Avant-propos (pourquoi ce billet ?)
Je me suis souvent dit qu'il fallait que quelqu'un se dévouât pour écrire un livre qui s'appellerait quelque chose comme Le droit français expliqué aux scientifiques (ou peut-être …aux geeks) et qui tenterait de combler le fossé culturel qui peut séparer les juristes et les gens comme moi plus habitués à la logique mathématique, au raisonnement scientifique et à l'écriture de code informatique.
Car si ces choses présentent une certaine ressemblance avec la manière de penser des spécialistes du droit (la tendance desquels au formalisme pointilleux et au coupage de cheveux en quatre ne peut pas ne pas intéresser le féru de logique formelle que je suis), il y a aussi d'importantes différences (à commencer par le fait que le droit ne se laisse pas complètement codifier sous forme de symboles (voire, rechigne carrément à l'utilisation de symboles), mais surtout n'admet pas vraiment les mêmes formes de déduction que les mathématiques, et utilise des termes parfois en conflit avec la terminologie scientifique). Disons que le droit a sa propre logique, à la fois analogue et pourtant parfois en désaccord irritant avec la logique mathématique ou scientifique. Ce qui peut donner au scientifique l'envie de s'y intéresser (j'ai d'ailleurs déjà mentionné sur ce blog mon intérêt pour le droit constitutionnel ; et ce fragment littéraire devrait illustrer mon intérêt pour certaines formes de procédure), si ce n'est simplement pour son importance pratique, mais ce qui peut aussi provoquer chez lui un grand énervement.
Les ouvrages spécialisés de droit qu'on trouve en librairies (et
qui ont indiscutablement certaines qualités, par exemple celle d'avoir
un plan extrêmement bien structuré) ne s'adressent pas à nous autres
scientifiques, et ne vont pas répondre aux questions que nous nous
posons naturellement quand on nous dit telle ou telle chose, questions
qui sont sans doute assez différentes de celles que doivent se poser
(outre il y aura ça à l'examen ?
) les étudiants en droit à qui
ces ouvrages s'adressent, et à plus forte raison de celles des
praticiens du droit. Surtout que, quiconque a un peu fréquenté ce
blog sait que non seulement j'ai sur beaucoup de choses un point de
vue de scientifique mais j'en ai aussi un de théoricien (pour ne pas
utiliser un terme plus salace).
Quant aux ouvrages de vulgarisation du droit destinés au grand public,
ils n'ont essentiellement aucun intérêt pour qui s'intéresse,
justement, à la théorie.
Il y a naturellement d'autres ressources intéressantes qu'on peut trouver çà et là, notamment en ligne : Wikipédia évidemment (très précieux sur certains sujets, complètement incohérent sur d'autres), certains blogs de juristes (je pense notamment à Verfassungsblog pour le droit constitutionnel/politique comparé et Jus politicum pour son analogue français), divers sites institutionnels (par exemple les cahiers du Conseil constitutionnel), mais mentionnons aussi ce très précieux Guide de légistique (qui est une documentation interne utilisée par les services gouvernementaux qui rédigent les lois et le règlement, et qui regorge d'informations intéressantes sur les procédures et l'art d'écrire le droit). Il y a aussi des informations étonnamment claires et précises concernant certaines questions de droit administratif sur le site de la CFDT Fonctions Publiques (par exemple ici et là), et ne négligeons pas la Grande Bibliothèque du Droit du Barreau de Paris (c'est une sorte de Wiki interne du Barreau), et ce cours de droit en ligne dont la qualité des fiches est cependant très inégale. Mais tout ça part, évidemment, un peu dans tous les sens.
Pour ma part, je commence à avoir lu[#] un bon petit paquet de livres de droit (public et privé), ainsi qu'un petit nombre d'articles de recherche[#2]. Et d'ailleurs aussi de droit comparé et d'histoire du droit, parce que je suis aussi intéressé par la question de la manière dont ces règles bizarres et parfois absurdes apparaissent. Je ne dirais certainement pas que je m'y connais (ne serait-ce que parce que j'ai choisi les sujets juridiques qui suscitent ma curiosité intellectuelle, sans aucune visée à la cohérence ou complétude de mes connaissances, encore moins à une quelconque application pratique ; et par ailleurs je suis loin d'avoir retenu tout ce que j'ai lu dans, disons, le Chapus, parce que je n'ai pris aucune note, n'ayant aucun concours ni examen à présenter sur le sujet), mais disons que j'ai fini par avoir une idée sur la manière dont fonctionnent certains des éléments qui me semblaient initialement complètement abscons.
[#] Oui, je suis du genre à laisser traîner dans mes toilettes des livres comme Droit constitutionnel et institutions politiques de Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, ou Les institutions de l'Union européenne d'Yves Doutriaux ou encore le Droit pénal comparé de Jean Pradel, ou enfin Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse (pour ne citer que quelques uns), et en lire quelques pages à chaque fois que je fais ma besogne. Ce qui est bien avec ce genre de livres, c'est que contrairement aux romans, ils se lisent très bien de façon hachée.
[#2] En profitant parfois des abonnements qui me sont disponibles par mon appartenance, ou mon ancienne appartenance à des institutions académiques qui ne sont pourtant pas spécialisées en droit.
Je n'aurais donc pas la prétention de pouvoir écrire Le droit français expliqué aux scientifiques que je réclame de mes vœux, mais je pense quand même pouvoir apporter quelques éléments explicatifs sur quelques points du droit français.
L'objet de ce billet est donc d'expliquer certains éléments de
droit français à destination des gens qui n'y connaissent rien mais
qui ont un peu le même genre de façon de
penser[#3] que moi. Mais en
même temps il s'agit d'exprimer mon incompréhension quant à d'autres
points que je n'ai pas compris, ou de poser des questions à leur
propos, dans l'espoir que quelqu'un puisse y répondre. Et, comme je
n'ai pas pu m'en empêcher, il s'agit enfin d'en profiter pour râler
sur la manière dont certaines choses sont faites, pensées ou
simplement présentées en droit français : râler que ceci est
illogique, râler que ceci est injuste, râler que ceci tout simplement
stupide, je me permets librement de critiquer, d'abord parce que râler
est une de mes activités préférées, mais aussi parce que, dans une
démocratie, le droit est censé être au service des citoyens et la
justice est rendue au nom du peuple français
, donc il est
normal de critiquer ce qui semble critiquable.
[#3] Cette façon de
penser est peut-être représentée par le
jeu Nomic
qui
consiste, essentiellement, à créer un système juridique, et à le
modifier ensuite en recherchant une façon d'en exploiter les
failles.
Je mélange librement, donc, explications, interrogations et critiques. J'espère que la tournure des phrases permettra aisément de savoir dans quel cas de figure on est.
Mais bien sûr, même dans les passages qui se veulent explicatifs, outre que j'ai délibérément simplifié des choses (comme je le fais quand j'écris de la vulgarisation mathématique : c'est tout un art de glisser de la poussière sous le tapis en essayant de ne rien dire de vraiment faux), il se peut toujours que j'aie mal compris certaines choses (je ne fais, après tout, que redire à ma façon ce que j'ai lu dans des sources variées et que ma mémoire restitue avec les imperfections inévitables d'un cerveau de matheux qui lit un sujet qui ne lui est pas familier). Bref, il se peut que je me trompe sur certains (ou même beaucoup) de points que je vais raconter, et j'entends bien qu'on me corrige.
Table des matières
Les textes
Le droit écrit
La première chose à dire sur le droit (français, mais évidemment pas seulement français), c'est qu'il est, et c'est bien heureux, largement écrit. C'est-à-dire qu'il existe des textes juridiques normatifs (Constitution, lois, décrets…), que chacun peut lire, qui définissent des règles du droit : pas toutes les règles du droit mais de grandes parties du droit.
Écrit
est dit ici par opposition à d'autres formes que
peuvent prendre la règle de droit : coutumière, traditionnelle, orale,
jurisprudentielle (termes qui se recouvrent en partie, mais pas
complètement, et qui jouent aussi un rôle en droit français comme je
le dirai plus bas).
Chacun de ces textes est pris (c'est-à-dire écrit et conféré d'une force juridique) par une institution dotée d'une certaine autorité et selon certaines règles (qui elles-mêmes devraient être régies par des textes normatifs), autorité qui peut ensuite, éventuellement, le modifier, là aussi selon certaines règles, ou bien lui faire perdre sa force.
Lorsque le texte a effectivement force juridique, on dit qu'il est en vigueur, et quand il la perd, on dit qu'il est abrogé ; je reviendrai plus bas sur la question des modifications et de la forme qu'elles prennent. Généralement, les textes sont divisés en articles, numérotés de manière un peu folklorique (je vais y revenir), et parfois, quand le texte est long, il y a aussi un plan (avec des divisions imbriquées typiquement nommées, par ordre de taille décroissante : partie, livre, titre, chapitre, section, sous-section et paragraphe ; leur numérotation est indépendante de celle des articles). On appelle légistique la discipline qui se préoccupe de l'art de rédiger les lois ou autres textes normatifs (comment les écrire, les désigner, les numéroter en interne, les modifier) : c'est une discipline distincte du droit mais qui interagit forcément avec elle (un peu comme la typographie interagit avec la linguistique), et je vais être amené à en reparler.
Les textes normatifs qui font l'ossature du droit français appartiennent à un certain nombre de types, ce qui conduit déjà à tenter de dresser une typologie, dont on verra aussi qu'elle constitue une forme de hiérarchie.