David Madore's WebLog: Comment sont définies les frontières d'un pays ?

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(dimanche)

Comment sont définies les frontières d'un pays ?

Je suis occasionnellement le blog cartographique Strange Maps, dont l'intérêt est assez inégal, mais qui a le don pour dénicher de temps en temps des petits bijoux de bizarrerie géographique à faire frémir le Club Contexte, notamment en ce qui concerne les frontières entre pays. Mais une question à laquelle je n'ai jamais eu de réponse (ou en tout cas, de réponse complète satisfaisante, si tant est qu'il y en ait une), c'est : comment au juste sont définies les frontières d'un pays ? Ou plutôt : comment sait-on où elles sont, notamment en cas de dispute (ou avant de savoir s'il y a dispute) ? Et subsidiairement : à quelle précision sont-elles définies (probablement mieux qu'un décamètre et moins bien qu'un millimètre dans tous les cas, mais entre les deux ça doit dépendre de l'endroit dont on parle) ? Quel chemin y a-t-il entre la définition de la frontière et sa réalisation sur le terrain ? Et quelle est l'histoire de ces définitions ?

Dans beaucoup de cas, il doit y avoir un traité qui spécifie assez clairement où la frontière se situe d'après une topographie physique indiscutable (un fleuve, une ligne de crête, une ligne de partage des eaux, etc.) ou d'après une construction géométrique assez claire (un parallèle, éventuellement un méridien, la droite reliant deux points comme des points culminants, que sais-je encore). C'est un cas favorable : même si ce n'est pas forcément évident de réaliser la ligne, et si la géographie physique peut changer en entraînant des disputes (par exemple, le Rio Grande a connu des petites variations de cours, causant des disputes entre les États-Unis et le Mexique), on conçoit assez bien que la frontière soit bien définie. Dans beaucoup d'autres cas, il doit y avoir une tradition très ancienne dans une région assez peuplée qui fait que chacun sait s'il habite dans tel ou tel pays, que la frontière passe entre tel et tel village au bout de tel champ ou le long de tel sentier, les cartographes ont pu consigner cette tradition dans des cartes assez précises, on imagine que cela ne cause guère de problèmes.

Mais quand je me promène dans la montagne aux alentours de Métabief dans le Jura (où la famille de ma mère a un appartement de vacances), on peut voir la frontière Franco-Suisse qui passe au milieu de nulle part, matérialisée par des vagues peintures sur des rochers ou des petits tas de cailloux : qu'est-ce qui me dit que ces marques sont au bon endroit, et que la frontière est bien censée passer précisément là — comment cela s'est-elle retrouvée passer là plutôt qu'ailleurs ? Est-elle vraiment définie à une fraction de mètre près ? Des gens sont-ils passés avec des GPS pour relever chaque point anguleux, et est-on sûr qu'un petit facétieux n'a pas déplacé les marques ?

(Je pose toutes ces questions pour les frontières entre pays, mais on pourrait aussi les poser pour les limites administratives à l'intérieur d'un pays. La situation est moins grave parce qu'il y a, en principe, des cours de justice pour arbitrer quand les régions administrées ne sont pas d'accord sur leurs limites, mais la question de comment ces frontières sont définies et connues de l'administration mérite quand même d'être posée. Et ce n'est pas une question déconnectée des frontières internationales, puisqu'il est arrivé plus d'une fois que des frontières internes à un pays deviennent des frontières internationales plus tard.)

Il est toujours étonnant qu'on arrive à se retrouver avec des situations où les frontières font des choses tout à fait bizarres, comme des oscillations incompréhensibles, des replis formant des presqu'enclaves, des points doubles (quand la frontière se recroise elle-même, c'est-à-dire qu'on a une enclave attachée par un unique point), ou carrément des enclaves (ou exclaves, selon le point de vue : des petits bouts isolés d'un territoire dans un autre), voire des contre-enclaves ou enclaves d'ordre deux (une enclave dans une enclave).

Parmi les bizarreries frontalières bien connues, rien qu'en Europe, il y a le triangle du Moresnet (évoqué ici sur Strange Maps), un minuscule territoire de 3.5km² à la frontière entre l'Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique (à quelques kilomètres d'Aachen, et en gros au point culminant des Pays-Bas, ici sur Google maps) qui fut peut-être, entre 1908 et la première guerre mondiale, un état indépendant, le seul pays du monde ayant jamais eu l'esperanto comme langue officielle. Là au moins l'histoire est assez claire : le territoire fut explicitement laissé neutre pour des raisons diplomatiques entre les Pays-Bas et la Prusse. À une centaine de kilomètres de là, on a la ville belge de Baarle-Hertog aux Pays-Bas (évoqué ici sur Strange Maps, ici sur Google maps), une ville qui fait partie d'un système compliqué d'enclaves de la Belgique dans les Pays-Bas résultant d'une histoire tout aussi compliquée entre les Sieurs de Breda et les Ducs de Brabant entérinée par le traité de Maastricht de 1843. C'est un des rares endroits du monde où on trouve des contre-enclaves : il y a des petits bouts de Hollande dans une ville belge qui se trouve en Hollande[#]. Il y a aussi, pour parler d'une situation plus conflictuelle, la Transnistrie (ici sur Strange Maps, ici sur Google maps), un état fantoche, reconnu par aucun autre pays au monde (pas même la Russie qu'elle utilise comme base) entre la Moldavie et l'Ukraine, parce que la frontière ouest de l'Ukraine, on ne sait pas pourquoi, est située strictement à l'est du Dniestr, ce qui laisse la place pour cette écharde de territoire, officiellement partie de la Moldavie, mais en pratique à peu près indépendant.

Mais les frontières du monde que le Club Contexte préfère, ce sont peut-être sans doute celles de l'Inde avec le Pakistan et le Bangladesh (créés comme Pakistan occental et oriental). L'histoire est intéressante : alors qu'un Gandhi tout malheureux venait de concéder (ce qui lui vaudrait plus tard d'être assassiné…) à Jinnah de séparer l'Inde et le Pakistan, et alors que les Anglais voulaient partir de là au plus vite, un avocat anglais Sir Cyril Radcliffe reçut la tâche complètement ingrate de tracer la frontière entre les deux pays pour ce qui est des régions soumises directement à l'administration britannique, en pratique le Penjab et le Bengale. Il n'eut pas un travail facile, c'est le moins qu'on puisse dire : il ne connaissait rien à l'Inde (c'était un « gage d'indépendance »), il devait finir en un mois entre le 8 juillet et le 13 août 1947 (et le vice-roi ne cessait de le presser), il était censé présider depuis New Delhi deux commissions (une pour le Penjab et une pour le Bengale) qui se réunissaient à plus de mille kilomètres l'une de l'autre (!), les autres membres de chaque commission (deux non-musulmans et deux musulmans) censés assister Radcliffe refusaient de se parler (et même quand ils se parlaient, cela ne servait à rien puisqu'ils étaient en désaccord sur tout), les cartes et les données de recensement étaient mauvaises et il n'y avait pas de temps pour en établir de meilleures ni même pour visiter le terrain, et Radcliffe avait l'angoisse que tout mouvement de son crayon ferait souffrir des milliers de gens (et il avait aussi l'angoisse d'être assassiné). Avec tout cela, on s'étonne que quelque chose ait pu être fait ! Mountbatten présenta la copie à Jawaharlal Nehru et Sardar Patel pour l'Inde, et à Liaqat Ali Khan et Fazal-ur-Rahman pour le Pakistan, le lendemain de l'indépendance : qui s'engueulèrent copieusement, et accusèrent l'avocat anglais d'avoir trahi sa mission (au sujet des Chittagong Hill Tracts, des districts de Darjeeling et Jalpaiguri et des Sikhs du Penjab) ; elle fut rendue publique le surlendemain : des villages qui avaient levé le drapeau pakistanais apprirent qu'ils étaient en Inde, et vice versa. Quelque chose comme quinze millions de personnes prirent les routes, et il y eut entre cinq cents mille et un millions de morts (ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu'il eût été possible de tous les éviter). Radcliffe, qui savait dès le début que tout le monde le détesterait, refusa le salaire important qui devait récompenser ses efforts ; le poète anglais devenu américain Wystan Hugh Auden écrivit un poème, The Partition, en son honneur. Mais le tracé de la ligne n'était pas tout : la mettre en œuvre ne fut pas facile non plus, pour les états nouvellement indépendants de l'Inde et du Pakistan, et je n'ose pas trop imaginer avec quelle précision et comment elle est définie sur le terrain. (Par contre, il y a une jolie cérémonie à regarder à Wagah.)

Ceci ne concerne que les régions soumises directement à l'administration britannique : les états princiers, censément indépendants, avaient le choix entre accéder à l'Inde ou au Pakistan, ou rester indépendants ; on sait que le Mahārājaḥ du Jammu-et-Cachemire (souverain hindou d'un état à majorité pakistanaise) choisit de rester indépendant puis, quelques mois plus tard, de rejoindre l'Inde, et on sait quelles disputes cela provoqua.

Mais le plus amusant, pour ce qui est des frontières, n'est pas de la faute de Radcliffe : c'est la situation résultant des petits jeux de guerre entre le Rājaḥ de Cooch Behar et le Nawab de Rangpur (au Bengale), au début du XVIIIe siècle. La principauté de Cooch Behar devint un des états princiers de l'Inde dominée par les britanniques. Au moment de l'indépendance, le Rājaḥ de Cooch Behar ne signifiant pas à l'avance s'il accéderait à l'Inde ou au Pakistan, Radcliffe attribua au Pakistan les districts britanniques adjacents (pour éviter de consituter d'énormes enclaves indiennes au Pakistan si Cooch Behar devenait pakistanais). Comme finalement le prince choisit d'accéder à l'Union indienne, il apporta avec lui les frontières invraisemblables que Cooch Behar avait reçues de l'histoire. Il y a donc environ 130 enclaves de l'Inde dans le Bangladesh et environ 95 du Bangladesh dans l'Inde, représentant au total 85km² et 50km² respectivement, et la taille allant de 25km² pour la plus grosse à 50m² pour la plus petite ; et il y a plusieurs contre-enclaves et une contre-contre-enclave (la seule au monde), c'est-à-dire une minuscule enclave indienne (700m²) dans une petite enclave bangladeshi (0.5km²) dans la plus grosse enclave indienne au Bangladesh (25km²). Enfin, tout cela est amusant pour les geeks, mais pour les dizaines de milliers de personnes qui habitent là-bas, surtout dans les plus grosses enclaves, ça ne l'est pas trop : les pays (l'Inde contre le Pakistan puis contre le Bangladesh) jouent à un jeu de pouvoir sur ces frontières, n'arrivant pas à se mettre d'accord sur la façon d'échanger les enclaves, et parfois même pas sur une autorisation des habitants à franchir les frontières, et il y a évidemment des endroits où aucune police ne fait régner l'ordre, avec un résultat catastrophique. Pour en savoir plus sur ces enclaves, voyez ce post de Strange Maps, cet article de Time, cet article de Wikipédia, et surtout, si vous voulez connaître tous tous tous les détails ce rapport de Brendan Whyte, Waiting for the Esquimo: an historical and documentary study of the Cooch Behar enclaves of India and Bangladesh (519 pages, quand même…).

Mise à jour () : Il semble que l'Inde et le Bangladesh vont enfin signer un accord d'échange de territoires pour supprimer ces enclaves.

[#] J'en profite pour signaler une facétie de Google street view : il est apparemment activé, dans le coin, en Hollande (à Baarle-Nassau) mais pas en Belgique (à Baarle-Hertog), peut-être pour des raisons légales ; ce qui conduit au fait qu'on peut explorer cette minuscule contre-enclave hollandaise constituée d'un seul coin de rue : Google street view vous empêche de sortir dans l'enclave belge. Inversement, dans ce coin, vous n'avez pas le droit d'entrer dans une petite enclave belge.

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