Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut).
Cette page-ci rassemble les entrées publiées en
mars 2021 : il y a aussi un tableau par
mois à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque
entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le
texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top).
This page lists the entries published in
March 2021: there is also a table of months
at the end of this page, and
an index of all entries. Some
entries are classified into one or more “categories” (indicated at the
end of the entry itself), but this organization isn't very coherent.
The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Mon but aujourd'hui est d'expliquer un peu en détails,
mathématiquement, comment on peut modifier le modèle SIR
classique (dont le vais rappeler les grandes lignes dans un instant),
lequel décrit l'évolution d'une épidémie dans laquelle tout le monde
est également susceptible à l'infection, pour le cas d'une
susceptibilité hétérogène, c'est-à-dire que certains individus sont
plus ou moins susceptibles d'être infectés (= ont plus ou moins de
chances d'être infectés dans des circonstances identiques), et on va
voir que ces hétérogénéités de susceptibilité ont un impact important.
(Je ne me prononce pas sur la cause de ces différences de
susceptibilité : elles pourraient être dues à des différences
biologiques — certaines personnes s'infectent plus facilement que
d'autres — ou sociales — certaines personnes sont plus fréquemment
exposées à des conditions infectieuses. Néanmoins, comme le modèle
que je vais développer ici suppose que la variation de susceptibilité
n'est pas corrélée à une variation d'infectiosité, c'est-à-dire que
les personnes plus susceptibles ne sont pas spécialement plus
infectieuses — si c'était le cas l'effet que je décris ici
serait encore plus accentué — il vaut peut-être mieux
imaginer le cas d'une origine biologique, parce qu'une hétérogénéité
sociale a plus de chances d'être symétrique.)
Ce qui est assez surprenant, c'est que cette idée, qui peut
paraître compliquée à traiter, complique en fait extrêmement peu le
modèle SIR, et qu'on peut trouver des réponses exactes à
essentiellement les mêmes questions que pour SIR
classique (du genre quel est le nombre maximal d'infectés ?)
dans ce cadre plus complexe, donnée la distribution (initiale) de
susceptibilité dans la population. En général les réponses feront
intervenir la transformée de Laplace de la distribution de
susceptibilité (je vais expliquer ce que c'est plus bas), mais dans un
cas particulier assez naturel (celui d'une distribution Γ, par exemple
la distribution exponentielle), on peut tout traiter complètement.
[Un résumé de ce post de blog est contenu
dans ce
fil Twitter
(17 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp), pour ceux qui préfèrent ce format ou qui
veulent surtout les points importants (noter que tweet 11/17 il y
a une
typo, il faut lire φ′(0)=−1 et
pas φ′(0)=1). ※ Une version anglaise (un petit peu plus
longue) est contenu
dans ce
fil Twitter
(25 tweets ; ici
sur ThreadReaderApp).]
Ajout () : Comme je
commence à avoir écrit pas mal de choses au sujet d'épidémiologie sur
Twitter, voici
un méta-fil
(ici
sur ThreadReaderApp) rassemblant les plus importants fils que j'ai
pondus.
❦
Je commence par rappeler les grandes lignes du
modèle SIR classique.
Le modèle SIR classique, donc, étudie l'évolution
d'une épidémie dans une population en distinguant trois classes
d'individus : les Susceptibles, les Infectieux (qui dans ce modèle
sont les mêmes que les infectés) et les Rétablis (qui sont immuns —
ou, en fait, morts). Parmi les nombreuses hypothèses simplificatrices
faites par ce modèle, il y a les suivantes (j'en oublie
certainement) : l'immunité acquise par l'infection est parfaite et
permanente, les individus sont infectieux dès qu'ils sont infectés, et
ils vont donc soit rester dans l'état S, soit passer succesivement par
les étapes S,I,R ; la population est homogène, c'est-à-dire que tous
les individus sont également susceptibles et également infectieux une
fois infectés, ils ont les mêmes probabilités de se faire infecter, la
taille de la population est constante, et elle est assez grande pour
être traitée de façon continue déterministe, et les contacts obéissent
à une hypothèse de mélange parfait (au sens où tous les contacts sont
également plausibles) ; le comportement de la population est constant
dans le temps et notamment indépendant de l'évolution de l'épidémie ;
les contaminations et le rétablissement obéissent à une cinétique du
premier ordre I+S → I+I et I → R respectivement, avec des
constantes β (d'infectiosité) et γ
(de rétablissement) respectivement, c'est-à-dire le nombre de
nouveau infectés par unité de temps est simplement proportionnel au
produit du nombre d'infectieux par le nombre de susceptibles, et que
le nombre de nouvellement rétablis est simplement proportionnel au
nombre d'infectieux.
Bref, si on note s,i,r (quantités
réelles entre 0 et 1, fonctions du temps) les proportions de la
population formées d'individus susceptibles, infectieux et rétablis
respectivement, alors les nouvelles infections par unités de temps se
représentent par le terme β·i·s, et
les rétablissements par γ·i, du coup le
modèle SIR est décrit par le système d'équations
différentielles ordinaires (autonomes) du premier ordre suivant :
ds/dt = −β·i·s
di/dt
= β·i·s
− γ·i
dr/dt = γ·i
(s+i+r=1)
où on impose en outre généralement les conditions initiales telles
que s(−∞)=1, i(−∞)=0 et r(−∞)=0 (je
parle bien sûr des limites en −∞), avec i croissant
exponentiellement pour t assez proche de −∞
(cf. ci-dessous). La constante β d'infectiosité représente
le nombre moyen de personnes qu'une personne infectieuse donnée
infecte par unité de temps dans une population entièrement
susceptible, tandis que la constante γ de rétablissement
représente la proportion moyenne d'infectés qui se rétablissent par
unité de temps (donc l'inverse du temps moyen de rétablissement, le
temps de rétablissement suivant en fait une loi exponentielle).
Notons que β peut aussi, symétriquement, se comprendre
comme une constante de susceptibilité, c'est-à-dire comme le nombre
moyen de personnes par lesquelles une personne susceptible donnée sera
infectée par unité de temps dans une population entièrement
infectieuse : c'est la raison pour laquelle je parlerai tantôt
de β comme représentant une infectiosité et tantôt une
susceptibilité (et comme ici on veut modéliser des variations de
susceptibilité, c'est plutôt le deuxième qui va être mis en
lumière).
Rappelons quelques uns des points saillants de ce modèle concernant
le début, le pic et la fin de l'épidémie, résumé que je recopie
de ce billet (plus exactement,
comme je viens de le dire, on s'intéresse aux solutions pour
lesquelles s→1 quand t→−∞) ; on
notera κ := β/γ le nombre de
reproduction, que je suppose >1 :
tant que s reste très proche de 1 (si on
veut, t→−∞), les proportions i et r
croissent comme des exponentielles de pente
logarithmique β−γ
= β·((κ−1)/κ), avec un rapport
1/(κ−1) entre les deux, autrement dit comme i
= c·exp((β−γ)·t)
= c·exp(β·((κ−1)/κ)·t)
et r
= c·(γ/(β−γ))·exp((β−γ)·t)
= c·(1/(κ−1))·exp(β·((κ−1)/κ)·t)
(ergotage : dans l'entrée sur le sujet, j'avais mis un −1 aux
exponentielles pour r, parce que je voulais partir
de r=0, mais je me rends compte maintenant qu'il est plus
logique de partir d'une solution où i/r tend
vers une constante en −∞, cette constante étant κ−1) ;
au moment du pic épidémique (maximum de la proportion i
d'infectieux), on a s = 1/κ et i =
(κ−log(κ)−1)/κ et r =
log(κ)/κ ; notamment, le moment où l'épidémie
commence à régresser correspond à i+r = 1 −
1/κ (seuil d'immunité collective) ;
quand t→+∞, la proportion i tend vers 0
(bien sûr) et s tend vers Γ :=
−W(−κ·exp(−κ))/κ (en notant W
la fonction
de Lambert) l'unique solution strictement comprise entre 0 et 1 de
l'équation Γ = exp(−κ·(1−Γ)) (qui
vaut 1 − 2·(κ−1) + O((κ−1)²) pour κ
proche de 1, et exp(−κ) +
O(κ·exp(−2κ)) pour κ grand), tandis
qu'évidemment r, lui, tend vers 1−Γ
(taux d'attaque final).
Nous sommes le jour anniversaire du déclenchement du premier
confinement en France. Je produis ici, en l'éditant un peu pour le
rendre plus au style de ce blog et en rajoutant quelques petites
précisions, un
fil Twitter (rédigé à chaque fois 365j plus tard), dans lequel je
reviens sur le récit des jours qui ont précédé
ce (pour ceux qui
l'ont déjà lu sur Twitter, j'ajoute quelques remarques
générales à la fin) :
La première semaine de mars 2020 était encore relativement normale.
(Je savais bien sûr que la pandémie allait nous tomber dessus et
ferait des dizaines de milliers de morts, mais je n'imaginais pas
l'horreur du confinement ; et surtout, je ne pensais pas que ça
durerait plus d'un an.)
Le , j'ai fait ma dernière sortie « normale » avec le
poussinet avant longtemps : nous sommes allés à Compiègne voir
l'exposition Concept-car : beauté pure au palais
impérial. La semaine qui a suivi, j'ai fait cours assez
normalement.
Le , j'ai déjeuné au restaurant pour la dernière fois
avant longtemps (au Café de France, place d'Italie ;
lequel a fermé depuis, probablement fait faillite), avec le poussinet.
Puis ce dernier est parti en vacances à la montagne. N'ayant pas
grand-chose à faire, je me suis dit bon, il faut vraiment que je
comprenne un peu d'épidémiologie, donc j'ai commencé par apprendre
les bases du modèle SIR, et j'ai
écrit ce
fil Twitter (qu'un peu plus tard j'ai transformé
en cette entrée de blog). Ensuite
je suis sorti me balader dans Paris, je suis passé chez Gibert où j'ai
acheté le livre Viral Pathology and
Immunity de Neal Nathanson pour avoir au moins quelques bases
rudimentaires en virologie.
La nuit suivante j'ai vraiment très mal dormi, et ça allait être la
norme pour pas mal de temps ensuite.
Le , j'ai eu une longue conversation avec ma mère au
téléphone, je lui ai dit de prendre la pandémie très au sérieux. Je
me rappelle notamment lui avoir dit qu'il fallait s'attendre à ce
qu'il y ait de l'ordre de grandeur de 100 000 morts en France (à ce
moment-là on en avait une dizaine) ; elle m'a dit ben tu es
optimiste !. Avec le recul, ce n'était pas une mauvaise
estimation. Mais pas si bonne que ça non plus, parce que je pensais
que ces ~100 000 morts se produiraient en quelques mois seulement. Le
soir j'ai regardé un documentaire sur la grippe de 1918
(celui-ci, je
crois ; je pense que j'ai dû penser au moins ça me rappellera
que ça peut toujours être pire !), probablement pas une bonne idée
pour le moral !
: je me suis réveillé vers 5h30, je n'ai pas
réussi à me rendormir. Je suis allé au bureau en RER (je
me souviens avoir regardé
la jolie
vue depuis les escaliers qui montent au plateau et m'être demandé
ce que tout cela allait devenir avec la pandémie).
J'ai donné un cours le matin mais j'avais de plus en plus de mal à
me concentrer. J'ai dit à mes élèves que nous risquions de ne plus
nous revoir. (Nous n'avions pas de cours prévu la semaine suivante,
et au-delà ça me semblait évident que tout serait bouleversé.)
L'Italie a annoncé son confinement national, je trouvais ça absurde.
Mais je ne comprenais pas comment elle pouvait être déjà débordée par
l'épidémie, avec même pas 2000 cas recensés (je n'avais pas pris
conscience de l'ampleur de la sous-estimation du nombre de cas). On
parlait d'aplatir la courbe, mais l'ampleur de la
tâche semblait
inouïe.
: après avoir très mal dormi, j'ai été réveillé
par des bruits assourdissants : des ouvriers sont venus détruire au
marteau-piqueur le tarmac du trottoir devant chez moi (je n'ai jamais
compris pourquoi ils ont fait ça, il me semble qu'ils n'ont pas
creusé) ; les bruits sont montés à 70dB dans le salon. Toujours
est-il que ça a accentué mon craquage nerveux. J'ai téléphoné au
poussinet (à la montagne, cf. ci-dessus), qui lui-même n'allait pas
bien (il avait peur que sa boîte fasse faillite, peur que l'immobilier
s'écroule et qu'on ne puisse pas vendre l'appartement, ou qu'on doive
vendre les deux pour une bouchée de pain…). Entre ça, l'état
neurologique de mon père (parkinsonien en bout de traitement) qui se
dégradait, et la voiture qui avait pris un choc, nous étions vraiment
mal. Nous avons passé la journée à échanger SMS et coups
de fil. Et la situation en Italie n'était pas du tout
rassurante !
Je relis mes SMS échangés à ce moment : Je ne
comprends pas pourquoi [le système de soins en Italie] s'étouffe déjà
à 0.015% [de malades covid dans la population]. Et celui-ci, pas
mal à côté de la plaque, essayant de me rassurer : Et pour
l'épidémie, on va rester à la maison en amoureux pendant quelques
semaines à télétravailler : soit les choses empirent et ce sera vite
fini, soit elles s'améliorent.
: je suis de nouveau allé au bureau
en RER. J'ai donné un cours qui allait être (mais je ne
le savais pas, bien sûr) mon dernier pour 2019–2020. J'avais de plus
en plus de mal à me concentrer à cause de la fatigue et du stress.
J'ai reçu le peintre qui était censé faire un petit
rafraîchissement de l'appartement que nous comptions vendre. Lui
n'avait pas du tout l'air affolé par l'épidémie (il m'a fait remarquer
qu'il y avait beaucoup plus de morts de la grippe que de covid). Nous
avons pris un café ensemble. Pendant un instant, tout semblait
normal.
Le poussinet est rentré de la montagne très tard dans la soirée (il
est arrivé chez nous à 4h15 du matin). Nous avons beaucoup parlé de
la pandémie et, évidemment, eu du mal à dormir.
L'enseignement à distance : petit retour d'expérience
J'ai commencé à écrire une entrée pour ce blog sur le modèle
épidémiologique SIR dans une situation de susceptibilité
hétérogène (pour expliquer quels
calculs j'ai
faits ici et comment), mais je m'interromps le temps d'écrire
celle-ci pour parler un petit peu de mon expérience de l'enseignement,
pendant un an de pandémie, dans un établissement très privilégié. Je
ne sais pas si j'ai des morales ou conclusions intelligentes à en
tirer, mais je peux au moins raconter quelques choses.
Quand la pandémie a
frappé il
y a tout juste un an, les cours que je donnais sont évidemment
partis dans les limbes : j'ai demandé aux étudiants de lire quelques
bouts restants dans le poly de notes et proposé
quelques QCM à faire pour s'entraîner dessus, mais comme
il ne me restait que très peu de séances de cours et pas de temps pour
s'organiser à trouver un autre moyen de les faire (je n'avais ni le
matériel ni l'environnement logiciel pour faire un enseignement à
distance correct), et comme en
plus j'allais vraiment très mal et
que je n'avais donc pas l'énergie pour faire mieux, les choses en sont
restées là.
Pour l'évaluation (peu après la fin du premier confinement,
donc j'allais mieux), comme nous
n'avions pas le droit de faire d'examens sur table, j'ai organisé
des QCM randomisés pour mes différents cours : j'ai écrit
un pool de questions avec à chaque fois une unique réponse juste, et
j'ai codé un script qui, pour chaque étudiant, tire au hasard un
sous-ensemble des questions en évitant certaines combinaisons
considérées comme trop redondantes, et une permutation aléatoire des
réponses de chaque question, et génère un PDF
personnalisé ; à l'heure prévue pour le début du contrôle,
les PDF étaient publiés sur un site web, et les étudiants
avaient pour tâche de m'envoyer (par mail à une adresse spécialement
ouverte à cette fin), avant l'heure limite, une liste de réponses
selon un format spécifié, qu'un script convertissait alors en nombre
de questions justes, nombre de questions fausses, et nombre de
questions non répondues. J'avais très peur que quelque chose aille de
travers, mais en fait ça s'est très bien passé, l'aspect technique n'a
pas posé problème et les résultats m'ont semblé assez plausibles
(i.e., je pense qu'il n'y a eu ni triche massive ni difficulté
énormément mal calibrée, ni quoi que ce soit de ce genre).
Il faut néanmoins bien être clair sur le fait que tout le troisième
tiers de l'année universitaire 2019–2020 a été très largement perdu
pour tout le monde. Certains ici ou là ont peut-être pu sauver
quelques meubles, mais il s'agit au mieux d'une limitation des dégâts,
rien qui ressemble à un trimestre normal.
Pour l'année universitaire 2020–2021, il s'agissait de faire mieux,
malgré une pandémie à l'évolution aléatoire et surtout des consignes
gouvernementales qui changeaient chaque semaine.
Préparation d'abord au niveau équipement : je me suis acheté une
tablette graphique (tablette graphique désigne ici une surface
aveugle sur laquelle on écrit avec un stylet et qui fonctionne un peu
comme une souris : pas une tablette style iPad, c'est-à-dire
une sorte de smartphone géant), en l'occurrence une Wacom Intuos M (de
taille 264mm×200mm, taille de la partie sensible 216mm×135mm), que je
dois encore me faire rembourser par mon employeur ; et j'ai demandé à
ce dernier de m'acheter un portable (un Dell Latitude 5410) parce que
je n'en avais plus (ou plus que des trucs antédiluviens). Comme il
est vite devenu apparent que le portable commandé par le boulot
n'arriverait pas avant des mois (marchés publics obligent), j'ai
utilisé un portable hérité de mon
papa (un Acer Switch Alpha 12, en fait un convertible
tablette/portable, que mon papa aimait beaucoup) jusqu'à ce que je
récupère enfin, en décembre, le Dell que j'avais fait commander. Je
ne suis pas très content d'avoir été obligé de me démerder ainsi (et
d'avoir dû me farcir deux fois
la configuration
pénible d'Ubuntu 20.04 Focal Fossa pour obtenir quelque chose
d'utilisable), mais au moins maintenant j'ai un portable
supplémentaire que je laisse à côté de la télé (connecté à elle par un
câble HDMI) et qui sert au poussinet et à moi à regarder
des vidéos de façon plus commode qu'en passant par une
clé USB. Bref. Au niveau logiciel, j'ai aussi mis à
jour plusieurs de mes ordinateurs vers une version moins archaïque de
Debian, parce que la précédente ne
pouvait même
pas faire tourner Zoom (même si, a priori, je ne veux faire
tourner Zoom que sur le portable boulot, je préfère assurer mes
arrières).
Bienvenue à moi dans le monde du distanciel, donc. Je
déteste les mots présentiel et distanciel (outre que je
ne sais jamais s'il faut écrire -tiel ou -ciel), ça fait vraiment
novlangue corporate, mais il faut reconnaître que je n'ai pas vraiment
mieux à proposer (l'ennui étant notamment que enseignement à
distance a un sens préexistant assez différent, cf. ce que
fait le CNED). Par ailleurs,
il faut ajouter l'hybride, qui est le mode où une partie des
étudiants (soit par leur propre choix, soit sur la base d'un roulement
entre demi-groupes) assiste au cours en étant présents et l'autre
moitié à distance, ce qui permet d'offrir plus de choix et/ou de
limiter les difficultés liées à l'enseignement à distance.
Avant la pandémie, je faisais normalement cours au tableau blanc,
sans utiliser le vidéoprojecteur. Je suis en général seul à écrire au
tableau pendant mes enseignements : la plupart sont des cours
magistraux, donc c'est normal, mais même quand je fais
un TD, je n'aime pas envoyer les étudiants au tableau, ça
implique de mendier un volontaire, je préfère faire les corrigés des
exercices en essayant de faire intervenir toute la classe : je
demande qui a une idée ? ou quelqu'un voit-il comment on
pourrait démontrer <ceci-cela> ?, je réagis aux propositions
(ou à l'absence de proposition) qui me sont faites en l'écrivant et en
la commentant, ou en proposant des indications, puis en laissant
réfléchir, et j'essaie de converger comme ça vers une solution que
j'écris moi-même mais vers laquelle j'ai fait participer les
étudiants.
Pour faire cours par ordinateur, j'ai assez logiquement utilisé une
façon de procéder assez proche de ce que j'aurais fait au tableau
blanc. En l'occurrence, j'utilise le
programme Xournal[#]
(d'ailleurs écrit par un vieil ami) pour prendre des notes à la
tablette : il ne fait pas grand-chose, juste se comporter comme
quelque chose entre un tableau blanc un peu amélioré ou un cahier
d'écolier électronique : je branche la tablette et je peux alors
écrire dans la fenêtre Xournal comme j'écrirais sur un papier, et le
programme permet des choses basiques comme changer la couleur,
effacer, surligner, tracer des droites, ou faire du copier-coller. Et
surtout, il permet de sauvegarder un PDF de ce qu'on a
écrit. Juste pour ce qui est de l'apparence, c'est d'ailleurs assez
fascinant de voir et d'imprimer un PDF manuscrit à la
tablette
(voyez par
exemple ici les notes, entièrement manuscrites, d'un de mes
cours) : c'est paradoxalement à la fois manuscrit et pas manuscrit, ce
n'est pas comme un document scanné parce que c'est une image
vectorielle, et le rendu à l'impression a quelque chose
d'esthétiquement séduisant.
Ajout () : Une chose que
j'oubliais de mentionner au passage (je le fais suite à un
commentaire), c'est que c'est qu'il est plus agréable, pour avoir une
écriture un peu naturelle, d'activer la sensibilité de la tablette à
la pression (dans Xournal c'est dans Options → Pen
and Touch → Pressure sensitivity ; il est vrai qu'il y a plein
de subtilités que je ne comprends pas : par exemple, que fait
l'option Use Xinput, sélectionnée chez moi ? et
comment puis-je faire quelque chose avec les boutons qui sont
physiquement sur la tablette elle-même et pas le stylet ?). Un
problème avec cette sensibilité à la pression, c'est que si on fait
juste un point (le point sur un ‘i’ notamment), il a tendance à être
vraiment trop fin (quasi invisible). Il faut prendre l'habitude
d'appuyer un petit peu, ou de faire un mini-trait, et je n'ai pas
encore bien cette habitude.
[#] Plein de gens m'ont
dit qu'ils utilisaient Xournal++, mais je n'ai pas vraiment compris ce
qu'il apportait de plus (à part des choses qui ne m'intéressent pas du
tout comme de la reconnaissance de caractères).
L'autre facteur de l'équation, c'est ce qu'on utilise pour la
vidéoconférence. J'aurais préféré un logiciel libre
comme BigBlueButton,
mais mon employeur a arrêté son choix sur Zoom, malgré son côté
propriétaire et le doute qu'on peut avoir sur l'éthique de cette
société (qu'il s'agisse de la sécurisation des connexions ou du
traitement des données personnelles). Il est vrai qu'en me battant je
pourrais sans doute exiger un choix différent pour mes cours, mais
j'avoue avoir assez peu d'énergie pour me battre à ce sujet. Il faut
reconnaître que Zoom est techniquement très bon pour une chose, c'est
qu'il n'y a essentiellement aucun délai dans la parole (on peut parler
ensemble et même s'interrompre comme si on était côte à côte) avec
qu'avec quelque chose comme BigBlueButton on a un délai d'une fraction
de seconde qui suffit à nuire gravement à l'impression de spontanéité
pour une réunion à plusieurs (pour un cours c'est peut-être moins
gênant, cependant). Pour le reste, en revanche, Zoom est assez
mauvais, je trouve : l'interface, notamment, est incroyablement
confuse et contre-intuitive.
Bref, pour faire cours en « distanciel », je me connecte à la
session Zoom préparée par mon employeur (en suivant un lien depuis le
système d'emploi du temps en ligne, et les étudiants font pareil),
j'entre un code pour passer animateur, je branche ma tablette, je
lance Xournal, je partage la fenêtre Xournal à travers Zoom, je lance
l'enregistrement[#2], et je
fais cours à peu près comme si j'étais dans une salle face aux
étudiants. La principale différence et qu'à la fin je peux proposer
aux étudiants : un PDF avec les notes que j'ai écrites
(pour compléter ou remplacer celles qu'ils auraient pris eux-mêmes),
et un enregistrement vidéo+audio de la session (si j'ai pensé à lancer
l'enregistrement dans Zoom, ce qui n'est pas toujours le cas). Une
autre différence est que je peux faire cours en annotant
le PDF du polycopié du cours s'il y en a un (Xournal
permet de gribouiller sur un PDF au lieu d'un papier
blanc), mais je me suis rendu compte que c'était un peu un piège, je
pense que le cours est plus clair si on ne procède pas de la
sorte.
[#2] Il est vrai que
l'enregistrement, s'il a le mérite de permettre aux étudiants de
réécouter le cours, présente aussi le risque de décourager les
questions. J'ai signalé en préambule que si certains voulaient que je
coupe l'enregistrement pour une question ils pouvaient le dire (par le
système de chat écrit de Zoom), mais bien sûr ça représente quand même
un frein (dire je voudrais poser une question et qu'elle ne soit
pas enregistrée n'est pas évident !). Certains peuvent préférer
attendre que j'aie coupé l'enregistrement (à la fin de la séance) pour
poser des questions, donc j'attends aussi un peu à ce moment-là.
Si vous voulez voir ce que ça donne, vous
avez ici
les vidéos de mon cours de théories des jeux
et ici
celles de mon cours de courbes algébriques (qui devrait plutôt
s'appeler introduction à la géométrie algébrique ou quelque
chose de ce genre ; par ailleurs, il manque une demi-séance parce que
j'ai oublié de lancer l'enregistrement) : ces vidéos sont diffusées
par l'intermédiaire d'une instance de PeerTube (une alternative libre
et décentralisée à YouTube) mise en place par un de mes collègues ;
dans la description de chaque vidéo j'ai mis des liens vers les notes
de la séance (et, pour le cours de théories des jeux, vers le
polycopié d'ensemble du cours).
Je laisse ma caméra allumée pendant que je fais cours. La vidéo
qu'elle prend n'apparaît pas dans l'enregistrement, mais
je crois (et j'espère !) que les étudiants ont le
choix entre voir uniquement l'écran que je partage, ou bien me voir en
même temps (même si j'essaie d'éviter de parler avec les mains et de
m'efforcer de « parler avec la souris » à la place, ce n'est pas
complètement évitable et je comprends qu'on puisse avoir envie de voir
la personne qui s'exprime, d'où mon choix de laisser ma webcam
tourner). Je ne leur demande pas d'allumer la leur (ça me semblerait
d'ailleurs une intrusion inacceptable dans leur vie privée de demander
ça), et la plupart ne le font pas ; de toute façon, comme je suis en
mode partage d'écran, j'ai intérêt à ce que la fenêtre Xournal soit
maximisée, et, du coup, je ferme ou minimise toutes les fenêtres liées
à Zoom (je ne regarde que le chat écrit de temps à autres, pour savoir
s'il y a des questions ou commentaires sous cette forme) ; comme je
suis plutôt « auditif », ça ne me
gêne pas vraiment de ne pas voir les gens qui posent des
questions.
Il faut reconnaître que tout ceci est d'un grand confort pour moi
comme enseignant. Déjà, le fait de pouvoir ne me lever qu'une
demi-heure avant le début du cours, m'économiser un aller-retour à
Palaiseau (donc quasiment 2×1h de trajet…) et le risque d'avoir
un accident de moto, le fait de
pouvoir faire cours en survêt, dans le confort de mon bureau, tout ça
n'est pas mal. Mais il y a aussi le fait d'avoir le PDF
de notes et les vidéos (ne serait-ce que pour me rappeler ce que j'ai
fait d'une fois sur l'autre) sans passer par tous les emmerdements de
l'enseignement en hybride que je vais évoquer ci-dessous ; et, par
rapport à l'enseignement au tableau blanc, ne pas avoir des feutres
qui sont perpétuellement vides et qui laissent des vilaines traces sur
les doigts. En outre, bien sûr, en temps de covid, le fait de ne pas
devoir porter un masque en parlant, et de ne pas devoir se geler les
c***lles (surtout les mains, à vrai dire) dans une salle
convenablement aérée donc glaciale est très appréciable.
Mais mes étudiants n'ont pas l'air séduits par les mêmes choses, et
je comprends complètement que passer des heures à suivre des cours, du
matin au soir, par petit écran interposé, sans voir personne, soit
extrêmement fatigant et rende la concentration très difficile. Notre
école, au moins, propose aux élèves de suivre les cours (dont les
enseignants ne veulent pas venir en personne) à plusieurs dans des
salles équipées d'un vidéoprojecteur, modulo le respect de toutes
sortes de règles sanitaires.
Vu que les règles permettent de nouveau le retour partiel des cours
en présentiel, enfin, en hybride, j'ai fait un petit sondage pour
mieux comprendre les préférences des étudiants (au moins s'agissant de
celui de mes cours pour lequel il était le plus facile pour moi de
changer les modalités). Manifestement, le fait d'avoir
un PDF des notes est considéré comme une valeur ajoutée,
mais les enregistrements du cours n'intéressent pas tellement les
étudiants (de fait, ils ont essentiellement zéro vues sur PeerTube).
Et ayant le choix entre (a) continuer le cours à distance, (b) faire
le cours en hybride (ceux qui veulent venir le peuvent, les autres
suivent à distance) mais de la même façon qu'à distance (i.e., j'écris
avec la tablette et je projette l'écran), ou (c) faire le cours en
hybride mais au tableau blanc et filmé, une nette majorité préférait
l'option (b).
C'est ce que j'ai fait aujourd'hui. C'est-à-dire que je viens à
l'école avec le portable et la tablette graphique, je m'installe dans
la salle de cours (qui a, heureusement, un wifi qui marche très bien),
je lance Xournal et Zoom comme pour enseigner à distance, mais en plus
de ça, je projette l'écran sur le vidéoprojecteur de la salle (c'est
raisonnablement lisible même si c'est sans doute moins bon qu'un
tableau blanc). La principale différence est donc que les étudiants
qui sont présents m'entendent directement et peuvent poser des
questions plus facilement ; pour ceux qui sont à distance, c'est moins
bien parce que j'enlève les écouteurs pendant la séance, du coup s'ils
veulent poser des questions ils doivent le demander par le chat écrit
avant. (En plus de ça, j'ai commencé par oublier d'activer le micro
et il a fallu trois minutes pour que quelqu'un me rappelle de le faire
— donc la vidéo de la séance d'aujourd'hui commence par trois minutes
de silence qui, heureusement, n'étaient que des rappels de la séance
précédente.) Et j'ai aussi oublié, fatalement, de systématiquement
répéter les questions posées par quelqu'un dans la salle.
Mine de rien, la mise en place prend assez longtemps (et fait
encore du temps perdu en plus du temps de déplacement) : il faut que
je descende de mon bureau avec l'ordinateur, la tablette, l'alim, le
casque, et le câble pour connecter la tablette (et avec le portable
Acer hérité de mon père, il fallait encore ajouter une souris, un
hub USB et l'alimentation du hub USB), plus
mes notes écrites, une bouteille d'eau et un paquet de biscuits (parce
que pendant la pause je ne peux pas trop quitter la salle vu qu'il y a
tout ce matériel dedans, donc je grignote dans la salle). Et il faut
non seulement connecter tout ça mais ensuite lancer les choses dans le
bon ordre : d'abord allumer le vidéoprojecteur, puis brancher le
câble HDMI, puis configurer l'écran en mode miroir, puis
connecter la tablette (il vaut mieux le faire après avoir reconfiguré
l'écran), puis lancer Xournal (il faut le faire après avoir
connecté la tablette, sinon elle est mal reconnue), charger le fichier
de notes, puis brancher les écouteurs, puis se connecter à Zoom,
tester les écouteurs (grâce à la magie de PulseAudio, le son sous
Linux marche une fois sur deux), entrer le code animateur, démarrer le
partage d'écran, lancer l'enregistrement. Il y a
un graphe de dépendances pas
toujours évident, et je passe un certain temps à me
demander qu'est-ce que je dois faire maintenant ? et à oublier
des choses (comme activer le micro ou lancer l'enregistrement). C'est
un peu plus facile si je suis chez moi, ne serait-ce que parce que le
portable reste branché et la tablette avec lui et que je n'ai pas à
connecter de câble HDMI.
Une autre chose à signaler est que, si je suis assez conquis par
l'écriture sur tablette graphique, un problème important est que ça
demande plein de place sur la table. Je ne comprends pas très bien
pourquoi c'est différent d'une feuille de papier normale, mais je
constate que si je n'ai pas quelque chose comme 20cm de chaque côté de
la tablette pour placer mon bras comme je veux, j'écris vite beaucoup
plus mal. Quand j'étais à Chambéry
pendant le confinement nº2, je monopolisais la grande table du salon
pour faire cours ; chez moi c'est déjà plus compliqué ; mais les
salles de l'école n'ont pas de bureau assez grands à mon goût pour
poser à la fois le portable et la tablette avec toute la marge que je
veux autour.
Il arrive assez régulièrement qu'on attire mon attention sur la
manière dont ma propre expérience, et les sentiments qui en résultent,
peuvent parasiter mon analyse de la situation sanitaire. Une des
dernières occurrences est dans les commentaires signés Lama
d'une des entrées récentes de ce
blog, mais c'est loin d'être la seule fois qu'on m'a dit quelque chose
comme David a énormément souffert des confinements, il n'est pas
étonnant qu'il argumente contre eux, sur un ton parfois
bienveillant, parfois nettement moins. Je ne pense pas qu'il soit
intéressant de répondre aux attaques du type David tient tellement
à ses petites habitudes de marcher en forêt ou d'aller au restaurant
qu'il se lance dans des argumentaires grandiloquents qui ressemblent
aux pro-gun américains qui crient à la dictature quand ils s'imaginent
qu'on va leur enlever leur flingue (oui, on m'a dit ce genre de
choses), mais ceux qui, sans accusation de mauvaise foi ni méchanceté
perfide à mon égard, notent la manière dont j'ai personnellement très
mal vécu les confinements (je n'ai pas
fait le moindre mystère
à ce sujet), et s'interrogent sur
les biais qui peuvent en résulter soulèvent indiscutablement un point
important.
Une réponse un peu triviale (qui n'en est pas moins juste, mais qui
n'est pas forcément satisfaisante) consiste simplement à
répliquer qu'il faut simplement juger les arguments écrits pour ce
qu'ils sont, et pas sur le vécu de leur auteur. Une autre réponse
qu'on pourrait faire sur le ton de la blague est d'imaginer ce qu'il
faudrait penser d'un avocat qui plaiderait :
Mais, Madame la présidente, vous voyez bien que Monsieur Untel est
terriblement biaisé contre mon client : s'il l'accuse d'être un
meurtrier, c'est parce qu'il est fou de rage que mon client ait tué
son fils.
Je veux dire qu'il y a un certain piquant de trouver que je suis
biaisé à penser que les confinements engendrent énormément de
souffrance… à cause de la souffrance qu'ont engendré chez moi les
confinements. Cette réponse est bien sûr assez superficielle et
incomplète (quoique drôle, je trouve), parce que la question de faire
un calcul raisonnable est autrement plus complexe que de constater
l'existence d'un phénomène qui est maintenant peu contesté (même les
confinementistes les plus acharnés admettent qu'il y a des gens qui en
souffrent : ce n'est pas spécialement à démontrer, et ce n'est pas ce
que je cherche à démontrer). Néanmoins, elle survit sous la forme
d'un biais non pas personnel mais d'observation : il va de soi que,
donné un ensemble d'arguments parfaitement raisonnables contre un
sujet X, ceux qui sont le plus motivés à exposer
ces arguments, à les développer et à les publier, sont ceux qui ont un
grief contre X, c'est normal et attendu, et cela ne remet
absolument pas en cause la validité des arguments ni la bonne foi de
ceux qui les avancent (c'est, dans ma blague ci-dessus, la raison pour
laquelle le père de la victime se trouve au tribunal). Disons, pour
quitter le registre de la blague, qu'il serait assez malvenu de
reprocher aux personnes homosexuelles ou transgenre d'être biaisées en
dénonçant l'homophobie ou la transphobie : il est normal (regrettable,
car tout le monde devrait être attentif aux souffrances des autres)
mais normal que ce soient les victimes d'une injustice commise par la
société qui soient les premières à la dénoncer.
[Ajout () :
cf. ce
fil Twitter ainsi
que celui-ci
qu'il cite.]
Maintenant, j'ai essayé d'être toujours assez clair dans ce que je
disais et de séparer ce qui est l'analyse d'une situation objective,
par exemple les confinements n'ont certainement pas un effet aussi
important que ce que leurs défenseurs allèguent (il n'est même pas si
clair que ça qu'ils en aient un distinct de la réaction spontanée de
la population) ou il est déraisonnable de prétendre que les
confinements en France aient sauvé des centaines de milliers de vies
car aucun pays au monde, quelle que soit la politique qu'il ait
choisi, n'ait vu un tel niveau de mortalité ou encore il n'est
pas imaginable qu'on puisse éliminer le covid à ce stade, et une
opinion morale ou politique, par exemple il est raisonnable de se
donner comme objectif de minimiser la somme de la durée de vie espérée
perdue par personne à cause des morts covid et du nombre de jours de
confinement autoritaire ou le fait d'exiger de remplir une
attestation pour sortir de chez soi et d'envoyer la police les
contrôler est une approche inacceptable de la santé publique, une
méthode de régime totalitaire, et fait faire à la France un pas
irréversible vers un tel régime. Il est normal que les
affirmations de cette seconde catégorie soient influencées par mon
expérience ; les premières ne devraient pas l'être, mais évidemment,
personne n'est naïf au point d'imaginer que ce que nous croyons vrai
scientifiquement ne soit pas influencé par les opinions que nous avons
sur ce que nous voudrions être vrai : ça n'a rien de spécifique à moi,
ce qui ne veut pas dire que je ne doive pas (comme tout le monde,
donc) m'en méfier.
Maintenant, il serait malhonnête de ma part de ne pas me livrer à
l'exercice d'introspection de mes biais alors que je suis prompt
à les dénoncer chez les autres :
j'ai
déjà à
plusieurs reprises souligné le fait que les épidémiologistes sont
naturellement enclins à donner une importance exagérée à
l'épidémie parce que c'est leur spécialité et à ignorer que
la crise est bien plus grave qu'une crise sanitaire mais est
généralement une crise de société parce que ce n'est pas leur
spécialité ; j'ai souligné qu'ils sont aussi biaisés dans leurs
modèles parce qu'ils ne savent pas modéliser les effets sociaux et les
ignorent donc purement et simplement ce qui conduit à des prédictions
biaisées toujours dans le sens du pessimisme ; j'ai souligné qu'il y a
un biais à écouter ces épidémiologistes en se disant que c'est normal
d'écouter « les experts » et d'oublier que quand ils appellent au
confinement ils ne sont spécialement compétents pour juger des effets
que ces confinements auront sur la société (comme je le disais sur
Twitter, c'est comme si on confiait à des économistes spécialistes de
questions financières l'étude de la dette publique, on ne doit pas
s'étonner, ensuite, qu'ils proposent de sabrer dans les services
publics) ; j'ai souligné que les médecins en général avaient souvent
le biais consistant à privilégier la préservation de la vie à
n'importe quel prix au lieu de celle de la qualité de la
vie ; et j'ai souligné que les hommes politiques prenant les décisions
de confinement avaient eux aussi toutes sortes de biais par leur
position : le biais lié à l'injonction générale en politique de faire
quelque chose plutôt
que rien,
le biais dû au fait qu'ils ont plus de chances d'être traînés en
justice pour homicide involontaire que pour abus de confinement, le
biais lié au fait qu'ils ne sont absolument pas impactés par les
confinements qu'ils mettent en place (les ministres seront toujours
libres de circuler où ils veulent et comme ils veulent) alors qu'ils
sont plutôt plus exposés que d'autres à l'épidémie (par leur nombre de
contacts et souvent par leur âge) et, pour une fois, leur fonction ne
les protège pas, le biais lié à leur mépris tout tout ce qui est
loisirs ou question de bien-être de la population, et surtout, bien
sûr, le biais lié à leur tendance générale à l'autoritarisme.
Si on reconnaît que tout le monde a des biais (et un devoir de
chercher à les combattre même si on sait qu'on n'y arrivera jamais
vraiment), c'est une chose. Si on vient dénoncer les miens sans se
préoccuper de ceux que j'ai évoqués ci-dessus, c'est, si j'ose dire,
un méta-biais qui devrait amener à se poser soi-même des
questions.
Mais il y a des différences importantes entre mes biais et ceux que
j'ai évoqués deux paragraphes plus haut. La principale, qui n'est
peut-être pas très pertinente épistémologiquement mais qui l'est pour
ce qui est de leur impact, est que je ne suis pas en position de
pouvoir : je ne suis ni ministre, ni membre d'un quelconque
scientifique, ni même un de ces invités qui tournent en boucle sur les
plateaux télé ; toute l'influence que j'ai est celle d'un geek qui
écrit de longs rants sur un blog que pas grand-monde ne lit ; encore,
si je donnais des mauvais conseils, on pourrait m'accuser d'empirer
l'épidémie, mais ma position a toujours été que tous ceux pour qui se
confiner n'est pas une souffrance, et dans la mesure où leur situation
le permet, devraient le faire
librement, et pour ce qui est de mon propre exemple je suis
probablement un des Français les plus responsables (en ce sens que je
ne vois essentiellement personne à part mon poussinet et ma maman de
temps en temps), donc on ne peut même pas m'accuser d'inciter à
l'irresponsabilité. Je ne dénonce pas spécialement les biais de
Jean-Paul Twitto, pro-confinement, je dénonce ceux des figures de
pouvoir. Il y a autrement plus d'enjeu à constater que le
gouvernement se dote d'un conseil scientifique où les épidémiologistes
et virologues sont abondamment représentés mais pas un malheureux
psychiatre, psychologue ou spécialiste des droits de l'homme ; ou que
le ministre de la santé essaie de tirer des larmes à l'Assemblée
nationale en évoquant les gens qui souffrent de la maladie, mais pour
ceux qui souffrent du confinement il n'a que le mépris de cette blague
qui me reste décidément en travers de la gorge tant elle est
insultante, tant elle retourne le couteau dans la plaie, s'il y a
bien quelque chose qui n'est pas obligatoire dans cette période, c’est
d'être malheureux.
(Bon, entre temps, les défenseurs du zéro covid ont réussi à
adopter une position à la fois tellement extrême, et en même temps
faisant croire qu'elle s'oppose aux confinements, qu'ils ont à la fois
déplacé
la fenêtre
d'Overton et brouillé les cartes : à force qu'ils se plaignent que
le gouvernement français refusait le confinement, ils ont réussi
l'exploit de faire oublier que le gouvernement français, s'il a certes
infléchi un peu sa position, a déjà confiné pendant des mois toute la
population du pays, et continue à le confiner une bonne partie du
temps, et une partie de la population quasiment tout le temps. Quand
je m'oppose aux confinements, je veux être bien clair sur le fait que
je ne m'oppose pas qu'aux confinements à venir mais aussi à
ceux de mars à mai et de novembre, et donc au gouvernement qui les a
décrétés.)
Je digresse ici pour souligner une fausse équivalence qui m'est
insupportable qui est de dire quelque chose comme certes, les
confinements font des malheureux, mais la covid aussi (et d'en
déduire la nécessité d'une sorte d'équilibre entre les deux, comme si
on compensait un malheur en lui ajoutant un autre malheur) : c'est
oublier que si le virus est d'origine naturelle (enfin, naturel
ne veut pas dire grand-chose, mais c'est un machin inanimé contre
lequel on ne peut pas vraiment ressentir de colère : au pire, ou au
mieux, on peut en adresser à l'imbécile qui a voulu manger de la soupe
au pangolin ou du tartare de chauve-souris ou je ne sais quoi, mais
même celui-là on ne sait pas qui c'est et ce n'est peut-être pas ça
qui s'est produit), le confinement est un désastre d'origine
complètement humaine, et les responsables en sont bien identifiés, ce
sont justement ces gens qui passent sur les plateaux télé à parler de
choses dont ils ne sont pas spécialement qualifiés à mesurer l'impact.
Je crois que je l'ai déjà dit, mais cela mérite d'être répété : on
peut être utilitariste (et, pour simplifier, je le suis), ce n'est pas
pour autant qu'on acceptera sans broncher de voir quelqu'un dévier le
tramway dans votre direction parce qu'il y a (ou parce qu'il
pense qu'il y a — et a fortiori si on croit qu'il se trompe)
moins de gens qui sont ligotés aux rails de ce côté-là. Si certains
peuvent être en courroux contre un virus qui s'en fout ou contre le
fait qu'on n'ait pas suivi leur plan préféré pour lutter contre la
pandémie, ma haine va à des gens bien identifiés qui m'ont emprisonné
et ont détruit ma vie de façon directe, et qui ont le culot de me
rappeler que je n'ai pas d'obligation à être malheureux.
J'arrête là cette digression, qui tend plus à justifier que mes
biais sont légitimes que le fait qu'ils n'existent pas, et
peut sans doute amener à conclure d'autant plus fortement que ces
biais doivent être importants (tout légitimes qu'ils sont). Mais on
peut aussi considérer ce fait : si je dois me retenir constamment de
partir en litanie d'insultes contre les membres du gouvernement ou du
conseil scientifique, si je m'interdis d'exprimer le fond de mes
sentiments à leur sujet, c'est aussi ce qui me force à une réflexion
finalement plus contrôlée (fût-elle grandiloquente).
Une autre différence que je peux souligner est que mes biais ne
sont pas préalables : avant 2020, je n'avais aucun avis
particulier sur la manière de gérer une pandémie ou de ne pas le
faire, alors que les épidémiologistes, eux, en avaient (et donc, comme
je le rappelle plus haut, des biais liés à leur intérêt
professionnel) : le fait d'avoir très mal vécu le confinement peut
être considéré comme une observation expérimentale qui s'inscrit dans
la démarche générale de réflexion sur le sujet, que j'ai abordé comme
j'aborde quantité de sujets sur ce blog — si j'en ressors avec une
opinion sur la question, cette opinion n'est pas, du moins,
un préjugé : il est normal de se former une opinion à la
découverte des faits, ce qui n'est pas normal est, pour reprendre une
comparaison judiciaire, d'entrer dans la salle du tribunal avec un
avis préalable sur l'issue du procès.
Et à la limite, si j'avais des biais préalables, on pouvait plutôt
penser qu'ils étaient dans le sens d'être favorable à un contrôle très
strict de l'épidémie : je suis moi-même assez hypocondriaque voire
nosophobe, j'avais au début de la pandémie deux parents (mon
père est décédé entre temps, sans
rapport avec le covid) très vulnérables ; en tant que geek grincheux
qui passe plein de temps le nez à 30cm d'un écran d'ordinateur on eût
pu imaginer que je fusse de ceux qui disent que les jeunes fêtards
n'avaient qu'à bien se tenir et que la sociabilisation pouvait très
bien se faire en ligne ; et en tant que propriétaire d'un appartement
parisien raisonnablement grand (deux dans le même immeuble,
d'ailleurs, dont un avec jardin, et même si c'est transitoire je
pouvais très bien profiter du jardin), on pouvait se dire que je ne
serais pas parmi les premiers à souffrir de l'enfermement ; et enfin,
je n'ai pas de gosses à l'école, donc ça ne me touche pas
personnellement que les écoles élémentaires, collèges et lycées soient
ouverts ou fermés, et en ce qui concerne mon propre travail, je peux
dire que c'est d'un grand confort de me lever 30min avant de faire
cours, en survêt, de me mettre devant mon ordi, et de faire cours à
travers zoom sans devoir me farcir un aller-retour à Palaiseau. Donc
on peut dire que j'avais plein de raisons de défendre les
confinements !
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas vraiment le propos. Il est
pertinent pour moi de me demander si le fait d'avoir souffert des
confinements a formé des biais qui obscurcissent mon jugement ; je ne
crois pas que ce soit pertinent de la part de qui que ce soit d'autre
de m'interroger sur le sujet, mais je peux donner quelques éléments de
la réflexion que je me suis faite pour moi-même, qui n'ont
pas pour but de me justifier envers autrui mais d'illustrer la
démarche.
La première chose est de se demander si ma position a changé entre
avant et après le confinement (ce qui peut laisser croire que ce
changement serait l'effet de la souffrance psychologique). Or si on
relit cette entrée de ce blog,
écrite à un moment où nous n'avions pas encore été confinés, et où je
pensais l'épidémie considérablement plus grave (ou en fait surtout,
plus rapide) que ce qu'elle a été, je prends clairement position en
faveur de laisser circuler le virus ; et cette entrée (et le ton sur
lequel elle est écrite) doit aussi servir pour rappel que je n'ai pas
fait ce choix à la légère. Entre temps, on a découvert que le risque
de débordement des hôpitaux était très largement surestimé (sur
l'ensemble de la planète, il ne s'est produit qu'en une poignée
d'endroits très atypiques, et même pas spécialement des endroits qui
ont refusé les confinements), et que les pays qui choisissaient de ne
pas confiner ne s'en sortaient pas significativement plus mal que ceux
qui le choisissaient, donc il est normal que je sois encore plus
convaincu du bien-fondé de ma position, indépendamment de ce que j'ai
vécu personnellement.
La seconde chose est de se demander si ma position est cohérente
avec ma position dans d'autres domaines où je suis moins directement
impliqué émotionnellement. Je pense par exemple à la lutte contre le
terrorisme : je ne suis pas spécialement concerné personnellement par
la question, ne me sentant pas spécialement menacé par la menace
terroriste mais n'étant pas non plus de la population discriminée par
l'arbitraire policier accompagnant ce genre de mesures. Or ma
position concernant la lutte contre le terrorisme et la lutte contre
la covid est tout à fait analogue dans le rejet de l'illusion
sécuritaire qui masque en fait un autoritarisme dangereux. Comme
autre exemple de cohérence de mes positions, je pourrais mentionner la
« guerre » contre les drogues : je ne suis vraiment pas concerné à
titre personnel parce que je ne consomme aucune substance psychotrope
illégale (et pas non plus d'alcool ou de tabac) et je ne vis pas non
plus dans des endroits où l'économie est fortement liée au commerce de
telles substances, et pour parler simplement, en ce qui me concerne
moi-même, je m'en fous complètement que le cannabis soit illégal ou
pas, pourtant je trouve que l'approche culpabilisatrice et répressive
est une illusion de contrôle et une fausse route gravement dommageable
à notre société, de la même façon que les confinements. Ma position
concernant le covid est également cohérente avec celle sur
le SIDA : prôner l'abstinence, montrer du doigt une
sous-population qu'on désigne comme responsable de l'épidémie, n'est
pas une approche qui marche. Je pourrais enfin dresser un parallèle
un peu plus lointain avec l'austérité économique : l'idée qu'il faut
accepter des sacrifices importants immédiatement pour assainir une
situation (dette, propagation du virus) qui tournerait sinon à
l'exponentielle incontrôlée est quelque chose que je regarde avec
beaucoup de soupçon, surtout quand on confie la décision à ceux qui
sont par leur métier enclins à ne regarder qu'un côté des choses.
Bref, il me semble que mon opinion sur les confinements est tout à
fait cohérente avec ce que je pense sur d'autres sujets avec lesquels
je peux dresser un parallèle, et s'inscrit dans une position générale
soucieuse des libertés individuelles qui n'a rien à voir avec le fait
que j'aie souffert des mesures précises appliquées en France.
Enfin, un troisième contrôle du fait que ma position contre les
confinements n'est pas trop biaisée par mon ressenti personnel
consiste à regarder ce qu'on pensait du sujet avant cette pandémie.
J'ai déjà fait référence
au plan
pandémie grippale qui ne propose pas du tout ce moyen d'action, et
je n'ai pas non plus trouvé de recommandations de confinements en cas
de pandémie émanant, par exemple, de l'OMS. Et
l'article Disease
Mitigation Measures in the Control of Pandemic Influenza de
Inglesby &al. (publié dans Biosecurity
and Bioterrorism (4)) écrit : The
negative consequences of large-scale quarantine are so extreme (forced
confinement of sick people with the well; complete restriction of
movement of large populations […]) that this mitigation measure should
be eliminated from serious consideration. (Je cite ce passage-ci,
mais il
y en a d'autres qui sont tout aussi pertinents.) Alors bien sûr,
tout ça concerne la grippe et pas la covid, mais il n'y a pas
spécialement d'hypothèse faite qui s'appliquerait à la grippe et qui
serait invalidée par le fait que le covid n'est pas la grippe ; et en
tout cas, il n'y a pas de différence énorme ni de contagiosité ni de
létalité. J'ai donc plutôt l'impression que ma position est tout à
fait en ligne avec ce qu'on estimait pré-2020, à tête reposée, donc,
pas dans la panique de la crise, et pas en ayant la pression de faire
mieux(?) que les Chinois, et que s'il y a des gens qui ont changé de
position sous l'effet de l'émotion, ce n'est pas moi.
À ce propos, l'émotion en question, pouvant expliquer que certains
se mettent à défendre les confinements, peut être la peur, bien
compréhensible, de l'épidémie, mais d'autres choses aussi : après
avoir subi les confinements, cela pourrait être le syndrome de
Stockholm ou encore l'entêtement lié aux coûts irrécupérables (le fait
de se dire que si on a fait tout ça il fallait bien que ce soit pour
quelque chose, parce que c'est trop horrible d'imaginer qu'on a
confiné pour rien — je pense qu'il y a beaucoup de gens qui raisonnent
sans s'en rendre compte sur ce mode-là).
Voilà, maintenant je répète qu'il ne s'agit pas là pour moi de me
défendre (je n'ai pas à le faire) mais d'expliquer comment je
contrôle pour moi-même mes propres biais en même temps que je
cherche à détecter ceux des autres.
Maintenant je ne veux pas non plus donner l'impression de prétendre
que mon opinion sur le sujet des confinements est « objective » : déjà
la question de savoir si les confinements ont un
effet est assez mal posée, mais
savoir s'ils font plus de bien que de mal est évidemment une question
qui repose sur énormément de subjectivité dans la fonction
d'évaluation de ce qui est « bien » ou « mal » : il va de soi que si
on considère que la seule chose qui compte est de minimiser le nombre
de morts covid on aura un jugement d'ensemble différent de si on
considère que le confinement est une forme d'emprisonnement qui bafoue
gravement les droits fondamentaux.
Il me semble donc pertinent de considérer la question comme une
question de société clivante comme celles qui divisent la droite et la
gauche en politique, au sens où il n'y aura pas de réponse objective
ou scientifique ultime, mais ça n'interdit pas pour autant le débat
dans lequel chacun défend son opinion, et bien sûr, même s'il n'y aura
pas de réponse objective à quelque chose comme la gauche vaut-elle
mieux que la droite ? ou les confinements font-ils plus de mal
que de bien ? il y en aura à certaines questions évoquées au cours
du débat (ne serait-ce que si on ne fait rien, à telle date il y
aura tant de morts), et bien sûr on peut toujours chercher à
combattre ses propres biais ou ceux des autres (comme l'idée d'être un
millionnaire temporairement dans l'embarras). Attention, en faisant
un parallélisme avec l'axe gauche-droite je ne prétends pas, et je
pense même tout le contraire, qu'il serait plutôt de gauche ou plutôt
de droite d'être favorable aux confinements : ce sont des questions
tout à fait orthogonales, et si on peut argumenter selon les principes
de telle ou telle opinion politique (par exemple en disant que les
confinements ont causé énormément d'injustice sociale ou ont fait
énormément de mal à la prospérité économique du pays), je crois
complètement stupide l'idée selon laquelle si on est de gauche on doit
être favorable aux confinements (je prends cet exemple parce que c'est
surtout ça que j'ai tendance à entendre).
C'est notamment pour ces raisons que je tiens à utiliser le
terme confinementisme : qu'on soit d'accord avec sur le fond ou
pas, il faut reconnaître que le confinementisme (et sa forme la plus
extrême, le zéro covid) est une idéologie et pas une conclusion
scientifique. Je n'ai rien contre le fait qu'on exprime des opinions
idéologiques (même si, quand elles se proposent d'emprisonner des
dizaines de millions de personnes, je me sens fondé à les combattre
avec la plus grande force), mais ce que je rejette le plus fortement,
c'est qu'elles tentent de passer pour un consensus scientifique, une
sorte de conclusion objective à laquelle serait arrivés des savants
dénués de tout biais. Donc, qu'on s'interroge sur mes biais à moi et
sur leur origine est légitime, mais à condition d'enquêter tout aussi
scrupuleusement sur ceux des personnes qui tiennent l'idéologie
contraire.