre la Namibie, le Botswana, la Zambie et
le Zimbabwe), mais personne n'a l'air de savoir au juste.
Une mesure naturellement associée à un tel point triple de
frontières serait l'ensemble des angles sous lesquels les trois pays
sont vus depuis le point triple, en supposant que les frontières aient
suffisamment de régularité pour posséder des demi-tangentes au point
triple en question. Je soupçonne que dans beaucoup de cas un des pays
occupe 180°, selon un schéma du style : la frontière
entre A et B∪C est vaguement
droite (c'est-à-dire, continûment différentiable) aux alentours du
point triple, et la frontière entre B et C va
buter contre elle à ce point, de sorte que le pays A a 180°
et que B et C se partagent les 180° restants
selon l'angle que fait la frontière B/C avec la
frontière A/(B∪C) au point
triple.
Si Google
maps dit vrai en ce qui concerne le point triple près de Bâle, il
semblerait que ce soit le cas à cet endroit, avec 180° pour la France
et apparemment 90° pour chacun de la Suisse et de l'Allemagne. Mais
bon, je ne sais pas quelle autorité a Google maps. Au niveau du point
triple Belgique-Allemagne-Pays-Bas,
situé dans la banlieue d'Aix-la-Chapelle (et au sujet duquel je
recommande de lire l'histoire rigolote du micro-État
du Moresnet
qui a existé de 1816 à 1920 et qui aurait eu l'esperanto comme langue
officielle), les angles ont l'air clairement marqués si j'en crois les
photos, et il semble que ce soit l'Allemagne qui ait 180° contre
environ 65° pour les Pays-Bas et 115° pour la Belgique —
toujours d'après une lecture rapide de Google maps. Bon, voilà au
moins une idée idiote que j'aurai eue et pour laquelle le précédent ne
semble pas exister sur le Web : trouver, pour chaque point triple
d'Europe ou du monde, les angles occupés par les trois pays.
Une autre sorte de point triple qui peut exister, c'est si un des
« pays » est la mer, c'est-à-dire l'endroit où une frontière entre
pays se termine à la côte. Ce n'est pas super bien défini si la
frontière suit une rivière qui, justement, se jette dans la mer, mais
ça pourrait aussi être amusant à photographier.
Sinon, que peut-on imaginer comme sortes de points triples
amusants, à part ceux de la physique et ceux des frontières ?
Essentiellement n'importe quel domaine à deux dimensions dans lequel
il existe des domaines précisément définis est susceptible de conduire
à des points triples (ou, en dimension n, des points
(n+1)-uples) intéressants, mais je n'ai pas trop de
candidats en tête. (Idée naze : et si on regarde l'histoire de
l'humanité en 2 dimensions d'espace + 1 dimension de temps = 3 au
total, où on fait apparaître des frontières entre pays, peuples ou
civilisations, y a-t-il des points quadruples amusants ?)
Ajout () : Comme on me le fait remarquer
dans les commentaires, j'ai oublié de parler
des frontières
des bassins hydrographiques (lignes de partage des eaux), qui sont
des frontières naturelles et qui forment également des points triples.
Notamment, il y a quelque part en Afrique un point triple qui sépare
les eaux drainées par l'Atlantique, la Méditerranée et l'Océan indien,
et ce qui est surprenant c'est que ce point est très au sud,
apparemment en Tanzanie (parce que le Nil vient de très loin pour
déboucher en Méditerranée). Je ne sais pas avec quelle précision on
l'a localisé (je ne trouve pas d'information à son sujet sur le
Web).
Ajout #2 () : J'ai aussi oublié
d'évoquer, à propos des interactions triples,
les anneaux
borroméens, qui sont pourtant le plus évident exemple
d'un cas où il n'y a pas d'interaction deux à deux entre trois objets,
mais où il y en a une entre les trois.
Je suis étonné de n'avoir apparemment jamais encore évoqué sur ce
blog un de mes sujets de râlerie de prédilection : la façon dont on
transcrit et translittère les langues étrangères. C'est-à-dire, la
façon dont on écrit en alphabet latin les mots ou les noms propres
d'une autre langue qui s'écrit naturellement dans un système
d'écriture non-latin.
La distinction entre les mots transcription
et translittération est normalement la suivante : le premier
signale que le processus a pour but de reproduire la
forme orale du mot transcrit (notamment pour donner des
indices à un locuteur non natif sur la façon de le prononcer), tandis
que le second a pour but de reproduire la forme écrite du
mot. Personnellement, je ne trouve pas cette distinction de
vocabulaire très utile, j'utilise transcription
et translittération de façon à peu près interchangeable, et je
vais tenter d'argumenter que dans tous les cas il faut se concentrer
sur la version écrite du mot (quoique, dans le cas de langues comme le
chinois ou le japonais, ce serait une version écrite elle-même
transcrite, en bopomofo ou en kana — mais c'est un cas plutôt
inhabituel) et privilégier un système qui permet de
retrouver exactement et algorithmiquement la version
dans l'écriture d'origine à partir de la version en alphabet latin.
Autrement dit, si on veut faire la distinction
entre transcription et translittération, je vais tenter
d'argumenter qu'on ne doit jamais transcrire et toujours translittérer
(sauf les langues idéographiques, mais je considère quand même qu'il
s'agit de translittération), et qu'on doit chercher autant que
possible à rendre la langue fidèlement.
Pour prendre quelques exemples, considérons le premier ministre
russe Владимир
Владимирович
Путин : son nom se translittère
de façon standardisée (ISO 9) comme Vladimir
Vladimirovič Putin (qui reflète fidèlement l'orthographe en
alphabet cyrillique), tandis que la transcription utilisée typiquement
en français, par exemple dans la presse, sera : Vladimir
Vladimirovitch Poutine (si ce n'est qu'en général on n'écrit pas
le patronyme), en écrivant tch pour donner une vague idée que
cela se prononce [tɕ] ou [tʃʲ], ou pour
marquer le son [u] comme en français, et en ajoutant un e à la
fin (qui n'existe absolument pas dans l'original) pour que les
Français ne soient pas tentés de transformer son nom en quelque chose
ressemblant à putain. Tout ceci est très peu systématique. Et
encore ai-je choisi un nom posant très peu de problèmes ; l'ancien
premier secrétaire du parti communiste
soviétique Никита
Сергеевич
Хрущёв est habituellement
appelé Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev en français, et
officiellement translittéré Nikita Sergeevič Hruŝëv
en ISO 9 : ce qui est amusant, c'est que ni
l'écriture Khrouchtchev (qu'un français lit comme
[krutʃɛf]) ni celle Hruŝëv (que je n'ose pas
vraiment imaginer comment il lirait) ne donnent une idée de la
prononciation
de Хрущёв,
[xrʊˈʃʲːof]. C'est bizarre, notamment,
cette façon d'écrire ev alors qu'on prétend transcrire la
prononciation, qui est clairement of.
Un exemple en arabe, maintenant : tout le monde a entendu parler,
et très souvent ces dix dernières années, d'un mot qui en arabe
signifie la base, la
fondation : ألقاعدة
ou, avec les
voyelles, أَلْقَاعِدَةُ,
et qu'on transcrit comme al-Qaeda (ou peut-être
plutôt al-Qaïda en français). La translittération
officielle ISO 233-1
est : ʾˈalqaʾʿidaẗu avec les
voyelles, ou bien ʾˈlqʾʿdẗ sans
elles. Je conviens que c'est un peu excessivement psychorigide que de
suivre à ce point-là l'écriture arabe. Une translittération moins
maniaque et qui me semble néanmoins raisonnablement fidèle serait
quelque chose comme al-Qāʿidaẗ [ajout
() : en fait, c'est précisément la
translittération ISO 233-2, largement utilisée par
les bibliothèques en France, et elle me semble parfaite :
voir cette
fiche de la BNF par exemple, ainsi
que cette page
Wikipédia en français]. L'enjeu est
ici un peu différent du russe : pour le russe, la question est de
savoir dans quelle mesure on doit essayer (de façon bordélique et
incohérente) de mettre le lecteur francophone sur la bonne piste de la
prononciation ou au contraire refléter fidèlement l'orthographe en
cyrillique ; pour l'arabe, de toute façon la prononciation par le
non-initié sera sensiblement la même, il s'agit plutôt de se demander
si on doit écrire des signes en plus qui indiquent l'existence de
certaines lettres (notamment le ʿ pour transcrire la
lettre ع ou ʿayn, et l'astucieux ẗ, qui est
un ‘t’ tréma si vous ne le voyez pas, pour transcrire le
ة ou tāʾ marbūṭaẗ) ou la
distinction entre des lettres qui apparaîtraient identiques pour le
francophone (comme entre س et ص, sīn et
ṣād). Le fait est que le ʿ en arabe est une
consonne à part entière, et que le s et le ṣ n'ont rien à
voir : retirer ce genre d'information non seulement fait violence à la
langue (ce qui est quelque chose d'un peu abstrait), mais,
concrètement, embête très gravement les gens qui essaient d'apprendre
cette langue et qui ont besoin de cette information pour apprendre les
mots en question (évidemment ceux qui parlent déjà arabe arriveront à
retrouver ce qui est ainsi dénaturé) ; et ce, sans gain aucun, parce
que de toute façon quelqu'un qui voit un ʿ et ne sait pas
comment le prononcer va simplement l'ignorer comme si ce signe n'était
pas du tout là. Voilà pour quoi je fais attention à bien écrire les
prénoms ʿAlī ou Saʿīd s'il ne s'agit pas de
quelqu'un qui l'aurait francisé. Évidemment, la question de la
francisation se pose souvent, par exemple je ne suis pas certain qu'il
soit indispensable de parler de l'ʿIrāq (ou, en fait, du
coup, du ʿIrāq), ceci dit on n'est pas obligé de
dénaturer ça non plus en Irak alors que le ‘q’ ne choque
en rien la langue française.
L'argument maître que j'utilise pour justifier qu'on doit
privilégier le reflet fidèle de l'écriture (et donc, si on tient à
cette distinction, translittérer plutôt que transcrire) est ce que
j'appelle l'argument de Budapest et de Berlin. Car le hongrois et
l'allemand sont des langues qui s'écrivent en alphabet latin :
personne n'aurait l'idée d'écrire les capitales de la Hongrie et de
l'Allemagne autrement que Budapest et Berlin. Pourtant,
il n'aura échappé à personne que si on voulait donner l'importance à
la prononciation, on devrait écrire Boudapecht
et Berline. L'argument est donc : si on admet que, pour les
langues naturellement écrites en alphabet latin, on garde l'écriture
d'origine (y compris avec ses diacritiques, d'ailleurs) même si cela
conduit les Français à en faire une prononciation totalement fausse,
il n'y a pas de raison de ne pas faire la même chose pour les langues
écrites dans d'autres alphabets, c'est-à-dire, reproduire l'écriture
et ne pas se soucier de la façon dont les gens massacreront la
prononciation.
Bien entendu, les noms très célèbres se font naturaliser. Ce n'est
alors ni une transcription ni une translittération, c'est une
acquisition dans la langue : la capitale de la Pologne, en français,
s'appelle Varsovie, alors qu'il n'y avait pas de raison de ne pas
garder Warszawa (ou tenter de refléter la prononciation avec un
truc comme Varchava) ; de même, on a des noms spéciaux
pour Londres (London), Munich
(München), Anvers (Antwerpen), Florence
(Firenze), Lisbonne (Lisboa), Copenhague
(København), etc. Dans certains cas il est d'ailleurs possible
qu'une forme internationale du nom reflète mieux l'histoire ou
l'étymologie de celui-ci que la forme locale (qui n'est d'ailleurs pas
unique, certaines villes étant bilingues), ce qui est logique vu que
les mots s'abîment quand on s'en sert trop : on peut ainsi défendre
l'idée que Florence est un nom plus correct pour la ville que
la façon dont les Italiens l'ont massacré, ou que Cologne est
mieux que Köln (et pour ne pas que je laisse l'idée que ce sont
les Français qui ont toujours raison, il se peut très bien
que Marseilles, comme les Anglais l'appellent, soit mieux
que Marseille). Donc quand je parle de l'argument de Budapest
et de Berlin, ce ne sont pas tellement Budapest et Berlin eux-mêmes
(ces noms sont certainement naturalisés, même si ça ne se voit pas)
mais le fait que tous les noms hongrois, allemands, etc.,
célèbres ou obscurs, sont reproduits à l'identique, ou au pire sans
leurs diacritiques, quand on les utilise en français : on n'écrit
pas Charkeuzy pour essayer de rendre le patronyme de l'actuel
président de la république française, même quand on parle de son
père (nagybócsai) Sárközy Pál (dont on peut reconnaître que son
nom n'est pas francisé au fait que son prénom ne devient
pas Paul).
La position qui consiste à dire si c'est de l'alphabet latin, on
recopie, si non on transcrit la prononciation n'est pas seulement
incohérente et bizarre : elle donne des résultats loufoques si la
langue peut naturellement s'écrire en plusieurs alphabets. Va-t-on
s'amuser à donner du turc une transcription phonétique avant Atatürk
pour recopier l'alphabet latin après lui ? Va-t-on s'amuser à
transcrire phonétiquement le serbe depuis le cyrillique et à
reproduire le croate dans son alphabet latin d'origine, ce qui
pourrait donner au même mot ou nom deux écritures totalement
différentes ? Et une fois qu'on admet que le serbe doit se
translittérer en alphabet latin comme si c'était du croate, il semble
plus qu'étonnant de faire quelque chose de complètement différent avec
le bulgare ou le russe.
Quelle que soit la langue, le but le plus important doit être de ne
pas perdre d'information, ou d'en perdre le moins possible en
respectant la logique de la langue (et notamment, ne pas mélanger deux
lettres sous prétexte que les Français n'entendraient pas la
différence, si ces lettres sont bien séparées dans la langue
d'origine). En général, il existe des systèmes de translittération
standard qui accomplissent très bien ces buts, tout en restant
raisonnablement lisibles : ce
site donne un aperçu très complet de ce qui existe ; en général,
les standards de l'ISO sont bons en la matière
(ISO 9 pour le russe me semble
satisfaisant, ISO 15919 pour les langues indiennes
est très bon et d'ailleurs très largement utilisé ;
et ISO 233-1 pour l'arabe est un peu trop
illisible, mais on le rend beaucoup plus clair en
utilisant abusivement des notations comme ā, ī et ū pour
les voyelles longues au lieu des aʾ, iy et uw prévus par le standard
et qui reflètent rigoureusement l'écriture [ajout
() : en fait, en utilisant
justement ISO 233-2, cf. l'ajout ci-dessus]).
Reste le problème des langues utilisant partiellement ou totalement
des idéogrammes : dans ce cas il faut consentir à réduire
l'information de façon intelligente, puisqu'on ne peut pas décemment
garder chaque nuance des idéogrammes.
Pour l'ancien égyptien, il existe une réduction standard qui
préserve les signes unilitères, convertit les bilitères et trilitères
(et leur(s) éventuel(s) complément(s) phonétique(s)) en suite
d'unilitères, et omet purement et simplement les signes utilisés de
façon idéographique ou comme marqueurs de catégories : on peut alors
transcrire 𓇋 comme j (et son doublement 𓇌 comme y),
𓂝 comme ꜥ ou ʿ, 𓅱 comme w, 𓃀
comme b, et ainsi de suite ; et notamment, 𓄿 comme ꜣ,
un caractère assez spécial en lui-même (U+A723 LATIN SMALL LETTER
EGYPTOLOGICAL ALEF), que j'écris moi-même comme un chiffre 3, et qui
n'existe dans l'alphabet latin que pour translittérer le percnoptère
égyptien. Je crois que tous les égyptologues utilisent cette
translittération standard (dont je ne crois même pas qu'elle ait de
nom particulier), probablement pour minimiser le nombre de fois où ils
doivent effectivement dessiner des scarabées et des cobras.
Pour le japonais, il existe aussi une réduction standard, ce sont
les kanas, qui sont un syllabaire et qui reflètent la prononciation.
La difficulté n'est pas complètement close pour autant, car il existe
plusieurs façons de translittérer les kanas. La façon la plus
courante, qui s'appuie sur la prononciation réelle de ces kanas,
s'appelle
la transcription
Hepburn, tandis que la plus systématique, celle qui suit la
régularité du syllabaire,
s'appelle Nihon-siki
et est standardisée sous le nom d'ISO 3602 strict.
Cette dernière garantit qu'il n'y aura pas de perte
d'information[#] dans le passage
des kanas à leur translittération, et semble donc préférable ; elle
est aussi nettement plus logique, et si on imagine que le japonais ait
un alphabet, ce serait certainement dans selon les idées de ce système
de translittération : le fait qu'un ‘t’ suivi d'un
‘u’ se prononce de façon affriquée, un peu comme si
c'était ‘tsu’, serait certainement une règle de
prononciation non reflétée dans l'orthographe, et il semble donc
logique de translittérer tu (comme en Nihon-siki) et
non tsu (comme en Hepburn) pour つ, même si ce dernier
reflète mieux la prononciation. D'un autre côté, il est vrai que les
occidentaux se sont énormément habitués à voir le japonais transcrit
en Hepburn, et les défauts de ce système sont moins criants que le
non-système utilisé pour transcrire le russe.
[#] Hum, à lire la
description, j'ai quand même un doute : wikipédia semble dire que la
voyelle longue transcrite ‘ô’ en Nihon-siki peut
correspondre à l'allongement soit par un お soit par un
う, ce qui du coup casserait tout. Mais c'est bizarre
d'inventer un système suivant scrupuleusement les kanas et de le
casser juste sur ce point précis.
Pour le chinois mandarin, il n'existe pas de système d'écriture
naturel autre qu'idéographique, mais il existe un alphabet à des fins
d'éducation ou de documentation,
le bopomofo
(zhùyīn fúhào) qui reflète la prononciation (au moins dans
une large mesure), et un système de translittération en alphabet
latin,
le pīnyīn,
qui reproduit sans perte d'information l'écriture en bopomofo. Comme
il se trouve que c'est effectivement ce système qui est utilisé dans
la plupart des cas pour translittérer le chinois (hors des cas
spécifiques des mots qui ont été naturalisés, comme Pékin
ou Canton), je ne peux qu'exprimer ma satisfaction que, dans
une langue au moins, les choses aient tourné correctement. Du moins
si on fait l'effort d'écrire correctement les marques tonales sur la
translittération en pīnyīn, ce qui n'est malheureusement
pas toujours le cas (je fais la même remarque que plus haut pour
l'arabe : sans doute les gens connaissant bien la langue peuvent-ils
deviner les choses qui manquent, comme un francophone serait capable
de lire un texte en français où une lettre sur quatre aurait été
effacée, mais il faut au moins penser à ceux qui apprennent la langue
translittérée). On reproche parfois au pīnyīn de noter
‘b’ et ‘p’ des sons qui sont en fait tous les
deux sourds (la différence se faisant au niveau de l'aspiration), et
donc de donner l'idée fausse que le nom de la capitale chinoise
北京 (transcrite Běijīng) commencerait
par le son [b] alors que c'est un [p] ; je trouve que c'est un
reproche idiot : de toute façon les gens émettront des sons ayant un
rapport assez ténu avec ceux de la langue d'origine, il semble plus
important de reproduire les contrastes par des contrastes
ayant un sens pour eux (notamment entre ‘b’ et
‘p’) que les sons dans l'absolu.
☛ Pour résumer
(TL;DR), voici mes recommandations
concrètes pour choisir un système de
transcription/translittération :
chercher à privilégier autant que possible la forme écrite ou du
moins, si ce n'est pas possible, la forme écrite dans une écriture
secondaire plus ou moins phonétique (comme un syllabaire),
chercher à translittérer sans perte d'information, de façon
systématique et algorithmique,
chercher à refléter la logique (par exemple les parallélismes) de
la langue source dans la translittération,
abandonner l'idée de donner une indication utile sur la
prononciation, idée qu'on abandonne déjà pour les langues écrites en
alphabet latin (on essaiera cependant de ne pas
être inutilement absurde), mais chercher si possible à
reproduire les contrastes phonétiques par des contrastes phonétiques
vaguement analogues,
regarder du côté des translittérations ISO,
elles sont généralement bien faites.
Je continue à beaucoup
aimer Wulffmorgenthaler,
même si une N-ième refonte de leur moteur de site a cassé
tous les liens (heureusement j'avais prévu le coup et j'avais toujours
noté les comics qui me plaisaient avec leur date de parution, ce qui
permet facilement de les retrouver), et même si de temps en temps ils
cessent de publier pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines,
pour tout d'un coup mettre des dizaines de bandes d'un coup (je me
demande vraiment pourquoi ils font comme ça — je comprendrais
qu'ils n'aient pas le temps de produire un comic par jour, mais là ils
le font bien puisqu'au final il y en a toujours un par jour). Parmi
mes préférés de ces derniers temps, il y
a celui-ci, celui-ci
(NSFW), celui-ci, celui-ci, celui-ci
et
surtout celui-ci.
Je continue à
suivre The
Order of the Stick, dont l'intrigue notoirement fractale en
est à son quatrième ou cinquième niveau d'imbrication de contretemps
(à chaque fois que les personnages veulent aller de A
en B ou veulent faire quoi que ce soit, il arrive un
imprévu en route qui les force à passer par C, et on
récurse sur une bonne profondeur). Il me semble qu'il en fait encore
plus qu'avant — mais, si on apprend à aimer ça, c'est vraiment
excellent. (En revanche, ça devient de plus en plus difficile de
prendre l'intrigue en cours de route, tant elle est devenue
complexe.)
Le dimanche, je lis Oglaf, un
webcomic souvent expressément sexuel (et donc généralement —
quoique pas toujours — NSFW). Il y a une vague
histoire suivie, mais pas très importante, et de toute façon plein de
numéros qui n'ont aucun rapport avec elle. Un exemple (pas
trop NSFW) que je trouve assez drôle
est celui-ci
ou celui-ci ; en plus
osé, il y a par
exemple ça, ça
ou ça. Attention,
certains comics font plus qu'une page et ce n'est pas très clairement
signalé (cliquer sur next page quand le coin en bas à droite
n'est pas coupé).
Dans le rayon geekitudes, je lis
toujours xkcd mais je
trouve qu'il s'épuise pas
mal. Abstruse
Goose était souvent meilleur, en fait, mais lui-même s'est
appremment épuisé. Finalement je trouve que
c'est Saturday
Morning Breakfast Cereal qui fait le meilleur boulot dans
ce domaine maintenant qu'il a un peu diversifié sa production. Je ne
sais pas pourquoi je lis
encore Piled
Higher and Deeper
(aka PhD-comics), il n'est vraiment plus
drôle.
Parmi les comics que j'ai arrêté de lire, il y
a Beaver
and Steve, qui est fini (mais
le tout
dernier était assez bon) ; il y a
aussi The
Perry Bible Fellowship, qui est quasiment à l'arrêt même
s'il en a encore fait un (pas drôle à mon avis) la semaine dernière.
Je lis
encore The
Far Left Side, une sorte de parodie politisée du
regrété The Far Side de Gary Larson, mais
autant il fut bon autrefois, autant maintenant je trouve qu'il
s'épuise complètement.
Petite mention au passage
pour Khaos
Komix, qui n'est pas vraiment un webcomic mais une histoire
qui se suit, et dont j'attends la suite avec impatience. Je lis
aussi Cyanide
& Happiness, mais je ne sais pas bien pourquoi parce
qu'il n'est pas terrible, en fait.
Dans mes préférés en ce moment, il y
a Basic
Instructions (quelques exemples qui me
plaisent : celui-ci
ou celui-là),
webcomic verbeux dont l'humour vient surtout du décalage entre les
« instructions » offertes par une voix impersionnelle et la façon dont
le comic les applique ; un tout récent guest
strip de ce denier m'a fait
découvrir Brewster
Rockit, les aventures d'un super-héros de l'espace
incroyablement niais. Et surtout, il y
a Savage
Chickens, un webcomic assez minimaliste représentant des
poulets sur des post-its, et dont l'humour très zen me plaît
énormément (en tout cas je trouve excellents les quatre
derniers : 1, 2, 3, 4).
Je prenais le brunch aujourd'hui, pour célébrer le passage à Paris
d'un ami de confession libérale (et que certains reconnaîtront sous le
nom de code de ♯ƒ) avec différents amis, amis² (amis
d'amis) ou amis³, parmi lesquels un certain nombre de coreligionnaires
de ce ♯ƒ, dont un était semble-t-il éditorialiste
de ce webzine (ceci devrait
donner une idée). Un autre ami (que certains reconnaîtront sous le
nom de code de s.b.i.), agent double de la Troll
Corporation et du Club
Contexte, a eu l'idée, dans laquelle je nie absolument toute
responsabilité, du jeu suivant, que nous appellerons le
libéral-bingo : il s'agit de prendre quelqu'un dont les opinions sont
en sympathie avec le webzine ci-dessus lié, et de lui demander
d'expliquer les causes de la crise
grecque. Préparer une grille 3×3 dans laquelle on étiquettera les
cases (numérotées de 1 à 9 de haut en bas et de gauche à droite) de la
façon suivante :
Les communistes ou les syndicalistes
L'État a le monopole de la violence
L'or (présenté comme une vraie valeur) ou au
contraire la planche à billets
Les contribuables
Les gouvernements et les marchés dans la même phrase
Les fonctionnaires ou la sécurité sociale ou les
assistés
Dès que vous repérez un de ces éléments dans son discours, cochez
la case. Quand vous avez une ligne, une colonne ou une diagonale,
dites BINGO ! — ou, si votre trollé est bien en forme,
vous pouvez jouer pour la grille entière. Attention cependant, il est
interdit de lui tendre des perches (comme mon trolleur professionnel
ne s'est pas gêné pour faire).
Vous n'avez pas de libéral pur jus sous la main ? Ce n'est pas
grave, voici une grille à utiliser pour des gens ayant une religion,
disons, symétrique :
Les ultra-libéraux ou les capitalistes
Profits et licenciements dans la même phrase
Le travail ou le pouvoir d'achat
Les électeurs
Les gouvernements et les marchés dans la même phrase
Ce sont <groupe accusé d'avoir causé la crise> qui
doivent payer
Hayek ou Milton Friedman
La BCE accusée de maintenir un euro trop fort
Les grands patrons ou les spéculateurs financiers
Évidemment, le vrai jeu doit être de réunir deux personnes, une
pour chaque grille ci-dessus, de poser une question innocente, et de
voir lequel fait un bingo en premier.
Le silver lining, dans la crise de la dette
européenne, c'est que ça nous oblige un peu, si on veut comprendre
quoi que ce soit à ce qui se passe, à prendre des cours accélérés
d'économie monétaire et financière. Enfin, c'est un gros si,
ça. Ça devrait être le rôle des journalistes de nous expliquer les
choses en commençant par les bases, mais les journalistes n'ont ni les
compétences pour faire ça, ni leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs
la patience d'écouter un cours d'économie fût-il abrégé, si bien qu'on
nous donne toujours des explications tronquées, abusivement
simplifiées, ou autrement trompeuses, et forcément on en ressort avec
une impression d'extrême confusion. Malheureusement aussi, les
articles de Wikipédia sur l'économie monétaire sont assez mauvais
(sans doute parce que c'est un sujet qui a tendance à réveiller les
crackpots polémistes, cf. ce que je racontais
sur Bitcoin), et les livres
d'économie sont difficiles à trouver (j'ai écumé plein de rayons chez
Gibert et chez d'autres sans rien trouver de satisfaisant) et rarement
écrits de façon satisfaisante pour un geek matheux (je ne dois
vraiment pas avoir la même façon de penser que les gens qui font de
l'économie — c'est encore pire que les juristes — parce
qu'à chaque fois que j'arrive à comprendre ce qu'ils disent, il faut
que je le retraduise dans ma langue et ça devient complètement
différent[#]). Comme il y a en
plus des questions de comptabilité publique qui s'en mêlent, c'est
encore plus compliqué (cf. ce que
je disais à ce sujet il y a quelques
années[#2]).
En fait, ce que j'ai encore trouvé de plus clair, c'est de lire
les publications
de la Banque centrale européenne elle-même. Notamment, on y trouve un
livre intitulé (en français) La Banque centrale européenne :
histoire, rôle et fonction de Hanspeter K. Scheller
(2e édition 2006) : ça ne répond pas exactement à mes
questions qui sont plus générales ou au contraire plus précises, mais
c'est fort clair et bien expliqué. Et il y a aussi
les rapports
annuels de la BCE qui sont étonnamment lisibles et
intéressants pour le non-initié : mais bon, il s'agit bien sûr de
statistiques, et pas d'explications générales sur la façon dont
fonctionne le système bancaire et monétaire (quoique de telles
explications peuvent se trouver de façon incidente).
Mais je reviens à la dette, la Grèce et tout et tout.
Parmi les choses que je ne trouve pas claires, il y a un certain
nombre de présupposés qui sont traités comme allant de soi mais dont,
quand on y réfléchit bien, je ne vois pas vraiment de raison pour
qu'ils aillent de soi. Par exemple ceci : quel est le rapport, au
juste, entre la crise de la dette du gouvernement grec, et l'euro ?
(Notamment, en quoi le fait que la Grèce ait l'euro pour monnaie
implique-t-il que l'endettement de l'État ait des répercussions sur
cette monnaie ?) Il y a beaucoup de choses tout à fait évidentes à
dire, et je me fais plus ingénu que je le suis vraiment en posant
cette question, mais je ne peux pas dire avoir une
explication totalement satisfaisante. Une autre façon de
poser la question serait : puisqu'une des solutions qui a été proposée
de temps en temps à la crise était la sortie de la Grèce de la zone
euro (en passant sous silence les extraordinaires difficultés légales,
pratiques et même économiques que cela poserait), autant je vois bien
pourquoi du point de vue de la Grèce c'est une manœuvre
potentiellement pertinente (ça lui permettrait de dévaluer sa monnaie
pour stimuler ses exportations), autant du point de vue du reste
de la zone euro, et du point de vue de l'euro lui-même (ou de
la BCE), je ne trouve pas ça si clair que ça (investir
dans la dette grecque, et investir dans l'euro, ce n'est pas la même
chose, même si la Grèce est dans l'euro, et on ne voit pas forcément
pourquoi les deux seraient liées, ou pourquoi le manque de confiance
ne l'une affecterait l'autre) ; de nouveau, je pose les choses de
façon délibérément très candide, j'ai tout de même des explications
partielles, mais c'est pour illustrer là où je voudrais plus de
lumière. En fait, plus généralement, j'aurais envie de poser la
question semi-philosophique de savoir quelle est la nature de l'union
entre un pays et sa monnaie, et ce qui fait qu'un pays a telle
ou telle monnaie, ce que cela signifie au juste. (Comme je suis
matheux, la façon dont je conçois ce genre de questions, c'est à
travers des cas limites ou des contre-exemples tordus : par exemple un
pays qui établirait deux banques centrales différentes avec deux
monnaies différentes. Les économistes n'utilisent jamais ce genre
d'expérience de pensée pour expliquer les choses, et c'est bien
dommage.)
Pour parler de choses moins vaseuses et plus concrètes, une chose
que je ne comprends pas, c'est pourquoi les banques grecques ne se
sont pas toutes effondrées depuis longtemps. Dès qu'on a commencé à
ne serait-ce qu'envisager la possibilité du retrait de la Grèce de la
zone euro, si j'étais Grec, la première chose que j'aurais fait, c'est
prendre toutes mes économies et les récupérer soit sous forme de
billets en euros (qui resteront des euros quoi qu'il arrive) soit,
pour éviter de me balader avec une valise de billets et de la faire
garder, en les virant dans une banque allemande. Et de fait, c'est ce
qui s'est plus ou moins produit, mais pas de façon aussi
catastrophique que je l'aurais
cru. Cet
article (d'un ton assez eurosceptique, mais c'est normal, c'est
anglais) évoque cette possibilité, et de façon inquiétante : les
dépots auprès des banques grecques, c'est une somme beaucoup plus
colossale que la dette de l'État grec, et si crise bancaire il y avait
l'État grec ne serait évidemment pas en mesure de garantir les
comptes.
Mais ceci soulève une autre question qui reste mystérieuse pour
moi : qui, et dans quelle mesure (la réponse étant
possiblement personne, et pas du tout) garantit les comptes en
banque ? Parce que le système bancaire
(à
multiplicateur de crédit) fait que les banques ne sont pas en
mesure de répondre en cas de ruée pour en retirer son argent —
leur obligation de réserve n'est que de 2% dans la zone euro (ce qui
signifie qu'un euro émis par la BCE peut théoriquement
être multiplié jusqu'à un facteur 50 sous l'effet des prêts consentis
par les banques
commerciales[#3]). La réponse
classique que j'ai en tête, c'est que c'est l'État qui
(éventuellement, et sous certaines conditions) garantit les comptes en
banque. Mais la BCE a-t-elle également un rôle à jouer ?
Le principe du système bancaire repose tout de même aussi sur le fait
qu'un euro de la banque commerciale X ou un euro de la
banque centrale ont toujours la même valeur et sont interconvertibles
(quel que soit X) : si on commence à douter de la
solvabilité des banques, ce n'est plus le cas, et ça met en péril tout
le système. Et a priori une des fonctions d'une banque centrale est
d'être prêteur
en dernier ressort : donc de permettre à la banque de se
refinancer[#4] justement dans
ce genre de situation — donc honorer les euros de la
banque X comme des euros de banque centrale. Mais si c'est
le cas, pourquoi dit-on que c'est l'État qui garantit les comptes en
banque, et comment une faillite bancaire par manque de confiance
est-elle possible ? À l'inverse, si ce n'est pas le cas, comment une
crise bancaire grecque peut-elle menacer la BCE comme le
prétend
l'article de
la BBC déjà mentionné ci-dessus ? Est-ce qu'ils
écrivent n'importe quoi ? Tout cela me laisse assez perplexe.
J'apprends d'autre part que la BCE est le principal
créancier de la Grèce (à hauteur d'une cinquantaine de
G€[#5]) et que c'est la
principale raison pour laquelle M. Trichet ne voulait absolument pas
admettre une restructuration, même partielle, de la dette grecque (et
qu'il a fallu hier et aujourd'hui quelque chose comme dix heures de
négociations pour qu'il cède — comme disait feu M. Duisenberg,
qui avait l'air d'être un bonhomme rigolo : Central
Bankers are like cream. The more you whip them, the stiffer they
get.). Bon, mais alors j'aimerais bien qu'on m'explique en détail
comment la BCE s'est retrouvée à détenir de la dette
grecque, parce que c'est le cœur du problème. Il me semblait
qu'un des grands principes de l'indépendance des banques centrales et
de contrôle de l'inflation, c'est que les banques centrales ne
prêtaient jamais à leurs États (ce serait faire marcher la « planche à
billet ») ou n'achetaient jamais directement leurs obligations. Alors
je comprends que M. Trichet a consenti à accepter les obligation
grecques comme collatéral[#6]
pour les opérations de financement… mais le principe d'un
collatéral, c'est qu'il sert uniquement de garantie, et devrait rester
la propriété de la banque qui l'a hypothéqué, sauf en cas de défaut
(et il ne me semble pas qu'il y en ait eu). Dans le genre étonnant,
je ne comprends pas non
plus cet
article, qui évoque le risque que la BCE elle-même
devienne insolvable (si, justement, les obligations grecques sont
marquées comme en état de défaut de paiement par les agences de
notation) : je ne comprends pas comment une banque centrale peut être
insolvable (en tout cas dans la monnaie qu'elle émet).
[#] Die
Mathematiker sind eine Art Franzosen: redet man zu ihnen, so
übersetzen sie es in ihre Sprache, und dann ist es alsobald ganz etwas
Anderes. (J. W. von Goethe)
[#2] Tiens, mais je me
rends compte que je n'ai jamais raconté sur ce blog que j'avais
cherché à trouver le RIB du compte unique du Trésor Public à la Banque
de France, afin d'y faire un virement de 5€, histoire que
quelqu'un soit tout perplexe que dans cette comptabilité
méticuleusement tenue (enfin, j'espère) il apparaisse 5€ surgis
de nulle part. (Oui, je rêve, je sais très bien que personne ne
s'apercevrait de rien et j'aurais juste perdu 5€. Mais c'est
rigolo, voilà.) Pour ça j'avais commencé à reverse-engineerer les
différents RIB qu'on voit parfois passer pour des
sous-comptes du compte de l'État (différentes trésoreries) et j'avais
essayé de les corréler avec des documents
comme celui-ci
(‹ Instruction codificatrice Nº05-005-P-R du 25 janvier 2005
(NOR: BUD R 05 00005 J, publiée au Bulletin Officiel de la
Comptabilité Publique) sur la comptabilité de l'État (tome 1
— système comptable et nomenclatures — volume 1 —
titre 2), portant mise à jour de la nomenclature générale des comptes
de l'État ›) ; j'avais conclu que le RIB en
question commençait probablement par 30001 00512 (le 30001 est le code
de la Banque de France et le 512 semble être le numéro utilisé par
toute la comptabilité de l'État pour le compte du Trésor à la Banque
de France, cf. la page 82 du PDF ci-dessus) mais je n'ai
pas compris le sens qu'ils donnaient aux chiffres suivants —
c'est assez mystérieux, parce que les
différents RIB qu'on voit passer pour des paiements
au trésor ont des formats étrangement différents.
[#3] En réalité,
d'après ces
chiffres, je vois qu'il y a 9647.3G€ dans l'agrégat M3 et
même si je ne sais pas exactement quel chiffre correspond à la monnaie
« banque centrale », c'est-à-dire réellement émise par
la BCE, je suis sûr que ça contient au moins les
862.4G€ de billets et pièces en circulation. Donc le
multiplicateur réel est inférieur à 12. (Je pense en fait que la
monnaie « banque centale » est la somme des 862.4G€ circulés sous
forme de billets et pièces et des 1238.4G€ déposés auprès de
la BCE par les institutions de crédit. Auquel cas le
multiplicateur serait moins de 5.)
[#4] Et a priori si la
banque X n'est pas capable d'honorer son passif (les
comptes de ses clients), c'est qu'elle a émis des prêts, qui sont donc
des créances à son actif, et ces créances devraient être acceptées par
la banque centrale comme collatéral pour lui accorder un prêt.
[#5] Au fait, si par
hasard ce n'est pas clair pour tout le monde, G€
(giga-euro) signifie milliard d'euros.
J'ai déjà ranté à ce sujet.
[#6] Enfin, je ne sais
pas quel niveau de décision était impliqué, en fait. Il paraît
que si les agences de notation classifient la décision d'aujourd'hui
comme un défaut, la BCE n'a plus le droit d'accepter les
obligations grecques comme collatéral. Mais, euh, qui a écrit ces
règles, au juste, et pourquoi sont-ce des agences de notations
extérieures, et pas la BCE elle-même, qui décideraient ce
que la BCE peut accepter ?
Comme j'ai la flemme d'écrire quelque chose, je vous offre
aujourd'hui une citation de Stephen Fry (tirée
de The Hippopotamus, que je lis en ce
moment, ayant beaucoup aimé le
précédent livre que j'avais lu de lui), que je tâcherai de
ressortir la prochaine fois que quelqu'un m'accusera d'utiliser des
mots compliqués dans ma prose :
The poet has no reserved materials, no unique modes. He has
nothing but words, the same tools that the whole cursed world uses to
ask the way to the nearest lavatory, or with which they patter out
excuses for the clumsy betrayals and shiftless evasions of their
ordinary lives; the poet has nothing but the same, self-same, words
that daily in a million shapes and phrases curse, pray, abuse, flatter
and mislead. The poor bloody poet can no longer say ope
for open, or swain for youth, he is expected to
construct new poems out of the plastic and Styrofoam garbage that
litters the twentieth-century linguistic floor, to make fresh art from
the used verbal condoms of social intercourse. Is it any wonder that,
from time to time, we take refuge in gellies
and ataractic and watchet? Innocent words, virgin
words, words uncontaminated and unviolated, the very mastery of which
announces us to possess a relationship with language akin to that of
the sculptor with his marble or the composer with his staves.
Ordres de succession, et encore de la généalogie mathématique
Je repense à ça en
apprenant la
mort du prince Otto von Habsburg (dernier prince hériter de
l'empire d'Autriche) : j'ai cru un instant lire que la maison des
Habsbourgs s'était éteinte, ce qui n'est bien sûr pas le cas.
Récemment j'avais
lu un
article qui m'avait bien fait rire sur une certaine Karin Vogel,
assistante médicale vivant à Rostock en Allemagne, qui aurait
l'honneur fort douteux, selon certains généalogistes amateurs, d'être
la dernière (et 4973e), au moment où l'article a
été écrit, dans l'ordre de succession à la couronne britannique. La
liste est finie parce que l'Act of
Settlement de 1701 ne désigne comme héritiers possibles que les
descendants de la princesse électrice Sophie de Hanovre.
La liste
complète était maintenue sur Wikipédia dans le temps
(Mme Vogel y figure bien en dernier, mais avec un rang très
différent parce qu'elle ne numérote pas les catholiques qui sont
expressément exclus par l'Act of
Settlement). Comme Wikipédia a
des choses
plus sérieuses et importantes à maintenir que les héritiers de la
couronne britannique, la liste a été remplacée par une version
abrégée.
Il y a deux principales conceptions qui s'opposent pour déterminer
l'ensemble des héritiers potentiels d'une couronne : la monarchie
française utilisait une loi dite salique (inventée de toutes
pièces par un bricolage historique, et appliquée plus ou moins
rétroactivement) qui excluait de la succession non seulement les
femmes mais surtout toute leur descendance. Selon cette règle, les
héritiers potentiels du roi Truc (disons, Hugues Capet) sont les fils
(légitimes) de celui-ci, et les fils de ceux-ci, et ainsi de suite
récursivement. (Je discuterai plus loin de l'ordre de primogéniture.)
D'autres sont moins difficiles et utilisent non seulement les fils
mais tous les enfants : les héritiers potentiels du roi Machin sont
les enfants, les enfants de ses enfants, et ainsi de suite
récursivement. Appelons descendance patrilinéaire de Truc
le premier ensemble (défini par la loi salique, donc les fils et les
fils des fils et ainsi de suite) et descendance (tout
court) de Machin le second ensemble. Et oublions commodément
l'existence d'enfants illégitimes ou de toute autre complication
généalogique (adoption ou n'importe quoi d'autre).
La descendance patrilinéaire se reflète par la tradition du nom de
famille (modulo innovations
récentes). Elle se reflète également par la transmission du
chromosome Y. Elle a une propriété évidente, c'est qu'elle est
réversible de façon unique : je n'appartiens à la descendance
patrilinéaire que de mon père, de son père à lui, et ainsi de suite :
donc en remontant le temps on obtient une suite unique d'individus
dont je tiens mon chromosome Y. Faisons maintenant l'hypothèse d'une
population constante, c'est-à-dire qu'on est à la limite ténue entre
l'extinction et l'explosion exponentielle. Si à un instant donné dans
le passé on note tous les individus de la population (appelons-les
les têtes de clans), et qu'on appelle clans leur
descendance patrilinéaire dans l'avenir, alors les clans sont en
compétition pour partitionner la population : plus un clan est grand,
plus il a de chances de s'étendre, tandis qu'un clan petit peut
facilement s'éteindre. C'est la raison qui fait que les noms de
famille se raréfient (c'est particulièrement frappant en Corée, qui
utilise apparemment, et depuis très longtemps, la même règle
patrilinéaire que dans de nombreux pays occidentaux). À la limite, si
on attend assez longtemps, ou si on remonte assez haut la délimitation
des têtes de clans, on s'attend à ce que tout le monde descende
patrilinéairement de la même tête de clan, et que tous les autres
clans se soient éteints. C'est la raison pour laquelle la loi salique
a causé tant de difficultés dynastiques aux capétiens (le clan est
toujours à la limite de l'extinction).
C'est un de mes dadas dont je me surprends à voir que je n'ai pas
l'air d'en avoir parlé auparavant sur ce blog : les discontinuités
artificielles. Par discontinuité artificielle j'entends
toute règle artificielle (c'est-à-dire humaine, typiquement légale ou
réglementaire) qui impose une certaine limite dans le temps, dans
l'espace, ou dans une grandeur quelconque, à partir de laquelle les
choses changent brutalement (par effet de seuil) alors que
rien n'interdisait a priori une transition continue. Dit avec un tel
niveau de généralité, il y en a tellement que je ne sais même pas où
commencer, et je ne prétends pas qu'elles soient toutes
systématiquement mauvaises — mais je prétends que l'humanité en
use et en abuse à tel point que ça devient une vraie manie.
Un exemple parmi d'autres pourrait être celui de l'exercice
comptable : une règle générale de comptabilité (même si je ne connais
pas grand-chose en comptabilité) est qu'elle se fait sur des périodes
discrètes, généralement des années civiles, et qu'à une certaine date
les comptes sont clos… Or il n'y a aucune raison fondamentale
de ne pas faire la comptabilité de façon continue (depuis la création
des comptes, et quiconque veut les consulter ou en faire usage peut
les demander de la date A à la date B en
choisissant lui-même les dates en question). C'est juste que comme
les choses ont commencé à se faire comme ça, on est plus ou moins
obligé de continuer, parce que c'est difficile de révolutionner les
pratiques (surtout quand elles sont appuyées par la loi). Mais les
questions d'exercices comptables empoisonnent la vie de ceux qui
veulent utiliser cet argent (en tout cas dans le monde de la recherche
publique, mais je suppose que c'est pareil dans d'autres cas : il y a
régulièrement des situations où on a trop ou trop peu d'argent pour
une année donnée).
Pour continuer sur la comptabilité, une discontinuité majeure qui
concerne beaucoup de gens, ce sont les dates de paiement de
différentes sommes (en débit ou en crédit), même quand ces sommes sont
récurrentes (mensuelles, typiquement). Le matheux en moi trouve qu'il
serait plus élégant que tous les paiements réguliers soient faits,
sous forme lissée, en continu dans le temps (chaque nanoseconde, mon
compte en banque augmente de tant à cause de mon salaire qui m'est
versé et des intérêts sur mes comptes rémunérés, et diminue de tant
selon que je rembourse des crédits, que je paie mon électricité ou ma
connexion Internet, ou je ne sais quoi encore). La comptabilité se
ferait alors de façon différentielle et pas discrète (on compterait
des virements continus en euros par seconde dans la colonne des débits
ou des crédits sur toute une période de temps). Plus compliqué,
terriblement geek, mais au moins les gens n'auraient pas de problèmes
de fins de mois puisqu'il n'y aurait rien de magique à la fin
d'un mois. Bon, revenons sur quelque chose de plus sérieux.
En l'occurrence je pense surtout à deux cas en économie qui font
l'actualité depuis récemment. D'une part, les agences de notation des
crédits, en plus d'utiliser un système totalement aberrant de lettres
dans leurs évaluations, utilisent, justement, un système discret
— elles pourraient très bien donner une mesure combinée avec une
précision raisonnable, et mise à jour très fréquemment, ce qui
éviterait les effets de seuil dénués de sens autour de <tel
pays> a été dégradé (en réalité, il est dégradé en permanence,
et il vient juste de franchir la limite arbitraire d'une catégorie à
une autre). Ce n'est pas comme si la finance avait peur de variables
réelles, que je sache elle en
utilise plein !
L'autre discontinuité semble plus difficile à rendre continue (à moins
de l'éliminer complètement), c'est la limite sur la dette des
États-Unis qui doit apparemment être levée par le Congrès.
Bon, de nouveau, je ne prétends pas que toute discontinuité soit
forcément mauvaise, même si elle est parfaitement évitable (un exemple
de ce qui ne me semble pas mauvais, ce sont les prescriptions en
matière judiciaires : on pourrait certes décider que pour un meurtre
on risque au maximum N années de prison, avec N
qui décroît de façon continue jusqu'à 0, mais je ne suis pas persuadé
que ce serait mieux). Ce que je veux surtout souligner, ce n'est pas
que les choses devraient être autrement, c'est qu'on a tendance à
oublier qu'elles le pourraient. Qu'on est tellement habitué
à nos limites et discontinuités artificielles qu'on a tendance à
oublier que le monde est plus naturellement continu, et que parfois si
on ne s'accrochait pas désespérément à des fonctions en escalier il
pourrait le rester. En tout cas je pense que c'est un exercice
intellectuellement fructueux que de chercher à repérer les
discontinuités artificielles et à se demander dans quelle mesure elles
sont utiles, commodes, ou vraiment inévitables.
Sur un coup de tête, je
commence une
page pour signaler certains des restaurants parisiens que je
connais et que je peux recommander (pour l'instant juste ceux qui me
sont venus par la tête). Comme tout ce que je fais, il est impossible
de savoir si ce petit guide sera mort-né ou si je le continuerai
jusqu'à le rendre intéressant.
D'où vient cette idée saugrenue et souvent entendue selon laquelle
la Fête nationale française ne commémore pas la prise de la Bastille
le 14 juillet 1789 mais la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 ?
La Fête de la Fédération n'est pas tombée le 14 juillet 1790 par
hasard, la date a été choisie pour le premier anniversaire de la prise
de la Bastille (quelque pertinente qu'ait été cette date…).
Célébrer l'anniversaire d'une célébration qui est elle-même le premier
anniversaire de quelque chose, c'est tout de même le suprême du
ridicule. Ah non, on pourrait facilement faire pire : le 14 juillet
2011, on célèbre le premier anniversaire de la fête du 14 juillet
2010, qui elle-même célébrait (etc., jusqu'en 1789).
C'est un mec grand, la quarantaine, complètement chauve, sourcils
blonds et yeux bleus, piercing dans le septum, barbe de trois jours
autour de la bouche. Il porte un tee-shirt noir serré, sans doute
choisi pour mettre en valeur sa musculature impressionnante, mais qui
révèle aussi qu'il a du bide — tee-shirt avec un logo formé de
runes ᛏ et ᛋ superposées. Des mitaines en cuir noir aux
mains. Treillis camouflage. Doc Martens aux pieds. Il me déplaît
spontanément. Il parle d'une voix agressive même en se voulant
amical.
— Salut, je peux te payer à boire ?
J'essaie de communiquer du regard qu'il m'emmerde, sans pour autant
avoir l'air hostile : que son offre ne m'intéresse pas parce que je me
doute qu'elle cache quelque chose. Je ne sais pas dire tout ça avec
les yeux, alors j'essaie avec la bouche :
— C'est sympa, mais j'ai déjà ce qu'il me faut.
Je n'ai pas dû penser laisse-moi tranquille assez fort, ou
mes compétences en télépathie ne sont plus ce qu'elles étaient. Le
mec s'accroche, il insiste pour faire conversation : mes réponses sont
brèves et agacées, mais je réponds malgré moi. Oui, je suis très
blond, merci. Non, je ne suis pas Norvégien. Ni Suédois, Finlandais,
Danois, ni même Allemand. Non, je n'ai pas l'habitude de venir ici.
Non, je ne veux vraiment pas une bière, d'ailleurs je ne bois pas
d'alcool. Oui, c'est comme ça. Non, je ne suis plus étudiant, j'ai
trente-cinq ans même si je ne les fais pas. Oui, je
suis vraiment blond aux yeux bleus, je ne suis pas décoloré et
je n'ai pas des lentilles de couleur. (Apparemment l'autre est
immunisé contre le sarcasme.) Non je ne veux pas non plus un Red
Bull, je n'ai plus soif. J'attends quelqu'un.
Quand il attaque une fois de plus sur la couleur de mes cheveux, je
n'en peux plus, même mon tempérament à toujours fuir la confrontation
ne me retient plus :
— Écoute, je ne sais pas si tu cherche à me recruter pour un
groupe néonazi ou à baiser avec moi dans la communion du sang aryen,
mais dans les deux cas ça me dégoûte.
Je pars me poser ailleurs, et ce chieur me suit. Il m'attrape le
bras, le serre, et me souffle à l'oreille sur un ton menaçant :
— Les deux. J'aime qu'on me résiste. Mais tu ne tiendras
pas longtemps.
Pourquoi je lui ai répondu ? J'aurais dû m'en aller — ah
non, je pensais attendre Erwan. J'aurais dû l'ignorer, alors. Ou lui
rire au nez, faire un scandale, lui foutre une baffe. Mauvaise idée,
la baffe, peut-être. Mais je n'aurais pas dû le suivre sur le terrain
où il m'entraînait. Quel con je suis. Me voilà en train de jouer au
jeu qu'il a choisi, de répondre à son défi, de me mesurer à sa
volonté. Quand je dis non, je ne coucherai pas avec toi, ça
veut dire oui, parce que je vais perdre : il le sait, et je le
comprends trop tard.
Il ne faut pas longtemps pour que nous sortions ensemble du bar, je
lui emboîte le pas d'un air mi-soumis mi-furieux — ou du moins
je le crois — cherchant à me raconter à moi-même que je ne suis
pas complètement consentant pour ce qui va arriver — je me sens
sale.
J'ai dans le dos une région ingrattable. C'est-à-dire que quelles
que soient les contorsions que je fasse, si ça me démange dans ce coin
(en gros, sur l'omoplate gauche), je ne peux pas me gratter, sauf à
prendre un accessoire[#] ou à
appeler un poussinet à l'aide.
La faute en est à mon épaule droite. Je ne sais pas comment ça se
fait, mais j'ai beaucoup moins de mobilité dans le bras droit que dans
le bras gauche. Avec mon bras gauche, pas de problème : si je mets ma
main gauche contre mon dos (à plat, ouverte, dos contre dos, paume
vers l'extérieur), je peux sans problème plier le coude pour remonter,
plier le poignet pour remonter encore un peu, et atteindre presque
n'importe quel point de la moitié droite de mon dos (et ceux qui sont
vraiment trop haut pour y arriver comme ça, je peux les atteindre en
passant mon bras gauche par au-dessus de mon épaule droite et en
descendant : les deux régions se recouvrent et il ne me manque rien).
Avec mon bras droit, c'est une autre histoire : si je mets ma main
droite contre mon dos, mon épaule se positionne différemment, et pas
moyen de plier le coude, ni même le poignet, sans me faire mal à
l'épaule : le plus haut que je puisse toucher est un ou deux
centimètres au-dessous de mon omoplate gauche (alors qu'avec la main
gauche je peux remonter presque jusqu'en haut de ma colonne
vertébrale). Je ne peux donc me gratter le haut du côté gauche du dos
qu'en passant ma main droite par-dessus mon épaule gauche et en
descendant jusqu'au point où je m'étrangle : ça n'arrive pas jusqu'à
la base de l'omoplate, et j'ai donc des régions ingrattables.
Bref, mes épaules ne fonctionnent pas de la même façon. Je m'en
rends compte de façon frappante si je me tiens poing contre poing dans
le dos (c'est-à-dire, les deux mains fermées en poing, paume vers
l'extérieur, l'une contre l'autre au niveau de la colonne
vertébrale) : quand je fais ça, mon épaule droite est positionnée
nettement plus en avant que mon épaule gauche, et d'ailleurs je sens
que ça tire déjà un peu. (Je précise que quand je me tiens
normalement il n'y a pas de différence.)
C'est sans doute aussi l'explication que je peux sans problème
enfiler un sac à dos en passant d'abord le bras droit et ensuite le
bras gauche, mais beaucoup plus difficilement dans l'autre
sens.[#2]
Je me demande si je suis irrémédiablement foutu comme ça, ou s'il y
aurait moyen d'assouplir gentiment mon épaule droite pour lui
apprendre à faire comme la gauche.
[#] Idéalement, ce genre
de baguettes, qui ressemble un peu à un sceptre, avec une main au
bout, et qui sert à se gratter le dos. Je ne sais pas où ça peut se
trouver.
[#2] Je ne sais pas
comment font habituellement les droitiers. L'inconvénient de passer
le bras droit en premier, c'est que le poignet gauche a tendance à
râcler un peu contre la lanière gauche du sac, ce qui n'est pas grave
sauf si on porte une montre au poignet (gauche, comme c'est
habituellement le cas pour les droitiers). J'ai déjà pété un bracelet
de montre en faisant ça.
J'aime beaucoup les kilts, je trouve ça à la
fois sexy à regarder et
confortable à porter. Mais il y a deux problèmes : le premier, c'est
que comme tout un tas de choses qui touchent de trop près à un
héritage culturel, les gens ont plein d'idées sur l'importance de
l'authenticité. S'agissant des kilts, ces idées seraient :
qu'il ne
faut rien porter dessous, ou qu'on doit porter le tartan de son
clan — et par conséquence qu'on ne doit pas porter le kilt si on
n'est pas écossais/irlandais/gallois —, ce qui d'ailleurs
n'est même
pas une tradition historique exacte,
comme le
kilt lui-même d'ailleurs, ça semble faire partie de ces traditions
qui sont apparues aussi soudainement que la parution
de Waverley. Mais j'ai
déjà exprimé ce que je pense de la
quête de l''« authenticité », donc passons. Toujours est-il que si on
porte un jean personne ne veut que vous soyez un mineur californien
alors que si on porte un kilt on est censé être écossais : c'est assez
idiot.
Problème nº2 : les kilts n'ont pas de poche. Ça c'est vraiment
embêtant. Moi je me balade avec tout un matériel de survie quand je
vais n'importe où (un psychanalyste m'a dit — la seule fois de
ma vie où j'ai parlé avec un psychanalyste dans l'exercice de ses
fonctions — que c'était probablement parce que mes parents
n'avaient pas bien rempli leur rôle que je me sentais obligé d'avoir
plein d'objets rassurants avec moi partout où je vais —
authentique). Même si je fais au minimum, il y a au moins mon
portefeuille, mon porte-monnaie, mon téléphone mobile, mes clés et un
paquet de mouchoirs ; je n'aime pas mettre ça dans mon blouson parce
que je m'en défais plus facilement, et d'ailleurs en été je n'en ai
pas du tout. Bon ben pour transporter des objets, quand on a un kilt,
on est censé (pour faire « authentique ») utiliser
un sporran : eh
bien ces trucs sont minuscules, malcommodes, et quand on marche avec
ils rebondissent à chaque pas et ils ont l'air spécialement conçus
pour (a) taper dans les couilles du porteur et (b) faire du bruit et
attirer tout le voisinage sur le fait qu'on se balade en kilt (et
qu'on se fait broyer les couilles).
[Digression :] En fait, si on veut attirer l'attention, le kilt ne
marche pas si bien que ça. Ce qui marche beaucoup mieux, et qui
souffre exactement des mêmes défauts que je viens de signaler (la
difficulté d'atteindre l'authenticité, et le manque cruel de poches),
c'est la toge romaine. J'en ai porté une, une fois (ça avait été
super dur de trouver une description précise et fiable de comment le
tissu devait être coupé et comment il fallait le plier), et je peux
témoigner que les gens vous regardent vraiment bizarrement. Et par
ailleurs c'est complètement merdique parce que non seulement on n'a
pas la moindre poche mais en plus la toge monopolise complètement un
bras qui aurait pu, sait-on jamais, servir à quelque chose d'autre
qu'à porter un foutu pli de la chose. On voit que c'était un vêtement
porté par des gens riches qui avaient des esclaves pour leur éviter de
se servir de leurs mains. Ah, et puis ça se défait dès qu'on fait
trois pas (enfin, ça c'est peut-être parce que ma toge n'était pas
dans le bon tissu ou simplement parce que je ne suis pas né dans une
famille de ces gens riches qui n'avaient rien de mieux à faire
qu'apprendre les déclinaisons et à porter la toge). Mais je reviens
au kilt.
J'en avais déjà un (un noir, pour éviter l'épineux problème de
trouver un tartan approprié et « authentique »), acheté ainsi que le
sporran et le ghillie shirt qui vont
avec sur ce site.
C'est joli, mais comme je viens de l'expliquer c'est fort peu
pratique, donc je ne le mets jamais.
Heureusement, les Américains sont venus à la rescousse du kilt
comme ils étaient venus à la rescousse de la pizza (i.e., pendant que
les Italiens se disputent pour savoir si c'est permis de mettre des
champignons sur une pizza, eux n'ont aucun problème à y mettre des
ananas ou du poulet « à la thaïlandaise »).
La rescousse prend la forme d'une compagnie
appelée Utilikilts et qui a
comme le Bauhaus adopté la devise de Louis
Sullivan : Form
follows function. Pas de souci d'authenticité et, par contre,
de vraies poches.
Et ce
n'est pas moins sexy qu'un kilt original si on arrive à croiser
les bras en prenant un air féroce. Mais en contrepartie, c'est vendu
à un prix corsé (et rendu encore plus exorbitant par le fait
qu'UPS prend, en plus du prix du transport, une
demi-dizaine de frais de dossiers différents pour la présentation aux
douanes). Hélas, aucune compagnie européenne ne fait de truc
semblable (peut-être par peur du courroux des Écossais). Bon ben j'ai
fini par craquer et en acheter un.
Et je dois reconnaître que, sauf vice caché, je n'ai pas été trompé
sur la marchandise : la coupe est (une fois suivies leurs instructions
précises sur la façon de mesurer la taille) parfaite, ça tombe bien,
c'est agréable à porter, et les poches sont bien faites (elles sont
spacieuses et largement séparées du kilt, et pourtant elles ne
s'agitent pas quand on marche comme le ferait un sporran).
Globalement je suis content de l'achat, et contrairement au kilt que
j'avais déjà, celui-là je risque de le porter plus souvent que
jamais.
(Photos à venir si je trouve quelqu'un pour en prendre.)
Suite à la demande d'un lecteur, j'ai fait un changement dans
le flux RSS de ce blog, de sorte
que les liens sont maintenant les liens permanents des entrées plutôt
que les liens vers la page d'accueil (qui
contient les 20 dernières entrées). Ça semble plus logique. J'avais
dû faire le choix de faire des liens vers la page des 20 dernières
entrées en me disant que les agrégateurs RSS n'avaient
pas de mémoire, ou parce que je ne voulais pas que des lecteurs
risquassent de lire (ou bookmarker) une page mensuelle et de rester
coincés à la fin du mois, mais c'était assez stupide. Ceci étant,
j'espère ne pas avoir tout cassé : RSS est un format
terriblement mal foutu et mal spécifié, dont il existe trente-douze
versions insidieusement incompatibles les unes avec les autres
(certaines basées sur RDF, d'autres pas) et que chaque
agrégateur doit interpréter avec ses propres idiosyncrasies. On
marche donc sur des œufs quand on y touche.
Ah, et il est inutile de me rappeler que ce serait utile de donner
le début des entrées dans le flux RSS, j'en suis
conscient, c'est prévu pour Un Jour® (et plus précisément, pour le
cinquième jour de la semaine sans ‘i’ suivant les calendes
grecques du mois de la Saint-Glinglin prochaine).
Ce que je pourrais faire, par ailleurs, sans doute sans trop de
mal, c'est faire un peu de magie en JavaScript qui redirige
une URL comme weblog/#d.2011-07-12.1902
vers weblog/2011-07.html#d.2011-07-12.1902 si elle est
partie de la page. Comme ça si d'aventure de telles adresses ont été
publiées, elles seront réparées.
J'étais à Bordeaux ce week-end, et j'ai vu quelqu'un se jeter dans
la Garonne.
Plus précisément, c'était samedi (2011-07-09) vers
17:30+0200, sur
le pont
de Pierre. Mon poussinet et moi traversions le fleuve pour aller
voir quelque chose rive droite, nous avons remarqué un mec (d'une
vingtaine d'années, type arabe, en survêtement, look un peu
« racaille ») qui, vers le début du pont (et côté amont — le
trottoir aval est en travaux), se penchait vers les berges comme s'il
regardait quelque chose. Mon poussinet a remarqué qu'il décalait
dangereusement son centre de gravité, et nous avons continué. Un peu
plus loin (un peu avant le milieu du pont), j'ai voulu prendre mon
poussinet en photo avec mon téléphone, j'ai commencé à cadrer, et le
mec d'avant s'est approché de moi, a fait un signe en direction de mon
téléphone que j'ai vaguement interprété comme signifiant qu'il voulait
nous prendre en photo ou que je le prenne en photo ou quelque chose
comme ça (et en tout cas j'ai imaginé qu'il ne parlait pas français
parce qu'il n'a rien dit), et aussitôt après il est monté debout sur
le parapet. Le temps que je me retourne vers mon poussinet, ce
dernier a dit quelque chose comme « mais il est fou, il va tomber »,
je me retourne de nouveau et le type avait disparu, et mon poussinet
et d'autres passants ont commencé à crier qu'il était tombé. (Plus
tard, l'un d'eux a même dit qu'il l'avait vu faire un saut périlleux.
Moi je n'ai pas vu la chute.) Nous nous sommes rués vers le côté aval
(il fallait passer des barrières de chantier) pendant qu'un des autres
passants appelait les pompiers et décrivait l'endroit. Le mec faisait
des mouvements de crawl en direction de la rive gauche, ce n'était pas
très clair s'il nageait mal ou si le courant était simplement trop
fort (ça c'est certainement vrai, mais ce n'était pas clair si en
plus il nageait mal). Quelqu'un a essayé de lui crier de ne pas
lutter et de plutôt se laisser emporter. De fait, on a vu la tête du
type descendre sous l'eau un certain nombre de fois et on s'est dit
qu'il se noyait. Les pompiers sont arrivés vite (c'est plus le coup
de fil qui était long à faire), au début nous avons cru qu'ils
venaient du mauvais côté (rive droite), mais c'est qu'ils allaient
prendre un bateau de ce côté-là. Le mec a fini par atteindre la rive
exactement ici
(juste en amont d'une espèce de structure en béton dont je ne sais pas
la fonction ; il a donc fait ~280m en ligne droite), mais il ne
bougeait plus. Les pompiers sont arrivés à la fois en bateau par le
fleuve et en camion rive gauche, ils l'ont transporté en bateau
jusqu'à un débarcadère un peu en aval ; mon poussinet et moi sommes
allés voir si le mec était bien vivant (oui), et si la police voulait
des témoignages (ils ont juste noté les coordonnées de celui qui avait
appelé les pompiers et ont posé quelques questions au groupe des
témoins, pour clarifier notamment que le type avait sauté côté
amont/sud du pont, et aussi qu'il était habillé quand il a sauté
— parce qu'apparemment les pompiers l'ont retrouvé nu, et
personne n'a été capable de dire quand et comment ses vêtements se
sont dématérialisés).
Toute la scène était un peu surréaliste. Je ne sais pas pourquoi
le mec a sauté, et je suppose que je n'aurai pas le fin mot de
l'histoire (à moins de lire Sud-Ouest édition de
Bordeaux, colonne des chiens écrasés aujourd'hui, mais je ne trouve
rien sur leur site
Web concernant ce fait divers). Je suis convaincu que ce n'était
pas une tentative de suicide mais un défi stupide (le geste qu'il m'a
fait voulait sans doute attirer mon attention sur son exploit à venir,
surtout s'il a bien fait un plongeon en saut périlleux, et ensuite il
a dû retirer ses vêtements pour mieux nager), dont il n'avait pas
mesuré le danger (outre que le courant était vraiment très fort et
qu'il a failli se noyer, il aurait pu s'écraser contre une des piles
du pont ; pas sûr que ce soit une bonne idée de boire la tasse dans
l'eau très boueuse de la Garonne).
Mais une chose que je trouve intéressante, c'est la difficulté de
faire un témoignage précis. J'ai essayé, ci-dessus, mais je suis sûr
que j'ai déformé les faits et interpolé des choses qui ne sont pas
exactement ce que j'ai vu. Même sur une trame aussi simple (un mec se
jette à l'eau et nage jusqu'à la rive, épuisé), les quelques témoins
que nous étions, et qui avons discuté pendant que les pompiers
s'affairaient autour du noyé, avions une vision différente, voire
contradictoire, de certains détails (combien de temps était-il resté
debout sur le rebord du pont ? comment avait-il plongé ? avait-il fait
un signe ?). C'est dire si, dans une enquête criminelle où de plus
les témoins sont souvent impliqués émotionnellement, les témoignages
doivent être pris avec des pincettes.
Les voyageurs viennent de loin, puissant Kublai, pour visiter
Isabella, la ville réputée pour ses merveilles. Dans ses jardins
pousse l'arbre où le Phénix fait son nid. Son musée expose la
couronne de l'Empereur du Ciel. Sa bibliothèque renferme le livre de
toutes les Sagesses. Les temples du Soleil Levant et de la Lune
Couchante possèdent un fragment de ces astres. Et au centre de la
grand-place d'Isabella se trouve le plus extraordinaire prodige de
tous, mais la rumeur refuse de dire de quoi il s'agit.
Le voyageur venu de loin pour visiter Isabella s'installe à
l'auberge pour se reposer de son voyage, et bavarde avec d'autres
clients. Eux aussi sont arrivés pour voir ces choses si renommées, et
ils discutent entre eux de ce qu'ils en ont entendu. Les voilà
bientôt amis.
On parle facilement, à Isabella. Les habitants ont l'hospitalité
et la conversation généreuses, l'amitié vient facilement avec eux, ils
aiment décrire leur ville. Bientôt notre voyageur fait la
connaissance de la fille de l'aubergiste ou du vieillard qui habite en
face, bientôt il partage avec eux ses repas et discute des merveilles
d'Isabella, celles qu'il verra quand il en aura le temps, et de celles
qu'il a vues dans d'autres voyages dont il fait le récit.
Quand vient le moment de partir, le voyageur s'aperçoit qu'il n'a
pas trouvé le temps de visiter les jardins, le musée, la bibliothèque,
les temples ni la grand-place. De retour chez lui, il en fera une
description brodant sur ce qu'on lui aura dit, ajoutant des détails
que son imagination fournit pour rendre l'image plus vivante. Son
neveu, désireux de savoir ce qui se trouve sur la grand-place et qu'on
refuse de lui révéler, ira probablement à son tour jusqu'à
Isabella.
Qui sait si existent vraiment l'arbre du Phénix, la couronne du
Ciel, le livre des Sagesses, les orbes du Soleil et de la Lune et le
secret de la grand-place, ou s'ils ont été inventés par des
générations de voyageurs ? La richesse de la ville est plutôt dans
les paroles de ses habitants et dans les légendes qu'elle a
engendrées.
Peut-être n'y a-t-il pas du tout sur Terre de ville appelée
Isabella, seulement des contes à son sujet. La vraie Isabella serait
alors cet endroit commun que se créent les hommes de tous les pays
quand ils se rencontrent, se lient d'amitié et se racontent les
merveilles qu'ils ont vues pendant leurs voyages.
Si vous ne connaissez
pas ce
merveilleux petit livre, je ne peux que vous encourager à le
découvrir, ne serait-ce que parce qu'il contient
le plus joli petit kōan zen
que je connaisse, et aussi pour le tout dernier paragraphe.
(Et j'espère ne pas avoir réinventé une idée qui y figurait
déjà.)
Je reviens d'une semaine de
vacances[#] avec mes parents et
mon poussinet. Enfin, ce n'est pas vrai, je suis rentré dimanche
soir : c'est fou le nombre de choses que j'ai à faire en rentrant de
vacances, et le temps que ça prend.
Nous
étions sur
l'île d'Oléron, heureusement juste avant le début de l'invasion
touristique, et nous avons passé notre temps à farniente (et pas à
nous baigner ni à faire de la planche à
voile[#2]). Mes parents ont
tenté sans succès de retrouver l'endroit où mon père avait passé du
temps sur cette île il y a quarante ou cinquante ans (les souvenirs de
mon père sont toujours d'un très grand flou donc ce n'était pas
facile), mon poussinet et moi à dormir, à nous balader, à chercher des
jolis garçons à regarder (guère de succès) et à pester contre la 3G
qui ne passe pas. Ah, et mon poussinet et ma maman ont fait plein de
parties de Scrabble®, aussi, et ma maman nous a préparé plein de repas
délicieux.
Le principal point d'intérêt était le
petit phare
de Chassiron
(ici),
que nous avons visité de jour (ce qui m'a permis de confirmer que j'ai
le vertige même en haut d'une ridicule quarantaine de mètres, si je
suis dehors et que le vent souffle) et admiré de nuit (c'est assez
féerique, un phare allumé vu d'en bas — et c'est amusant qu'il
est difficile de compter le nombre de faisceaux régulièrement
espacés). Du coup, mon poussinet et moi avons lu plein de choses sur
Wikipédia sur les phares (entre autres celui
d'Ar-Men, dont
l'article Wikipédia, au style inimitablement pittoresque, raconte
qu'il ne devait pas être rigolo à gardienner, c'est le moins qu'on
puisse dire — il y a
de jolies
vidéos de ce phare et d'autres sur le Web, mais malheureusement
aucune photo de l'intérieur, ce qui est dommage parce que ça n'a pas
l'air trop visitable et qu'après la lecture de l'article on voudrait
bien voir comment c'est dedans). Et sur les îles, aussi. Résultat,
mon poussinet s'est mis en tête la lubie d'aller une semaine (hors
saison) sur
l'Île de
Sein, j'espère que cette idée va lui passer.
Bon, le truc inutile en pleine mer près d'Oléron, ce n'est pas un
phare, c'est
le fort Boyard,
que nous avons fait une minuscule croisière en mer pour aller regarder
(ainsi très brièvement que l'île d'Aix). S'il y a une chose qui est
impressionnante avec ce phare, c'est bien la longueur et le niveau
hallucinant de détail de
l'article
Wikipédia sur le jeu télévisé qui s'y déroule.
[#] Je suis notoirement
diacopéphobe (c'est comme ça qu'on dit ?), donc c'était un compromis
âprement négocié entre les différentes parties.
[#2] Apparemment c'est
une activité fréquente dans le coin. Ou faut-il maintenant
dire windsurfing ? J'étais tombé un jour dans je ne sais plus
quel journal gratuit sur un article comparant le windsurfing et
le kitesurfing (avec une inteview du champion je-ne-sais-quoi
de l'un de ces deux trucs, qui expliquait la supériorité de son truc
sur l'autre des deux trucs) qui ne prenait même pas la peine
d'expliquer ce que signifiaient au juste ces deux termes hautement
confusants pour le philistin que je suis (un kite
désignant un cerf-volant, à ma connaissance un cerf-volant ça vole
grâce au vent, donc on ne peut pas dire que la distinction saute aux
yeux). Après coup, j'ai plus ou moins compris que
le windsurfing doit être ce qu'un péquenot comme moi appelle la
planche à voile et que le kitesurfing doit être un truc où la
voile est séparée de la planche et prend plus ou moins une gueule de
cerf-volant que le cerfvolantplanchiste tient au bout d'une corde.