Je parle souvent de maths un peu compliquées sur ce blog, alors pour changer (et pour me changer les idées) je vais parler de choses un peu plus simples : de géométrie plane, et plus précisément de points et de droites. Je voudrais évoquer un petit projet que j'ai — qui, comme beaucoup de projets que j'ai, risque de n'aboutir nulle part — et qui ferait intervenir les maths (pour le sujet de fond), la mécanique classique (pour l'animation), l'informatique (pour le calcul) et un côté artistique (parce que le but serait surtout de faire quelque chose de joli à regarder). Enfin, ça c'était l'idée initiale, sauf que, comme d'habitude quand j'écris une entrée dans ce blog (mais bon, c'est un peu l'idée, aussi), je suis tombé dans un terrier de lapin, je me suis perdu dans les méandres de ce que je dois raconter, et au final ça ne ressemble à rien.
J'ai expliqué par le passé (et souvent fait référence depuis au fait) que j'étais fasciné par la symétrie et par les objets mathématiques très symétriques. En même temps, il ne faut pas oublier que je suis géomètre, et au sein de la géométrie, j'aime beaucoup ce qui en est la forme la plus épurée, la géométrie projective (plane, disons) où il n'est question que de points et de droites. (Je faisais d'ailleurs souvent remarquer à mes élèves agrégatifs quand ils faisaient des développements sur les constructions à la règle et au compas qu'il pouvait être bienvenu de consacrer une certaine attention aux constructions à la règle seule, qui sont les constructions « pures » de la géométrie projective, où on ne peut que relier deux points à la règle et intersecter deux droites.)
À la croisée de ces deux intérêts, il y a la notion de configuration de points et de droites (dans le plan) : une configuration est simplement un ensemble fini de points et un ensemble fini de droites[#]. Les figures ci-contre à droite sont des exemples de configurations de neuf points et neuf droites telles que par chaque point de la configuration passent exactement trois droites et chaque droite passe par exactement trois points. Bien sûr, on peut voir sur cette figure d'autres points, à l'intersection de deux droites de la configuration, mais ceux qui sont des points de la configuration sont uniquement ceux que j'ai marqués en rouge, pas n'importe quel point que vous pouvez voir comme intersection de deux droites (et symétriquement, on peut considérer d'autres droites en reliant deux des points, mais ceux qui sont des droites de la configuration sont celles qui ont été tracées, pas n'importe quelle droite que vous pouvez faire apparaître en reliant deux points).
[#] Pour éviter de considérer des objets sans intérêt, on demandera que chaque point de la configuration soit situé sur au moins une des droites de la configuration (sinon c'est un point isolé qui ne sert à rien), voire deux (sinon c'est un point isolé sur sa droite), voire trois (sinon c'est juste le marqueur d'une intersection), et symétriquement, que chaque droite passe par au moins un des points, voire deux, voire trois. De toute façon, comme je le dis plus bas, on demande en général que la configuration soit régulière, c'est-à-dire que par chaque point passe le même nombre q de droites et que chaque droite passe par le même nombre k de points.
Je ne veux pas parler longuement des configurations de points et de droites, parce que ce n'est pas tellement mon sujet, mais disons-en quand même quelques mots. (Enfin, quelques mots qui, comme d'habitude, se sont multipliés en quelques pages.) Ceux qui veulent juste savoir ce qu'est mon projet peuvent sauter directement plus bas.
Généralement on s'intéresse aux configurations possédant un certain
degré de régularité, au moins numérique, c'est-à-dire que par chaque
point passe le même nombre de droites et chaque droite passe par le
même nombre de points (voire que ces deux nombres sont égaux, ce qui
est le cas sur mes exemples), voire un certain degré de symétrie.
Spécifiquement, on dit qu'une configuration est de type
(pq,nk),
où p,q,n,k sont quatre
entiers ≥2 (ou en fait plutôt ≥3), lorsqu'elle
comporte p points et n droites, que par chaque
point passent q droites et que chaque droite passe
par k points (ces informations sont donc redondantes et on
a pq = nk, ce qui se voit
en comptant le nombre total d'incidences d'un point et d'une droite) ;
la plupart des textes sur les configurations de points et droites
utilisent le mot configuration
pour désigner spécifiquement les
configurations régulières, c'est-à-dire celles qui sont de type
(pq,nk)
pour certains
paramètres p,q,n,k≥3.
Lorsque de plus p=n (ou ce qui revient au
même, q=k), on dit simplement qu'on a affaire à
une configuration de type (nk),
c'est-à-dire n points, n droites, chaque droite
passant par k points et par chaque point
passant k droites : mes figures à droite sont donc des
configurations de type (9₃).
Pour être plus précis, je dois distinguer la notion
de configuration abstraite et de réalisation
géométrique de la configuration : deux configurations
géométriques ont la même configuration abstraite lorsqu'on peut
étiqueter (i.e., donner des noms, ce que je n'ai volontairement pas
fait sur les figures ci-contre) aux points et aux droites des deux
configurations de manière à ce qu'elles se correspondent avec les
mêmes incidences, c'est-à-dire que si la droite nommée ℓ
passe par le point nommé P sur une figure, ça doit aussi
être le cas sur l'autre. (Cela pourrait être le cas parce qu'on a
déplacé juste un petit peu les points et les droites d'une des figures
pour former l'autre, mais ce n'est pas forcément le cas qu'on puisse
passer continûment de l'une à l'autre.) Une configuration abstraite
est donc la manière de demander quelles droites doivent passer par
quels points (par exemple, un triangle abstrait consisterait à
dire trois points A,B,C et trois
droites a,b,c de manière
que a passe par B et C,
que b passe par C et A et
que c passe par A et B
; et une
réalisation géométrique de cette configuration abstraite est
simplement un triangle).
Bref, une configuration abstraite est simplement
la donnée de deux ensembles finis d'objets, arbitrairement
appelés points
et droites
, et d'une relation
d'incidence
entre points et droites (on peut dire qu'une droite
[abstraite] passe par
un point [abstrait] lorsque cette
relation est satisfaite) ; si on veut, c'est
un graphe
bipartite ; et on demandera en outre qu'il existe au plus
une droite incidente avec deux points distincts donnés et au
plus un point incident avec deux droites distinctes données (ceci
correspond au fait que, dans le plan, deux points distincts
définissent une droite et que deux droites distinctes se coupent en au
plus un point). Une réalisation géométrique d'une
configuration abstraite est une façon de trouver des points distincts
et des droites distincts dans le plan (encore qu'il faut préciser quel
plan : plan euclidien, ou ce qui revient au même, affine réel, plan
projectif réel, ou des plans affines ou projectifs différents), en
correspondance avec la configuration abstraite à réaliser, de façon
qu'une droite passe par un point exactement quand l'incidence a lieu
dans la configuration abstraite.
Il y a donc plusieurs questions qui se posent naturellement : quelles sont les configurations abstraites possibles ? (peut-on, par exemple, les dénombrer ? les classifier ? a priori non, cela reviendrait en gros à classifier les graphes bipartites, ce qui n'a guère de sens, il y a juste trop de possibilités, mais on peut s'intéresser à celles qui vérifient certaines contraintes, par exemple ont beaucoup de symétries ; ou on peut simplement en chercher qui sont particulièrement remarquables et intéressantes, et je vais donner quelques exemples ci-dessous) ; parmi elles, quelles sont celles qui sont réalisables ? (peut-on tester ce fait efficacement sur tel ou tel corps ? je dois mentionner que cela revient en fait à tester si un système d'équations polynomiales tout à fait général a des solutions, ce qui est décidable mais très coûteux sur les complexes, décidable mais extraordinairement coûteux sur les réels, et possiblement indécidable sur les rationnels) ; puis on peut encore se poser des questions sur les réalisations d'une configuration donnée, par exemple peut-on passer continûment de l'une à l'autre ? Malheureusement, je doute qu'on puisse dire quoi que ce soit de vraiment intelligent sur aucune de ces questions à ce niveau de généralité (il faut se contenter de résultats du type : pour tout n≥9, il existe au moins une configuration géométrique de type (n₃) dans le plan euclidien).
Il n'est pas toujours évident, visuellement, de reconnaître quand une configuration abstraite est la même qu'une autre. Par exemple, les trois configurations (9₃) ci-dessus à droite sont distinctes non seulement géométriquement (c'est évident) mais même abstraitement ; et celle qui est ci-contre à gauche, est une réalisation géométrique (différente) d'une des trois configurations abstraites en question, et ce n'est pas forcément immédiat de reconnaître laquelle ! Le lecteur saura-t-il reconnaître laquelle, et saura-t-il montrer que les trois de départ sont bien distinctes ? Pour ça, on peut suggérer l'indication consistant à relier (d'une couleur différente, disons) les paires de points qui ne sont pas situées sur une même droite de la configuration, et regarder le graphe ainsi formé (par exemple, y a-t-il des triplets de points dont aucune paire n'est située sur une droite de la figure ? combien de tels « anti-triangles » y a-t-il ?).
Plus difficile, on peut chercher à montrer qu'il n'y a que trois configurations (9₃) abstraites possibles, et que je les ai donc toutes les trois réalisées géométriquement. (La plus en haut, (9₃)①, s'appelle la configuration de Pappus, parce qu'elle est celle qui intervient dans l'énoncé du théorème de Pappus.) Il y a une unique configuration (8₃) abstraite possible, la configuration de Möbius-Kantor, mais elle n'est pas réalisable géométriquement dans le plan réel même si elle l'est sur les complexes (on peut par exemple l'obtenir en retirant un point et les droites qui vont avec à une autre, de type (9₄,12₃) celle-là, la configuration de Hesse, elle aussi non réalisable sur les réels mais réalisable sur les complexes, qui est celle des neuf points d'inflection d'une courbe cubique lisse). Il y a aussi une unique configuration (7₃) abstraite possible, la configuration de Fano, mais celle-ci n'est réalisable que sur un corps de caractéristique 2.