David Madore's WebLog: 2024-07

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en juillet 2024 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in July 2024: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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(vendredi)

Quelques points de droit français

Avant-propos (pourquoi ce billet ?)

Je me suis souvent dit qu'il fallait que quelqu'un se dévouât pour écrire un livre qui s'appellerait quelque chose comme Le droit français expliqué aux scientifiques (ou peut-être …aux geeks) et qui tenterait de combler le fossé culturel qui peut séparer les juristes et les gens comme moi plus habitués à la logique mathématique, au raisonnement scientifique et à l'écriture de code informatique.

Car si ces choses présentent une certaine ressemblance avec la manière de penser des spécialistes du droit (la tendance desquels au formalisme pointilleux et au coupage de cheveux en quatre ne peut pas ne pas intéresser le féru de logique formelle que je suis), il y a aussi d'importantes différences (à commencer par le fait que le droit ne se laisse pas complètement codifier sous forme de symboles (voire, rechigne carrément à l'utilisation de symboles), mais surtout n'admet pas vraiment les mêmes formes de déduction que les mathématiques, et utilise des termes parfois en conflit avec la terminologie scientifique). Disons que le droit a sa propre logique, à la fois analogue et pourtant parfois en désaccord irritant avec la logique mathématique ou scientifique. Ce qui peut donner au scientifique l'envie de s'y intéresser (j'ai d'ailleurs déjà mentionné sur ce blog mon intérêt pour le droit constitutionnel ; et ce fragment littéraire devrait illustrer mon intérêt pour certaines formes de procédure), si ce n'est simplement pour son importance pratique, mais ce qui peut aussi provoquer chez lui un grand énervement.

Les ouvrages spécialisés de droit qu'on trouve en librairies (et qui ont indiscutablement certaines qualités, par exemple celle d'avoir un plan extrêmement bien structuré) ne s'adressent pas à nous autres scientifiques, et ne vont pas répondre aux questions que nous nous posons naturellement quand on nous dit telle ou telle chose, questions qui sont sans doute assez différentes de celles que doivent se poser (outre il y aura ça à l'examen ?) les étudiants en droit à qui ces ouvrages s'adressent, et à plus forte raison de celles des praticiens du droit. Surtout que, quiconque a un peu fréquenté ce blog sait que non seulement j'ai sur beaucoup de choses un point de vue de scientifique mais j'en ai aussi un de théoricien (pour ne pas utiliser un terme plus salace). Quant aux ouvrages de vulgarisation du droit destinés au grand public, ils n'ont essentiellement aucun intérêt pour qui s'intéresse, justement, à la théorie.

Il y a naturellement d'autres ressources intéressantes qu'on peut trouver çà et là, notamment en ligne : Wikipédia évidemment (très précieux sur certains sujets, complètement incohérent sur d'autres), certains blogs de juristes (je pense notamment à Verfassungsblog pour le droit constitutionnel/politique comparé et Jus politicum pour son analogue français), divers sites institutionnels (par exemple les cahiers du Conseil constitutionnel), mais mentionnons aussi ce très précieux Guide de légistique (qui est une documentation interne utilisée par les services gouvernementaux qui rédigent les lois et le règlement, et qui regorge d'informations intéressantes sur les procédures et l'art d'écrire le droit). Il y a aussi des informations étonnamment claires et précises concernant certaines questions de droit administratif sur le site de la CFDT Fonctions Publiques (par exemple ici et ), et ne négligeons pas la Grande Bibliothèque du Droit du Barreau de Paris (c'est une sorte de Wiki interne du Barreau), et ce cours de droit en ligne dont la qualité des fiches est cependant très inégale. Mais tout ça part, évidemment, un peu dans tous les sens.

Pour ma part, je commence à avoir lu[#] un bon petit paquet de livres de droit (public et privé), ainsi qu'un petit nombre d'articles de recherche[#2]. Et d'ailleurs aussi de droit comparé et d'histoire du droit, parce que je suis aussi intéressé par la question de la manière dont ces règles bizarres et parfois absurdes apparaissent. Je ne dirais certainement pas que je m'y connais (ne serait-ce que parce que j'ai choisi les sujets juridiques qui suscitent ma curiosité intellectuelle, sans aucune visée à la cohérence ou complétude de mes connaissances, encore moins à une quelconque application pratique ; et par ailleurs je suis loin d'avoir retenu tout ce que j'ai lu dans, disons, le Chapus, parce que je n'ai pris aucune note, n'ayant aucun concours ni examen à présenter sur le sujet), mais disons que j'ai fini par avoir une idée sur la manière dont fonctionnent certains des éléments qui me semblaient initialement complètement abscons.

[#] Oui, je suis du genre à laisser traîner dans mes toilettes des livres comme Droit constitutionnel et institutions politiques de Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, ou Les institutions de l'Union européenne d'Yves Doutriaux ou encore le Droit pénal comparé de Jean Pradel, ou enfin Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse (pour ne citer que quelques uns), et en lire quelques pages à chaque fois que je fais ma besogne. Ce qui est bien avec ce genre de livres, c'est que contrairement aux romans, ils se lisent très bien de façon hachée.

[#2] En profitant parfois des abonnements qui me sont disponibles par mon appartenance, ou mon ancienne appartenance à des institutions académiques qui ne sont pourtant pas spécialisées en droit.

Je n'aurais donc pas la prétention de pouvoir écrire Le droit français expliqué aux scientifiques que je réclame de mes vœux, mais je pense quand même pouvoir apporter quelques éléments explicatifs sur quelques points du droit français.

L'objet de ce billet est donc d'expliquer certains éléments de droit français à destination des gens qui n'y connaissent rien mais qui ont un peu le même genre de façon de penser[#3] que moi. Mais en même temps il s'agit d'exprimer mon incompréhension quant à d'autres points que je n'ai pas compris, ou de poser des questions à leur propos, dans l'espoir que quelqu'un puisse y répondre. Et, comme je n'ai pas pu m'en empêcher, il s'agit enfin d'en profiter pour râler sur la manière dont certaines choses sont faites, pensées ou simplement présentées en droit français : râler que ceci est illogique, râler que ceci est injuste, râler que ceci tout simplement stupide, je me permets librement de critiquer, d'abord parce que râler est une de mes activités préférées, mais aussi parce que, dans une démocratie, le droit est censé être au service des citoyens et la justice est rendue au nom du peuple français, donc il est normal de critiquer ce qui semble critiquable.

[#3] Cette façon de penser est peut-être représentée par le jeu Nomic qui consiste, essentiellement, à créer un système juridique, et à le modifier ensuite en recherchant une façon d'en exploiter les failles.

Je mélange librement, donc, explications, interrogations et critiques. J'espère que la tournure des phrases permettra aisément de savoir dans quel cas de figure on est.

Mais bien sûr, même dans les passages qui se veulent explicatifs, outre que j'ai délibérément simplifié des choses (comme je le fais quand j'écris de la vulgarisation mathématique : c'est tout un art de glisser de la poussière sous le tapis en essayant de ne rien dire de vraiment faux), il se peut toujours que j'aie mal compris certaines choses (je ne fais, après tout, que redire à ma façon ce que j'ai lu dans des sources variées et que ma mémoire restitue avec les imperfections inévitables d'un cerveau de matheux qui lit un sujet qui ne lui est pas familier). Bref, il se peut que je me trompe sur certains (ou même beaucoup) de points que je vais raconter, et j'entends bien qu'on me corrige.

Table des matières

Les textes

Le droit écrit

La première chose à dire sur le droit (français, mais évidemment pas seulement français), c'est qu'il est, et c'est bien heureux, largement écrit. C'est-à-dire qu'il existe des textes juridiques normatifs (Constitution, lois, décrets…), que chacun peut lire, qui définissent des règles du droit : pas toutes les règles du droit mais de grandes parties du droit.

Écrit est dit ici par opposition à d'autres formes que peuvent prendre la règle de droit : coutumière, traditionnelle, orale, jurisprudentielle (termes qui se recouvrent en partie, mais pas complètement, et qui jouent aussi un rôle en droit français comme je le dirai plus bas).

Chacun de ces textes est pris (c'est-à-dire écrit et conféré d'une force juridique) par une institution dotée d'une certaine autorité et selon certaines règles (qui elles-mêmes devraient être régies par des textes normatifs), autorité qui peut ensuite, éventuellement, le modifier, là aussi selon certaines règles, ou bien lui faire perdre sa force.

Lorsque le texte a effectivement force juridique, on dit qu'il est en vigueur, et quand il la perd, on dit qu'il est abrogé ; je reviendrai plus bas sur la question des modifications et de la forme qu'elles prennent. Généralement, les textes sont divisés en articles, numérotés de manière un peu folklorique (je vais y revenir), et parfois, quand le texte est long, il y a aussi un plan (avec des divisions imbriquées typiquement nommées, par ordre de taille décroissante : partie, livre, titre, chapitre, section, sous-section et paragraphe ; leur numérotation est indépendante de celle des articles). On appelle légistique la discipline qui se préoccupe de l'art de rédiger les lois ou autres textes normatifs (comment les écrire, les désigner, les numéroter en interne, les modifier) : c'est une discipline distincte du droit mais qui interagit forcément avec elle (un peu comme la typographie interagit avec la linguistique), et je vais être amené à en reparler.

Les textes normatifs qui font l'ossature du droit français appartiennent à un certain nombre de types, ce qui conduit déjà à tenter de dresser une typologie, dont on verra aussi qu'elle constitue une forme de hiérarchie.

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(vendredi)

Introduction aux mathématiques constructives : 2. entiers naturels et principes d'omniscience

Je continue ma série d'introduction aux mathématiques constructives en parlant d'entiers naturels, de suites et de « principes d'omniscience ». Ce billet est la continuation de celui-ci, qu'il n'est pas forcément nécessaire d'avoir intégralement lu mais auquel je renvoie au moins pour l'avant-propos expliquant de quoi il est question (je renvoie aussi à ce billet plus ancien pour une explication générale et historique à ce que sont les maths constructives).

Table des matières

L'ensemble ℕ des entiers naturels, et diverses formes de récurrence

Comme en maths classiques, il y a plusieurs approches fondationnelles pour faire apparaître l'ensemble des entiers naturels, mais il faut forcément postuler quelque chose (au moins l'existence d'une sorte d'ensemble infini) ; si on aime le point de vue ensembliste, pourra identifier, comme proposé par von Neumann, 0 avec ∅, 1 avec {0}={∅}, 2 avec {0,1}={∅,{∅}}, 3 avec {0,1,2}, etc., mais il est sans doute préférable de traiter les entiers naturels comme « atomiques » : je n'ai pas envie de rentrer dans ces considérations-là. Toujours est-il que, d'une manière ou d'une autre, on va vouloir postuler ou démontrer que :

Il existe un ensemble noté ℕ et appelé ensemble des entiers naturels, muni d'un élément 0∈ℕ (appelé zéro) et d'une fonction S:ℕ→ℕ (la fonction successeur), vérifiant le principe de récurrence :

‣ Si E est un ensemble quelconque, eE un élément et f:EE une fonction, alors il existe une unique u:ℕ→E telle que u(0) = e et uS = fu (c'est-à-dire u(S(n)) = f(u(n)) pour tout n∈ℕ).

On dit alors que u est construite par récurrence par itération de f à partir de la valeur initiale e. (Concrètement, u(0)=e, u(1)=f(e), u(2)=f(f(e)) et ainsi de suite.)

Comme en maths classiques, il existe toutes sortes de variations autour de ce principe de récurrence. Celui que je viens d'énoncer est un principe de récurrence « catégorique » ou « universel » (parce qu'on peut le décrire de façon savante en théorie des catégories) ; mais on peut en déduire d'autres principes peut-être plus familiers, comme les suivants (ce que je raconte ci-dessous n'est pas spécialement liée aux maths constructives, mais comme je me suis un peu gratté la tête pour retrouver comment les obtenir, autant prendre la peine d'écrire ces preuves explicitement) :

  • Récurrence avec paramètre : si E est un ensemble quelconque, eE un élément et g:ℕ×EE une fonction, alors il existe une unique u:ℕ→E telle que u(0) = e et u(S(n)) = g(n,u(n)) pour tout n∈ℕ.

    Autrement dit, dans une définition par récurrence, on a le droit d'utiliser l'indice n du terme défini et pas juste la valeur du terme précédent.

    (Pour le démontrer à partir du principe de récurrence tel que je l'ai énoncé plus haut, il suffit d'appliquer ce dernier à l'ensemble ℕ×E avec la valeur initiale (0,e) et f(n,v) = (S(n),g(n,v)) : la première coordonnée du U:ℕ→ℕ×E ainsi obtenu est forcément l'identité d'après l'unicité dans le principe de récurrence sans paramètres, et la condition sur la seconde coordonnée est exactement la condition de la récurrence avec paramètre. ∎)

  • Récurrence sur les propriétés : si P⊆ℕ est une partie de ℕ telle que 0∈P et ∀n∈ℕ.(nPS(n)∈P), alors en fait P=ℕ.

    Autrement dit, si une propriété est vraie en 0 et est vraie en S(n) à chaque fois qu'elle est vraie en n, alors elle est vraie en tout n∈ℕ.

    Démonstration à partir des points précédents : Déjà, on peut déjà remplacer P⊆ℕ par sa fonction indicatrice p:ℕ→Ω, qui vérifie du coup p(0)=⊤ et ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))), et le but est de montrer que p vaut constamment ⊤.

    Si à la place de ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))) on avait fait l'hypothèse ∀n∈ℕ.(p(n) ⇔ p(S(n))), c'est-à-dire ∀n∈ℕ.(p(S(n))=p(n)) ce serait facile puisque c'est une relation de récurrence sur la fonction p qui est aussi vérifiée par la fonction constamment égale à ⊤, donc l'unicité dans le principe de récurrence, appliqué à E=Ω, e=⊤ et f=idΩ montre que p(n)=⊤ pour tout n.

    Mais comme on a seulement fait l'hypothèse ∀n∈ℕ.(p(n) ⇒ p(S(n))), il faut s'y ramener. Voici une possibilité (il y a peut-être plus simple, je ne sais pas) : on définit q:ℕ→Ω par récurrence par q(0)=⊤ et q(S(n)) = p(n)∧q(n) (ceci utilise la récurrence avec paramètre : E=Ω, e=⊤ et g(n,v) = p(n)∧v dans la notation du point précédent), et on définit aussi r(n) = p(n)∧q(n). Alors r(n) = p(n)∧q(n) = q(S(n)) par définition, et comme p(n) implique p(S(n)) (c'est notre hypothèse), on voit que r(n) implique p(S(n))∧q(S(n)), c'est-à-dire précisément r(S(n)) ; or réciproquement, r(S(n)) signifie p(S(n))∧q(S(n)), ce qui implique notamment q(S(n)), qui est égal à r(n) ; bref, on a montré ∀n∈ℕ.(r(n) ⇔ r(S(n))). Par ce qui vient d'être dit (paragraphe précédent), on voit que r(n) est vrai pour tout n, c'est-à-dire que p(n)∧q(n) l'est, et notamment p(n) est vrai pour tout n. ∎

On peut alors démontrer la proposition fondamentale suivante :

Proposition : tout entier naturel n est soit égal à 0 soit est le successeur d'un entier naturel m (c'est-à-dire n=S(m)) ; de plus, ces deux cas sont exclusifs (c'est-à-dire que zéro n'est pas le successeur d'un entier naturel) et le m dans le deuxième cas est unique (c'est-à-dire que la fonction S est injective).

Démonstration : On va observer successivement les points suivants :

‣ ① Tout entier naturel est soit 0 soit de la forme S(m) (autrement dit, ∀n∈ℕ.(n=0 ∨ ∃m∈ℕ.(n=S(m)))).

Ce point ① se démontre par une récurrence triviale sur n : la propriété que je viens de dire est trivialement vraie en 0 et trivialement vraie en S(m) si elle l'est en m (on n'a même pas besoin d'utiliser l'hypothèse de récurrence !).

Il reste à expliquer que la disjonction est exclusive et que le m est unique.

À cet effet, notons ℕ⊎{⬥} la réunion disjointe de ℕ et d'un singleton dont l'élément sera noté ‘⬥’.

Alors il existe une (unique) fonction D : ℕ → ℕ⊎{⬥} telle que D(0)=⬥ et D(S(n))=n pour tout n∈ℕ. En effet, je viens d'en donner une définition par récurrence avec paramètres (et j'ai expliqué plus haut pourquoi une telle définition est légitime).

Considérons dans l'autre sens la fonction S′ : ℕ⊎{⬥} → ℕ définie par S′(⬥)=0 et S′(n)=S(n) si n∈ℕ : cette définition est légitime par les propriétés générales des unions disjointes (définir une fonction sur XY revient à la définir sur X et sur Y séparément).

‣ ② Les fonctions D : ℕ → ℕ⊎{⬥} et S′ : ℕ⊎{⬥} → ℕ qui viennent d'être définies sont des bijections réciproques entre ℕ et ℕ⊎{⬥}.

En effet le fait que DS′=idℕ⊎{⬥} est immédiat sur les définitions, et le fait que S′∘D=id se vérifie séparément pour 0 et pour S(m), ce qui, d'après le point ①, suffit à conclure.

‣ ③ La fonction S est injective : ∀m₁∈ℕ.∀m₂∈ℕ.((S(m₁)=S(m₂))⇒(m₁=m₂)).

Ceci découle du point ② : si S(m₁)=S(m₂) alors D(S(m₁))=D(S(m₂)), c'est-à-dire m₁=m₂. (On, si on préfère : S est la restriction à ℕ de la fonction S′ qui est bijective donc injective, donc S elle-même est injective.)

‣ ④ L'élément 0 de ℕ n'est pas de la forme S(m) (i.e., ¬∃m∈ℕ.(0=S(m)), donc la disjonction au point ① est exclusive).

En effet, si S(m)=0 alors D(S(m))=D(0), c'est-à-dire m=⬥, contredisant le fait que la réunion ℕ⊎{⬥} a été prise disjointe.

Ceci conclut tout ce qui devait être démontré. ∎

Je répète que tout ceci n'a pas vraiment de rapport avec les maths constructives : il s'agissait ici de démontrer les axiomes de Peano (qui sont, en gros, les points ③ et ④ de la démonstration ci-dessus, ainsi que la récurrence sur les propriétés telles qu'énoncée plus haut) à partir du principe de récurrence « catégorique » que j'ai postulé. En arithmétique du premier ordre, ce sont ces axiomes de Peano qu'on va postuler, mais ici je travaille librement avec des ensembles, et c'est quand même important de savoir qu'on peut — et de façon complètement constructive — démontrer les axiomes de Peano dans le contexte où je me suis placé. Mais tout ce qui vient d'être écrit n'est quand même pas complètement hors sujet pour un billet sur les maths constructives, parce que j'ai notamment prouvé que pour tout entier naturel n on a n=0 ∨ ¬(n=0) (vu que j'ai prouvé n=0 ∨ ∃m∈ℕ.(n=S(m)) et que ¬(S(m) = 0)), ce qui est l'ingrédient essentiel pour pouvoir dire que ℕ est discret, cf. ci-dessous.

On peut ensuite dérouler les définitions et sorites habituels sur les entiers naturels. L'addition ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦m+n est définie par récurrence sur n par m+0=m et m+S(n)=S(m+n) ; la multiplication ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦m×n est définie par récurrence sur n par m×0=0 et m×(S(n))=(m×n)+m (et on pose 1:=S(0), ce qui ne doit pas causer de confusion avec la notation pour un singleton, avec lequel on peut d'ailleurs choisir d'identifier 1 si on travaille sur des fondements ensemblistes) ; l'exponentiation ℕ×ℕ→ℕ, (m,n)↦mn est définie par récurrence sur n par m↑0=1 et m↑(S(n))=(mnm ; et l'ordre large (≤) ⊆ ℕ×ℕ (qu'on peut préférer voir comme sa fonction indicatrice ℕ×ℕ→Ω) par mn ssi il existe k tel que n=m+k (et on définit nm comme synonyme de mn, et m<n ou n>m comme synonyme de S(m)≤n disons).

Comme je l'avais évoqué dans un bout d'une entrée précédente sur le sujet, « la plupart » des résultats arithmétiques du premier ordre (i.e., ne parlant que d'entiers naturels, pas de fonctions ou de parties des entiers naturels) valables en maths classiques restent valables en maths constructives. Par exemple :

  • l'addition est associative et commutative et 0 est neutre pour elle, la multiplication est associative et commutative et 1 est neutre pour elle, la multiplication est distributive sur l'addition, l'exponentiation vérifie les règles de calcul dont on a l'habitude ;
  • l'ordre est total et se comporte comme on s'y attend venant des maths classiques : si m,n∈ℕ alors mn ou mn, et en fait on a exactement une des trois affirmations m<n ou m=n ou m>n, on a mn si et seulement si m<n ou m=n, on a mn si et seulement si ¬(m<n), on a m<n si et seulement si ¬(mn) ;
  • l'ordre est compatible avec les opérations au sens où par exemple mn et m′≤n′ impliquent m+m′≤n+n′ et m×m′≤n×n′ ;
  • la division euclidienne, la définition des nombres premiers, l'existence et l'unicité de la décomposition en facteurs premiers, tout ça fonctionne essentiellement comme en maths classiques (je ne rentre pas dans les détails).

J'insiste notamment sur le fait que pour m,n entiers naturels, on a (m=n)∨¬(m=n) : c'est-à-dire que ℕ est discret comme défini précédemment. Il est donc légitime d'écrire mn pour ¬(m=n).

Il n'est donc pas abusé de dire que l'arithmétique du premier ordre voit « très peu de différences » entre les maths constructives et les maths classiques. Il y a la même ressemblance pour toute la théorie des structures finies (groupes finis, graphes finis, ce genre de choses), quand on définit fini comme en bijection avec {1,…,n} pour un certain n∈ℕ, ce que j'expliquerai après ; c'est-à-dire dès lors que la structure peut se « coder » comme entiers naturels et donc se représenter en arithmétique du premier ordre : intuitivement, l'explication est que les énoncés décidables par énumération de tous les cas ne peuvent pas se comporter différemment en maths constructives des maths classiques.

J'écris la plupart des résultats et très peu de différences entre guillemet, parce que même en arithmétique du premier ordre, il n'est pas correct que tout énoncé démontrable classiquement est démontrable constructivement. Le résultat technique précis, que j'avais déjà évoqué en passant dans un billet précédent, est que tout énoncé arithmétique Π₂ démontrable dans l'arithmétique de Peano est démontrable dans l'arithmétique de Heyting [la théorie donnée en logique intuitionniste par les axiomes de Peano du premier ordre usuels] : ici, Π₂ signifie qu'il est quantifié de la forme ∀∃, c'est-à-dire une succession de quantificateurs universels devant une succession de quantificateurs existentiels, tous portant sur des entiers naturels, devant un énoncé à quantificateurs bornés (donc, en pratique, finiment testable). Pour trouver des affirmations du premier ordre sur les entiers naturels intéressantes qui sont démontrables classiquement mais pas constructivement, il faut se gratter un peu la tête, mais c'est possible. Je pense que la plus simple est toute machine de Turing soit termine soit ne termine pas (ce qui est classiquement trivial mais pas démontrable en arithmétique de Heyting) ; bien sûr, formaliser ceci exige de définir au préalable (arithmétiquement au premier ordre) la notion de machine de Turing. J'avais plus ou moins expliqué ce fait dans ce billet passé. (On peut même donner des machines de Turing précises et explicites dont on ne peut pas montrer constructivement qu'elles terminent ou ne terminent pas, mais ceci exigerait d'être plus précis que je ne l'ai été sur les fondements que j'ai utilisés, parce qu'en gros il s'agira de la machine de Turing qui recherche une contradiction dans les fondements en question.)

Néanmoins, cette ressemblance entre maths classiques et maths constructives vaut pour l'arithmétique du premier ordre, i.e., tant qu'on ne parle (et surtout, ne quantifie sur) que des entiers naturels. Dès qu'il est question de suites (cf. plus bas) ou surtout d'ensembles d'entiers naturels, les différences entre maths classiques et constructives apparaissent clairement.

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(lundi)

Quelques remarques sur les modes de scrutin

Les élections en France[#] font l'objet d'une forme de ritualisation qui me fait penser à la consultation de l'Oracle de Delphes : après des incantations propitiatoires d'usage, on interroge le Peuple Souverain, qui s'exprime, comme la Pythie, de façon totalement absconse, et ensuite chacun interprète la réponse de la manière qui l'arrange, c'est-à-dire en expliquant que le Peuple Souverain l'a adoubé pour exercer le pouvoir, ou bien que les adversaires sont Trop Méchants et ont faussé le jeu par leurs viles manœuvres politiciennes. (Cela ne se fait pas, en revanche, de dire que les électeurs sont des cons, ce que pourtant bon nombre de politiciens doivent penser en leur for intérieur.)

[#] Pas seulement en France, bien sûr : je suppose que c'est le cas dans n'importe quelle démocratie où aucun parti n'est hégémonique et où une alternance est effectivement possible au sens où l'issue d'un scrutin fait peser une incertitude significative sur comment et par qui le pays sera dirigé.

Et au milieu de ça, il y a occasionnellement une petite musique qui se fait entendre selon laquelle on devrait changer de mode de scrutin, parce que le mode actuel est injuste ou souffre de tel ou tel défaut. Ceci m'amène à faire les remarques et réflexions (pas très profondes) suivantes sur les modes de scrutin et l'opportunité de réformer ceux qui sont utilisés en France.

  1. Oui, les modes de scrutin utilisés en France, au moins dans les élections présidentielle et législatives, sont assez pourris. Ce ne sont pas le pire (le pire est sans doute celui utilisé aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni ou ailleurs, dans lequel on fait un seul tour de scrutin et on donne le poste à la personne arrivée en tête : c'est le plus simple, et c'est aussi le plus épouvantable qui soit formellement démocratique), mais peut-être que justement parce que ce ne sont pas le pire il est plus facile de ne pas faire attention à leurs défauts.

    Notamment, le fait de voter par circonscriptions indépendantes lors des législatives fait que la composition de l'assemblée élue s'écarte typiquement beaucoup d'une représentation proportionnelle (i.e., le nombre de sièges reçus au parlement par les différents partis n'est pas dans les proportions où on a voté pour eux) ; et le mode de scrutin uninominal à deux tours ne permet pas d'exprimer des préférences ordinales et ne vérifie généralement pas le critère de Condorcet (qui demande que si un candidat est préféré par une majorité des électeurs à tout autre candidat alors ce candidat sera forcément élu).

  2. Néanmoins, il faut immédiatement préciser qu'aucun mode de scrutin n'est idéal.

    Il y a des théorèmes mathématiques précis à ce sujet (celui d'Arrow, celui de Gibbard-Satterthwaite, celui de Duggan-Schwartz, celui de Chichilnisky-Heal, et sans doute plein dont je n'ai jamais entendu parler).

    Mais en fait, ce n'est pas clair que ces théorèmes soient vraiment pertinents ici : ils reposent généralement sur une variante ou une autre du paradoxe de Condorcet (à savoir : même si les préférences de chaque électeur sont cohérentes, il est possible qu'une majorité d'électeurs préfère A à B, qu'une majorité d'électeurs préfère B à C et qu'une majorité d'électeurs préfère C à A, ce qui posera manifestement un problème sérieux à tout mode de scrutin), or je ne suis pas sûr qu'il existe beaucoup de situations réelles du monde réel où le paradoxe de Condorcet apparaisse dans les préférences de l'électorat (en tout cas, je n'en vois pas dans le fond du débat politique français actuel ; mais n'hésitez pas à me détromper en commentaire).

  3. Le problème dans le monde réel et non mathématique est plutôt qu'on ne sait pas très bien ce qu'on attend d'un mécanisme de vote, et les choses qu'on attend (par exemple, la lisibilité des résultats) sont assez difficilement réductibles à une formalisation mathématique, voire carrément mal définies, ou bien ne dépendent pas tant du mode de scrutin que de tout le contexte politique, la pratique des institutions, etc., et à un niveau encore plus large, de la psychologie des votants, de la sociologie de l'électorat, du système médiatique, etc.

    Notamment, attendre d'un mode de scrutin qu'il rende le résultat de l'élection facile à comprendre et à interpréter est certainement naïf.

    Après tout, même s'agissant du type de scrutin le plus simple possible, c'est-à-dire un referendum dont les seules réponses possibles sont oui et non, les commentateurs arriveront à se disputer sur ce que le Peuple Souverain a voulu dire en choisissant l'un ou l'autre, parce que, justement, une seule réponse binaire n'apporte pas les éléments d'information nécessaire pour comprendre et interpréter la réponse. Les électeurs votent pour mille et une raisons, veulent exprimer mille et une choses différentes, utilisent leur droit de vote comme ils le peuvent et parfois sans aucun rapport avec la question posée (p.ex., pour exprimer leur mécontentement), et si le mode de scrutin fournit un résultat, il ne fournit pas une réponse oraculaire utilisable sur les souhaits ou intentions du Peuple Souverain.

    À titre d'exemple, je suis persuadé que si dans une élection entre deux candidats A et B les électeurs avaient le choix non pas entre deux bulletins (pour A et pour B), ils en avaient quatre, pour A, pour B, contre A et contre B, même si pour le mode de scrutin au sens strict voter contre A était traité exactement identique à voter pour B et symétriquement, au moins pour peu que la différence soit reflétée dans la présentation des résultats (par exemple, on compare les totaux pour_A − contre_A et pour_B − contre_B, ce qui revient mathématiquement au même que de comparer pour_A + contre_B et pour_B + contre_A, mais symboliquement c'est très différent, surtout si quelqu'un se retrouve élu avec un nombre de voix négatif), les électeurs se comporteraient différemment face à ces quatre bulletins que face à deux. Ceci montre que l'abstraction d'un mode de scrutin par une formalisation mathématique de la chose ne dit certainement pas tout.

    À l'appui de cette affirmation, je peux par exemple évoquer le fait que lors du second tour de la dernière élection présidentielle française, j'ai rencontré un certain nombre d'électeurs — de gauche — qui m'ont expliqué qu'ils ne pensaient voter pour Emmanuel Macron que s'il avait des chances sérieuses d'être battu par Marine Le Pen. Or mathématiquement, et pour ce qui est du seul résultat du scrutin, dans une élection portant sur un choix binaire, le vote tactique n'a pas d'intérêt (un électeur rationnel vote pour son choix préféré, et c'est tout) : c'est la preuve que ces électeurs se préoccupaient d'autre chose que de l'issue du mode de scrutin stricto sensu, par exemple de l'interprétation qui en serait faite, du symbole, ou, bien entendu, de l'effort nécessaire pour aller jusqu'au bureau de vote.

  4. En tout état de cause, c'est impossible de savoir ce qu'on veut comme mode de scrutin sans considérer l'ensemble de du fonctionnement des institutions et de la pratique du pouvoir (chose qui m'intéresse aussi, bien sûr). Ces questions sont profondément inséparables.

    Par exemple, si le parlement est élu par un mode de scrutin donnant un résultat largement proportionnel, il faut au minimum soit que la culture politique soit capable de former des coalitions (parce que probablement aucune majorité absolue ne se dégagera au parlement) soit que l'exécutif puisse fonctionner sans majorité au parlement (soit que le régime soit présidentiel avec un exécutif indépendant, soit que différents mécanismes, par exemple une élection du chef du gouvernement par le parlement avec un mode de scrutin qui garantit un gagnant, et ensuite l'exigence que les motions de censure soient constructives, assurent une stabilité même d'un exécutif minoritaire). De façon contraposée, si la constitution exige une majorité stable au parlement, le mode de scrutin doit favoriser son dégagement, même si cela présente d'autres inconvénients : prime à la majorité, ou scrutin par circonscriptions (ce qui ne suffit pas forcément, comme on vient de le constater en France !).

    Inversement, le mode de scrutin influe forcément sur la pratique du pouvoir, et pose forcément toutes sortes de questions sur le type de démocratie qu'on souhaite avoir. Certains modes de scrutin favorisent un petit nombre de grands partis (voire le bipartisme, comme aux États-Unis), auquel cas il faudra être d'autant plus sourcilleux sur la démocratie interne de chacun de ces partis. D'autres, au contraire, favorisent l'émiettement entre petits partis, ce qui est peut-être préférable si le but est d'obtenir un parlement représentatif de la diversité des opinions de l'électorat, mais forcément plus compliqué quand il s'agit de favoriser un exécutif stable (et la France risque de le constater malgré un mode de scrutin plutôt favorable aux grands partis).

  5. D'autre part, on peut certainement souhaiter qu'un mode de scrutin soit compréhensible par les électeurs (ou au moins que ses principales caractéristiques le soient). Or ceci place une contrainte énorme sur ce qu'on peut imaginer mettre en place : car visiblement beaucoup de gens ont déjà du mal à comprendre la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national, et si quelque chose d'aussi basique n'est déjà pas évident, c'est un peu difficile de concevoir un mode de scrutin qui le soit.

    Ceci m'amène d'ailleurs à la remarque suivante : on aime bien dire aux mathématiciens que les mathématiques ne servent à rien hors des métiers spécialisés et hors du fait de savoir ajouter, soustraire, multiplier et diviser et peut-être calculer un pourcentage. Pourtant, comprendre des choses comme la différence entre tel parti a remporté le plus grand nombre de voix dans le plus grand nombre de circonscriptions et tel parti a remporté le plus grand nombre de voix au niveau national ou l'équivalence entre comparer pour_A − contre_A avec pour_B − contre_B, et comparer pour_A + contre_B avec pour_B + contre_A, c'est justement ce que le raisonnement mathématique et logique permet de saisir. Bref, c'est un peu contradictoire d'affirmer (et ce sont bien parfois les mêmes personnes qui le disent) que les mathématiques ne servent à rien et que des modes de scrutin un tant soit peu sophistiqués sont inacceptables car le grand public n'a pas le bagage mathématique pour les comprendre.

    (Au demeurant, il y a déjà des modes de scrutin assez sophistiqués utilisés en France : celui des régionales, qui fonctionne avec une répartition proportionnelle des sièges entre les listes, puis une répartition proportionnelle des sections départementales au sein de chaque liste, est un exemple.)

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(jeudi)

Introduction aux mathématiques constructives : 1. un peu de théorie des ensembles

Avant-propos

Il y a quelques années j'avais publié sur ce blog une petite introduction générale aux mathématiques constructives (ou mathématiques sans le tiers exclu). Dans ce billet passé, j'avais cherché à en présenter très rapidement l'histoire (de façon j'espère compréhensible par le grand public), puis les motivations possibles (à quoi ça sert de faire des maths « constructives », et pourquoi ce terme ?) et les principes généraux (qu'est-ce que la logique intuitionniste, et comment fonctionne-t-elle ?). Cette introduction (dont je vais d'ailleurs répéter certains des points dans le présent billet) était, je pense, plus réussie que ma précédente tentative sur le même sujet. Mais on ne peut pas vraiment dire que j'avais parlé du fond du sujet : je n'avais pas vraiment donné d'exemples maths constructives (ni vraiment de raisonnement ni même de définitions) permettant de comprendre un peu comment « ça se passe ».

Le présent billet, et quelques uns qui doivent suivre, ont pour but de remédier un peu à ce manque : cette fois je ne veux pas m'attarder démesurément sur les aspects logiques ou « légalistes » (et surtout pas me placer dans un système formel très précis), je veux plutôt montrer « ce qui se passe » quand on retire la loi du tiers exclu de la logique et qu'on cherche à faire des maths comme ça : ce qui reste globalement inchangé, ce où il faut faire un peu attention, ce qu'il faut faire différemment, et ce qui ne marche plus du tout.

Il va de soi que je ne vais pas parler de choses très sophistiquées, surtout dans ce premier volet : théorie élémentaire des ensembles, suites d'entiers naturels, nombres réels, ce genre de choses. Les quelques théorèmes que je vais donner à titre d'illustration sont faciles : parfois complètement triviaux quand on les traite en maths classiques, et généralement pas bien difficiles non plus même en maths constructives, puisque mon but n'est pas de faire des choses compliquées (ni très systématiques même pour les choses que je vais évoquer) mais de montrer un peu « à quoi ça ressemble » et comment on tient des raisonnements simples en logique intuitionniste.

La logique intuitionniste étant plus faible que la logique classique (je vais un peu rappeler les choses ci-dessous), tout ce qu'on démontre en maths constructives est a fortiori valable en maths classiques. Donc en principe je pourrais écrire les choses en m'adressant à des gens qui ne connaissent rien à la théorie élémentaire des ensembles même en maths classiques : mais je pense que personne ne voudrait sérieusement lire ça, donc je vais plutôt supposer de la part du lecteur une familiarité modérée avec les concepts correspondants en maths classiques. Disons que je suppose que vous savez ce qu'est un ensemble (je ne veux pas forcément dire manier les axiomes de ZFC mais au moins les concepts d'union, d'intersection, de produit cartésien, de sous-ensemble, d'ensemble des parties, de singleton — ce genre de choses, et ce dans un cadre informel), et, pour les billets à venir après celui-ci, ce qu'est un entier naturel, un rationnel et un nombre réel. Je suppose aussi qu'on est familier avec la notion de fonction entre ensembles, l'identification d'une fonction à son graphe, avec la notion de relation d'équivalence et de classe d'équivalence, quelques choses de ce genre-là. Ceci me permettra, par exemple, de ne pas trop perdre mon temps à expliquer comment fonctionne un produit cartésien d'ensembles en maths constructives vu qu'il s'agit essentiellement de dire sur cet aspect-là il n'y a rien de surprenant, de nouveau ni de substantiellement différent par rapport aux maths classiques, et donc de me concentrer sur les questions où les maths constructives demandent plus de soin. Je suppose aussi mon lecteur familier avec les notations logiques telles que ‘∧’ (conjonction, ou « et » logique), ‘∨’ (disjonction, ou « ou » logique), ‘⇒’ (implication), ‘⊤’ (affirmation tautologiquement vraie), ‘⊥’ (affirmation tautologiquement fausse), ‘∀’ (quantification universelle) et ‘∃’ (quantification existentielle).

Certaines autres présentations des maths constructives essaient de faire en sorte de gommer la différence avec les maths classiques. (Bishop, par exemple, dans son livre d'analyse constructive, présente les choses d'une manière qu'on pourrait très bien lire comme un cours d'analyse classique : il présenter les maths constructives comme on pourrait présenter les maths classiques, de mettre l'accent sur là où « tout marche bien ». Car Bishop était un constructiviste dans l'âme, donc son but est de faire des maths, et il s'avère qu'il pense que le cadre constructif est le meilleur. Il ne s'agit pas pour lui de montrer les difficultés ou bizarreries de ce cadre, mais juste de faire des maths.) Moi, au contraire, je trouve intellectuellement plus intéressant de savoir ce qui change, ce qu'on perd, ce qui « marche mal », ou, finalement, ce qu'on gagne en phénomènes intéressants et « pathologiques », ou en distinctions fines qui deviennent classiquement triviales. Dans le présent billet, comme je ne suppose pas que le lecteur ait quelque connaissance que ce soit sur les topos (ni même ce que le mot signifie, même si je rappelle que j'ai écrit un billet sur le topos effectif), je ne peux pas vraiment donner de vrais contre-exemples montrant que telle ou telle pathologie peut se produire en maths constructives ; néanmoins, je peux (et je vais) essayer de donner un certain nombre de « contre-exemples brouwériens », un concept que je vais expliquer ci-dessous.

Méta : Pour finir cet avant-propos, je dois préciser que quasiment tout ce qui suit a été écrit par petits bouts entre 2022 et maintenant (suivant une idée que j'avais posée en 2021), et remanié plusieurs fois depuis, de manière très aléatoire. Il y a donc certainement des incohérences au moins stylistiques, si ce n'est notationnelles, présentationnelles, etc. Mais je pense rien de grave. Bref, j'avais progressivement écrit un long texte divisé en trois parties, avec une première sur la théorie élémentaire des ensembles, une seconde sur les naturels et les suites de naturels, et une troisième (inachevée) sur les nombres réels. C'est cette première partie que je publie aujourd'hui, je publierai la deuxième prochainement, quant à la troisième je dois encore décider si je m'efforce de la finir de façon plus ou moins satisfaisante ou si je la publie de façon inachevée. Toujours est-il que j'ai moi-même besoin de me référer de temps en temps à certaines des notions que j'introduis dans ce texte (surtout les notions de LPO, WLPO, LLPO, etc., qui seront discutées dans la partie 2) et c'est pour ça que je me décide à mettre tout ça en ligne même si ce n'est pas forcément hyper propre.

Rappel du contexte et quelques notations

Redisons rapidement ici quelques unes des choses que j'ai évoquées dans ma précédente introduction aux maths constructives.

Très sommairement, donc, les maths constructives sont des maths faites en logique intuitionniste, c'est-à-dire dans laquelle on abandonne le principe de tiers exclu selon lequel toute affirmation P est soit vraie soit fausse (P∨¬P), ou, ce qui revient au même, que si une affirmation P n'est pas fausse alors elle est vraie (¬¬PP ; en revanche, P n'est pas vrai est la même chose que P est faux, c'est la définition). (Les termes de maths constructives et de logique intuitionniste ne sont pas tout à fait interchangeables, mais je vais les traiter un peu comme tels : voir la partie historique de l'entrée précédente pour plus de précisions sur l'histoire des termes.) La logique intuitionniste étant plus faible que la logique classique, tout résultat obtenu dans ce cadre restera valable dans le cadre de la logique classique : on aura moins de théorèmes (et ceux qui restent peuvent devenir plus durs à démontrer), mais du coup, on peut considérer qu'une preuve constructive est plus forte (plus rare, donc plus difficile) qu'une preuve classique. Parmi les raisons de vouloir s'imposer la discipline de chercher à faire des preuves constructives, on peut notamment mentionner :

  • certains pensent (mais ce n'est pas mon cas) que les mathématiques constructives sont plus correctes, parce qu'elles sont plus en accord avec leur conception philosophique de l'univers mathématique (cf. ce que je racontais sur Brouwer) ; on peut aussi simplement penser que la logique intuitionniste, à défaut d'être plus correcte, est plus économique que la logique classique, et qu'on doit donc essayer de travailler avec ;
  • les preuves constructives (donc les théorèmes qu'elles produisent) sont valables plus largement que les preuves classiques (notamment, un énoncé constructivement valable est valable dans n'importe quel topos muni d'un objet d'entiers naturels) ;
  • les preuves constructives apportent plus d'information que les preuves classiques (notamment, dans certaines conditions, on peut extraire un algorithme d'une preuve constructive qui calcule l'objet dont le théorème affirme l'existence — d'où le terme de constructif) ;
  • la question de savoir ce qui est prouvable constructivement apporte un nouveau regard sur des théorèmes connus, qui peut être intéressant du point de vue logique, ou du point de vue pédagogique, en permettant de mieux comprendre les liens logiques entre les théorèmes et les difficultés à passer de l'un à un autre ;
  • le fait de s'assurer que les définitions ou les lemmes utilisées fonctionnent bien dans un contexte constructif peut être un critère pour choisir la « bonne » définition ou la « bonne » preuve entre des possibilités classiquement indifférentes (et on peut espérer que la « bonne » se généralisera mieux) : par exemple, classiquement, en topologie, on peut définir les fermés à partir des ouverts ou les ouverts à partir des fermés, mais constructivement, seule la première approche fonctionne, ce qui suggère qu'il vaut mieux définir une topologie par ses ouverts ;
  • certains outils informatiques assistants de preuve, provenant de systèmes de typage, fonctionnent naturellement en logique intuitionniste : même si on peut les faire travailler en logique classique en postulant le principe du tiers exclu, on peut penser qu'une preuve valable constructivement sera plus facile à produire, à analyser ou à utiliser dans de tels outils ;
  • et enfin, bien sûr, la question de savoir si un résultat est valable constructivement est une question mathématique (classique !) tout à fait légitime, qu'on peut considérer pour son intérét intellectuel intrinsèque.

Mais avant de commencer vraiment, il faut que je dise un mot sur les règles du jeu. J'ai (plus ou moins) décrit les règles de la logique dans une partie de mon entrée précédente, et mon but est de les illustrer par l'exemple, donc je ne vais pas les réexpliquer ici, mais il faut que je parle un peu du cadre dans lequel je me place (parce qu'il n'y a pas un cadre unique pour faire des maths constructives) :

Dans ce qui suit, je vais me placer dans un cadre informel utilisant des conventions fondationnelles choisies pour dérouter le moins possible le mathématicien classique. Techniquement, les choses que je vais dire (correctement formalisées) seront vraies dans n'importe quel topos muni d'un objet d'entiers naturels, ou seront des théorèmes de la théorie IZF (un analogue assez standard de ZF en logique intuitionniste), mais je n'ai pas envie de définir ni ce qu'est un topos ni ce que sont les axiomes d'IZF parce que ce serait contraire à mon objectif pédagogique. Je vais essayer de rester agnostique ou vague quant à la question de savoir si je considère que « tout est un ensemble » (comme c'est le cas si on se place dans IZF) ou si les objets ont des types (ça n'a pas vraiment de rapport avec l'intuitionnisme, disons qu'il est peut-être plus tentant en maths constructives de travailler dans des théories des types que dans des fondements ensemblistes, mais comme mon but est de faire des choses élémentaires je n'ai pas envie de faire de choix ni même d'expliquer la différence). Pour ceux qui ont besoin de détails (les autres, sautez la fin de ce paragraphe), je précise cependant certaines des choses que je prends dans mes fondations, ou qui en résulte. D'abord, l'égalité fonctionne comme on l'attend classiquement, c'est-à-dire que c'est la plus fine relation d'équivalence et elle est extensionnelle (c'est-à-dire que d'une part si x=y alors f(x)=f(y) pour n'importe quelle fonction f, prédicat ou expression faisant intervenir une variable libre ; et d'autre part si deux ensembles X,Y ont les mêmes éléments, ∀t.(tXtY), alors ils sont égaux, et si deux fonctions f,g ayant mêmes source et but prennent les mêmes valeurs ∀t.(f(t)=g(t)), alors elles sont égales). Je suppose aussi que les ensembles de parties peuvent être formés librement, et je noterai 𝒫(X) l'ensemble des parties de X (par ailleurs l'ensemble des parties d'un singleton jouera notamment un rôle crucial comme l'ensemble des « valeurs de vérité », je vais y venir). En revanche, je ne peux pas supposer l'axiome du choix (on va voir qu'il implique le tiers exclu), et je ne veux pas le faire, même pas l'axiome du choix dénombrable, parce que même classiquement il y a un intérêt à étudier ce qui se passe sans lui, mais je vais revenir sur ce sujet ; je vais quand même postuler l'« axiome du choix unique » (ou axiome du non-choix) que j'expliquerai plus loin.

☞ Je rappelle à toutes fins utiles que dire P (où P est une formule logique) signifie exactement la même chose que de dire P est vraie (cf. le début de cette entrée, qui concerne les maths classiques mais ce n'est pas pertinent ici) ; et dire P est fausse ou P n'est pas vraie signifie exactement la même chose que ¬P (la négation de P, qui est un raccourci de langage pour P⇒⊥, c'est-à-dire si P est vraie, alors les poules ont des dents). Là où la logique intuitionniste diffère de la logique classique c'est qu'elle ne permet pas de passer de P n'est pas fausse (i.e., ¬¬P) à P est vraie. (En revanche, trois négations équivalent à une seule, quatre à deux, etc. : il est faux que P n'est pas fausse est pareil que P est fausse, et il n'est pas faux que P n'est pas fausse est pareil que P n'est pas fausse.)

Ça n'a rien à voir avec la logique intuitionniste, mais je signale aussi, s'il y avait un doute, que PQR doit se lire comme P⇒(QR), et qu'il est équivalent à PQR (lequel doit se lire, lui, comme (PQ)⇒R). Sauf dans le contexte où je signale informellement un tas d'implications en série : on a les implications successives PQRS doit bien sûr se comprendre comme on a PQ et aussi QR et aussi RS. J'espère que cela ne causera pas de confusion.

Pour attirer l'attention sur les principales surprises des maths constructives par rapport aux maths classiques, j'utiliserai le souligné comme ceci (pour dire quelque chose comme on ne peut pas affirmer que pati-pata) ou le rouge comme ceci (pour un bout de raisonnement qui n'est pas valable constructivement ; mais de toute façon je le dirai toujours explicitement).

Ensembles vides et habités, singletons, sous-terminaux, valeurs de vérité

Commençons par la notion la plus simple qui soit, celle d'ensembles vide et habités.

On dit que E (un ensemble « dans l'univers » ou bien une partie d'un autre ensemble X, j'ai dit que je ne voulais pas rentrer dans ce genre de questions) est vide lorsqu'il n'a pas d'élément, c'est-à-dire, en symboles, ¬∃x.(xE) (il n'existe pas de x qui appartienne à E) ou, ce qui revient logiquement au même ∀x.¬(xE) (quel que soit x, il est faux que x appartienne à E), ou si on préfère l'écrire comme ça, ∀xE.(⊥) (tout x appartenant à E conduit à une absurdité, le symbole ‘⊥’ désigne l'énoncé tautologiquement faux, et l'ensemble vide est donc l'ensemble des x qui vérifient ⊥), avec la convention habituelle que ∀xE.(P(x)) signifie ∀x.(xEP(x)) (de même que ∃xE.P(x) signifie ∃x.(xEP(x)) ; et je rappelle par ailleurs que ¬P signifie P⇒⊥).

Tout ce que je viens de dire est exactement pareil qu'en mathématiques classiques, et on note ∅ l'ensemble vide (unique par extensionnalité, au moins en tant que partie d'un X fixé).

Mais la notion d'ensemble non-vide, i.e., d'ensemble vérifiant ¬(E=∅), elle, n'a que très peu d'intérêt constructif : un ensemble E est non-vide s'il vérifie ¬¬∃x.(xE) ou, ce qui revient au même ¬∀x.¬(xE), mais on ne peut pas faire grand-chose avec un ensemble non-vide : notamment, on ne peut pas affirmer qu'un ensemble non-vide a un élément (je vais revenir là-dessus ci-dessous).

Ce qui est beaucoup plus utile, donc, est la notion d'ensemble habité, c'est-à-dire d'ensemble vérifiant ∃x.(xE), ou, si on préfère l'écrire comme ça, ∃xE.(⊤) (le symbole ‘⊤’ désigne l'énoncé tautologiquement vrai) : un ensemble habité est un ensemble ayant un élément. Du coup, un ensemble vide est simplement un ensemble non-habité (ou inhabité, mais attention à la confusion entre français et anglais ici !).

Il s'agit là d'un exemple extrêmement simple d'un phénomène assez courant en mathématiques constructives : quand on a deux notions qui classiquement sont simplement la négation l'une de l'autre (parfois les deux ont un nom, parfois seulement l'une des deux), constructivement on va généralement attacher plus d'importance à celle qui permet de définir l'autre comme sa négation (ici, habité permet de définir vide comme non-habité, mais vide ne permet pas de définir habité, qui est plus fort que non-vide) : généralement parlant, en mathématiques constructives, les négations ont d'assez mauvaises propriétés, donc on s'attache autant que possible à définir des notions positives. (Bien sûr, la situation n'est pas toujours aussi simple que ce que je viens de décrire : parfois une même notion classique donne naissance à plusieurs notions constructives entre lesquelles il n'est pas évident de choisir, voir par exemple ici/ sur Twitter concernant la notion de « corps ».)

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