David Madore's WebLog: 2015-09

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en septembre 2015 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in September 2015: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in September 2015 / Entrées publiées en septembre 2015:

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(dimanche)

Je hais le CSS

Pour ceux qui ne connaissent pas le jargon des technologies du Web, CSS est le langage de « feuilles de style » définissant l'apparence des pages HTML, c'est-à-dire la manière dont la structure — censément sémantique — des éléments de la page va s'afficher graphiquement, c'est-à-dire, quelles en seront les couleurs, les polices, les tailles, les emplacements, et les autres effets. Si on veut se faire une idée d'à quoi un site ressemble sans CSS, on peut, dans Firefox, sélectionner dans les menus View → Page Style → No Style, et on aura la version HTML brute — j'imagine que les autres navigateurs permettent quelque chose de semblable. En principe, d'ailleurs, CSS ne concerne pas que les affichages mais aussi, par exemple, le rendu sur les synthétiseurs vocaux, et permet de dire quand tel élément est rendu par un synthétiseur vocal, il doit être prononcé avec une voix féminine, mais je ne sais pas si c'est purement théorique ou s'il y a vraiment des situations où ça marche, alors qu'au moins, pour l'affichage graphique, ça marchouille.

Ce langage est donc devenu quelque chose d'incontournable pour un site Web (si on veut faire le moindre changement par rapport à l'affichage totalement basique du HTML). Et le problème, c'est que ce langage est profondément merdique.

Je ne parle même pas des choses que CSS ne permet pas de faire : on ne peut pas, par exemple, choisir un peu finement la manière dont les lignes seront coupées (par exemple demander l'algorithme de Knuth-Plass de 1981 — on ne peut pas dire que ce soit une technologie ultra-récente ; bon, il est vrai que des gens l'ont implémenté en JavaScript) ; on ne peut même pas faire quelque chose d'aussi idiot que de flotter une image sur le côté en fixant la position verticale de l'image par rapport à son bord inférieur ; on ne peut pas vraiment mettre en page un texte en vers où on reprend une ligne interrompue à l'emplacement horizontale où la ligne précédente s'était finie (bon, peut-être que maintenant on peut, ça fait longtemps que j'avais voulu faire ça et que j'avais dû abandonner) ; on ne peut pas ajuster la taille d'une <iframe> automatiquement à son contenu ; on ne peut pas demander à une classe d'hériter une propriété d'autre chose que son parent immédiat (par exemple si j'ai une classe texte-vert et que je veux une classe que j'utiliserai dans celle-ci qui reprend la couleur normale extérieure à texte-vert sans avoir à faire d'hypothèse sur ce qu'est cette couleur). La liste est infiniment plus longue, mais je dis juste ce qui me passe par la tête. Pour chacune de ces choses, il y a des façons atrocement sales de contourner le problème avec du JavaScript dégueulasse qui va casser tout le temps et poser plein de problèmes pour plein de gens, donc on est tenté de faire semblant qu'il n'y a pas de problème.

Mais même pour des choses que CSS permet de faire, ce langage est atroce : on est devant un bricolage de propriétés dont on comprend mal l'interaction, et dont les règles précises sont extrêmement complexes (rien que la définition du bloc contenant est à s'arracher les cheveux : en mettant un html { position: relative; } dans une feuille de style, qui logiquement ne devrait rien faire du tout, on change la signification d'un <div style="position: absolute; top: 0px; bottom: 0px; width: 100%; height: 100%"> à cause de ces règles à la complexité byzantine). Et tout est à l'avenant : à chaque fois que je me plonge dans ce truc, j'en ressors dégoûté, et bien souvent j'abandonne ce que je voulais essayer de faire.

Mais le problème qui me paraît le plus insoluble, c'est celui du réglage des tailles. Je veux dire : la taille des polices texte, la longueur des lignes (relativement à cette taille et/ou relativement à la taille de l'écran), et les choses de ce genre comme la taille des images. Le problème est devenu d'autant plus aigu en cette dernière décennie que les navigateurs mobiles sont partout, donnant naissance à une profusion de combinaisons entre largeurs d'écran et résolutions.

La raison pour laquelle le problème est insoluble, c'est que c'est avant tout une question de préférence utilisateur : ce n'est pas à moi de décider la taille de caractères avec laquelle afficher mon site Web, ou la largeur des lignes — moi, ce que je veux pouvoir décider, c'est si une image est flottée à gauche ou à droite ou centrée, si tel texte doit s'afficher dans une couleur différente, etc. (et de fait, ça, CSS le permet relativement bien).

Fondamentalement, la difficulté est que CSS est prévu pour les cas où on contrôle tous les paramètres (i.e., la feuille de style spécifie tout : taille des polices, taille des lignes, etc.), dès qu'on commence à laisser des choses non-spécifiées (parce qu'on ne veut pas préjuger de ce que l'internaute lecteur préfère), le langage est foncièrement inadapté.

Concernant la longueur des lignes, le problème est vraiment grave : énormément de sites Web ont des bandeaux sur les côtés (une habitude que je trouve horripilante, même si c'est un moindre mal par rapport aux bandeaux « sticky » — c'est-à-dire non défilants — collés en haut de fenêtre), du coup beaucoup d'internautes prennent l'habitude d'avoir des fenêtres très larges pour pouvoir s'accommoder de ces bandeaux sans réduire les lignes de texte utile à une largeur ridicule ; mais du coup, s'ils vont voir un site sans bandeaux latéraux, comme le mien, ils risquent de trouver les lignes trop longues et d'en être gênés ou d'être agacés de devoir changer la taille de leur fenêtre : que puis-je y faire ? inventer des bandeaux sur le côté, peut-être vierges, juste pour me conformer à cette habitude crétine d'en mettre partout ? Je ne sais pas quoi faire. Pour l'instant, mon attitude est donc de ne pas spécifier quoi que ce soit sur la longueur des lignes dans la feuille de style.

Un problème relativement semblable se pose pour la taille des caractères : personnellement, comme j'ai une mauvaise vue (mon ophtalmo prétend que j'ai 10/10 aux deux yeux après correction, mais je crois que soit il ment, soit 10/10 est vraiment un minimum et qu'on ne peut trouver qu'on ne voit bien que si on a au moins 14/10), j'ai sans arrêt envie d'augmenter la taille des polices des sites Web que je visite. (Une subtilité est que je n'ai généralement pas envie d'augmenter la taille des images : heureusement, Firefox permet, dans View → Zoom → Zoom Text Only, de choisir si le zoom augmente uniquement la taille du texte ou tout sur la page ; malheureusement, certains sites se comportent assez mal quand on zoome le texte et pas les images, et CSS est un peu responsable de ce désastre.) Je ne peux pas vraiment en vouloir aux sites Web que je visite de ne pas avoir prévu une taille plus grosse, parce que j'imagine que beaucoup d'internautes préfèrent plus petit que ce que je mets, mais le problème est quand même que rien n'a été prévu pour tenir compte de ces différences de goût. Question accessibilité aux malvoyants, c'est nul.

Et sur un navigateur mobile, c'est encore pire : il n'y a généralement pas vraiment moyen de changer la taille du texte. On peut certes zoomer, mais le zoom se fait en gardant un rapport constant taille de ligne sur taille des caractères (contrairement à ce qui se passe quand on zoome dans un navigateur sur ordinateur fixe), du coup on ne voit plus des lignes complètes et c'est essentiellement impossible de lire un site comme ça. (Il y a là un vrai défi pour les concepteurs des interfaces utilisateur des navigateurs : il y a trois types de zoom différents — le zoom du texte seul, le zoom du texte plus image mais pas de la largeur totale de la page, et le zoom de tout, et il faudrait fournir un moyen intuitif de faire tout ça séparément, alors même que les utilisateurs n'arriveront souvent pas à comprendre la différence.) J'arrive donc à la situation absurde que je n'arrive pas à lire mon propre site sur mon propre téléphone mobile, parce que les caractères sont trop petits, et je ne sais pas vraiment régler le programme.

Un navigateur mobile fonctionne en faisant semblant qu'il a une résolution généralement plus grande que ce qu'il a : par exemple, il peut rendre la page à une résolution de 900 pixels de large (i.e., comme un navigateur sur ordinateur fixe le ferait avec une fenêtre d'une telle largeur) et ensuite appliquer le niveau de zoom qui fait tenir cette largeur dans la largeur du téléphone ou de la tablette. Ce nombre de 900 (dans mon exemple) est tiré de l'élément <meta name="viewport"> que l'auteur de la page Web peut choisir d'utiliser. Ce même élément permet aussi de demander de rendre à la taille naturelle (i.e., la vraie résolution) de l'appareil mobile. Malheureusement, le mécanisme est complètement con (le fait qu'il ait été inventé par Apple n'y est sans doute pas étranger) : on peut spécifier soit un nombre exact, du genre 900, soit le nombre naturel (qu'on ne contrôle pas du tout), mais on ne peut pas spécifier un multiple du nombre naturel ; par exemple, on ne peut pas demander à afficher la page sur une largeur qui serait égale à 1.5 fois le vrai nombre de pixels de la largeur du mobile (on peut spécifier un niveau de zoom, mais ce n'est pas du tout pareil, parce que ça ne change pas la largeur sur laquelle la page sera rendue). Or spécifier un nombre exact est généralement très con : ça veut dire avoir le même rendu sur tous les mobiles et toutes les tablettes quelle que soit leur taille (et l'orientation dans laquelle on les tient). Mais demander le vrai nombre de pixels est aussi problématique : si un site Web s'affiche sur un écran de téléphone de 320 pixels de large sans aucun dézoom, il va vraiment falloir changer la feuille de style, et c'est là que CSS repointe le bout de son nez hideux. De mon point de vue, afficher mon site Web sur une largeur égale à 1.5 fois la résolution du mobile serait à peu près l'idéal, mais non, ce n'est pas possible.

CSS devrait permettre de faire des choses intelligentes si le nombre de pixels de large est trop petit, par exemple, diminuer la taille des polices : il y a toutes sortes de mécanismes pour faire des tests sur la résolution ou d'autres attributs de l'affichage. Mais ensuite, on ne peut pas vraiment en faire quoi que ce soit d'utile. Changer la taille des polices, ça va. Mais changer la taille des images ? Pour autant que je sache, ce n'est pas possible, si une image est déclarée <img width="666" height="444"> dans le HTML (et on est bien obligé de déclarer largeur et hauteur si on veut que le navigateur laisse le bon espace tant que l'image n'est pas encore chargée), de faire du CSS pour qu'elle s'affiche, disons, à 50% ou 75% de sa taille déclarée — voilà vraiment une limitation idiote. (On pourrait peut-être s'en sortir en utilisant des variables CSS, ou la fonction attr, mais rien de tout ça n'est supporté par un nombre non-négligeable, voire non-nul, de navigateurs. On peut aussi sans doute s'en sortir avec du JavaScript immonde, mais ça voudra dire que la page sera modifiée avant affichage et donc probablement mal affichée dans plein de situations.)

Bref, j'ai fait ce que j'ai pu en ajoutant à mes pages une balise <meta content="width=device-width, initial-scale=1" name="viewport" /> (pour afficher à taille naturelle sur mobile), et à ma feuille de style les règles ad hoc suivantes (pour diminuer la taille du texte et certaines marges quand la largeur est très petite)

@media (max-width: 640px) {
  body { font-size: 12px; }
  .weblog-entry { padding: .5em; }
  .pic { margin-right: .5em; margin-bottom: .5em; }
  .pic-right { margin-left: .5em; margin-bottom: .5em; }
  .pic-embed { margin-right: .5em; margin-bottom: .5em; margin-top: .5em; }
  .pic-embed-right { margin-left: .5em; margin-bottom: .5em; margin-top: .5em; }
}
@media (min-width: 641px) and (max-width: 780px) {
  body { font-size: 14px; }
}
@media (min-width: 781px) {
  body { font-size: 16px; }
}

— mais peut-être que j'ai empiré les choses plus qu'autre chose. Si des gens ont des idées sur comment contourner les limitations insupportables du CSS, surtout, faites-moi part de vos idées.

Ajout : J'oubliais d'ajouter une précision à propos du redimensionnement des images (voir aussi ce lien, dont aucune des réponses ne convient vraiment) : on peut presque le faire en utilisant les transformations CSS, spécifiquement, en écrivant img { transform: scale(0.5,0.5); } sauf que… l'espace occupé par l'image reste quand même identique (bon, je comprends qu'il y a une difficulté à calculer la bounding box si on autorise n'importe quelle transformation, mais quand même, ils auraient pu prévoir une variante de scale pour laquelle la boîte est transformée aussi !).

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(mercredi)

Jouons à analyser la forme des continents

[Sommes partielles d'harmoniques sphériques pour la forme des continents] [Niveau 0] [Niveau 1] [Niveau 2] [Niveau 3] [Niveau 4] [Niveau 5] [Niveau 6] [Niveau 7] [Niveau 8] [Niveau 9] [Niveau 10] [Niveau 11] [Niveau 12] [Niveau 13] [Niveau 14] [Niveau 15] [Niveau 16] [Niveau 17] [Niveau 18] [Niveau 19] [Niveau 20] [Niveau 21] [Niveau 22] [Niveau 23] [Niveau 24] [Niveau 25] [Niveau 26] [Niveau 27] [Niveau 28] [Niveau 29] [Niveau 30] [Niveau 31] [Niveau 32] [Niveau 33] [Niveau 34] [Niveau 35] [Niveau 36] [Harmoniques sphériques pour la forme des continents] [Niveau 0] [Niveau 1] [Niveau 2] [Niveau 3] [Niveau 4] [Niveau 5] [Niveau 6] [Niveau 7] [Niveau 8] [Niveau 9] [Niveau 10] [Niveau 11] [Niveau 12] [Niveau 13] [Niveau 14] [Niveau 15] [Niveau 16] [Niveau 17] [Niveau 18] [Niveau 19] [Niveau 20] [Niveau 21] [Niveau 22] [Niveau 23] [Niveau 24] [Niveau 25] [Niveau 26] [Niveau 27] [Niveau 28] [Niveau 29] [Niveau 30] [Niveau 31] [Niveau 32] [Niveau 33] [Niveau 34] [Niveau 35] [Niveau 36]

Je cherchais à me faire une idée intuitive un peu plus claire de la notion mathématique de décomposition en harmoniques sphériques (voir ici pour une explication très sommaire) : or la meilleure façon de comprendre une notion mathématique est probablement de s'amuser avec — je me suis dit que pour avoir une fonction raisonnablement « parlante » sur la sphère avec laquelle faire joujou, un candidat assez naturel est la forme des continents. J'ai donc analysé cette fonction en harmoniques sphériques ; plus exactement, j'ai pris la fonction qui vaut −1 sur la terre et +1 sur la mer, histoire d'être mieux centré vers 0, mais c'est peu important (ça va juste introduire des facteurs ½ pénibles un peu partout dans la suite), et en faisant semblant que la Terre est une sphère. Ce calcul n'a, bien sûr, rien d'original, même si le genre de fonction qu'on analyse pour des applications plus sérieuses seraient plutôt l'altitude, le champ de gravité ou quelque chose de ce goût. Je tire mes données géographiques de cette page (Earth Specular Map 8K). J'ai utilisé la bibliothèque SHTns pour faire les calculs (après une tentative pitoyable pour les faire moi-même, cf. ci-dessous).

L'image à gauche de ce texte montre les sommes partielles de cette décomposition en harmoniques sphériques : en haut, le niveau =0, en-dessous la somme des niveaux =0 et =1, puis la somme des niveaux ≤2, et ainsi de suite (à chaque fois, toutes les valeurs de m, c'est-à-dire −m, sont mises pour chaque , donc si on veut, la première ligne montre 1 terme, le suivant la somme de 4 termes, puis la somme de 9 et ainsi de suite). La Terre est vue en double projection orthographique, c'est-à-dire comme si elle était vue de l'infini : hémisphère nord à gauche, hémisphère sud à droite, le pôle correspondant au centre de chaque disque, le méridien de Greenwich comme le segment horizontal reliant les pôles — tout ceci devrait être assez clair sur les dernières images où on commence vraiment à voir la forme des continents ; mais bien sûr, cette façon de projeter n'a vraiment rien à voir avec le calcul lui-même, qui est porte sur la sphère. L'image de droite montre chaque niveau d'harmoniques séparément (si on veut, chaque ligne de l'image de droite est donc la différence entre la ligne correspondante de l'image de gauche et la précédente : elle montre donc ce qui a changé ; de nouveau, à chaque fois, toutes les valeurs de m, c'est-à-dire −m, sont sommées pour le correspondant). On peut cliquer sur chacune des lignes de l'image pour la voir en plus gros. Sur l'image de gauche (sommes partielles), même si j'ai tronqué la fonction à −1 et +1, on voit assez nettement les artefacts classiques qui résultent d'une troncature de la transformée de Fourier (ici sphérique mais peu importe).

L'intérêt de cette décomposition en harmoniques sphériques est qu'elle est naturelle pour la sphère : ce que je veux dire, c'est qu'elle ne dépend pas du choix des coordonnées — de la position des pôles. Pour dire les choses autrement, si on fait tourner la sphère n'importe comment, chacun des niveaux de la décomposition (et, a fortiori, la somme des niveaux ≤) tourne de la même façon. (Il est essentiel ici de sommer tous les m : si on ne prenait que les termes avec m=0, par exemple, on obtiendrait une moyenne selon les cercles de latitude, et ça, ça dépend du choix des pôles.) Pour dire les choses encore autrement, et de façon un peu plus savante, quand on applique une rotation de la sphère, chaque harmonique sphérique Y[,m] est transformé en une combinaison linéaire des Y[,m′] pour le même (mais pour l'ensemble des −m′≤) : l'espace vectoriel engendré par les Y de niveau (exactement) est stable par rotations (c'est une représentation de SO(3), et c'est même, pour ceux qui savent ce que ça veut dire, la représentation irréductible de plus haut poids ).

En fait, pour un algébriste, la meilleure façon de présenter les choses est certainement la suivante : l'espace vectoriel engendré par les Y de niveau ≤ est tout simplement l'espace vectoriel des polynômes sur la sphère de degré ≤. (Attention cependant, comme x²+y²+z²=1 sur la sphère, le degré d'un polynôme y est mal défini ; je parle ici de l'espace, qui est de dimension (+1)², des restrictions à la sphère de l'espace — lui-même de dimension (+1)(+2)(+3)/6 — des polynômes de degré ≤ en x,y,z. On peut aussi préférer utiliser les polynômes harmoniques, c'est-à-dire dont le laplacien 3D est nul : pour ceux-là, la restriction à la sphère est une bijection, le degré est bien défini et coïncide avec la graduation par .) On peut même dire mieux : si on introduit le produit scalaire défini par l'intégration sur la sphère (normalisée pour avoir surface 1), alors la composante en harmoniques de niveau ≤ d'une fonction f est la projection orthogonale, pour ce produit scalaire, de f sur l'espace vectoriel des polynômes sur la sphère de degré ≤. Quant aux harmoniques sphériques réelles Y elles-mêmes, si je ne m'abuse, on peut dire que Y[0,0], Y[1,0], Y[1,1], Y[1,−1], Y[2,0], Y[2,1], Y[2,2], Y[2,−1], Y[2,−2], Y[3,0], etc. (ordonnées par puis par m en mettant les valeurs négatives après les positives), s'obtiennent par orthonormalisation de Gram-Schmidt à partir des polynômes 1, z, x, y, z², xz, x², yz, xy, z³, xz², x²z, x³, yz², xyz, x²y, etc. (ordonnés par degré total, puis par degré ≤1 en y, puis par degré en x). On obtient ainsi : Y[0,0] = 1 ; Y[1,0] = √3·z ; Y[1,1] = √3·x ; Y[1,−1] = √3·y ; Y[2,0] = √5·(z²−½x²−½y²) ; Y[2,1] = √15·xz ; Y[2,2] = √15·(½x²−½y²) ; Y[2,−1] = √15·yz ; Y[2,−2] = √15·xy ; Y[3,0] = √7·(z³−(3/2)x²z−(3/2)y²z) ; Y[3,1] = √42·(xz²−¼x³−¼xy²) ; etc.

Encore une autre façon de voir le niveau de la décomposition en harmoniques sphériques d'une fonction f est, peut-être à une constante près dont je ne suis pas très sûr, comme la convolée de cette fonction avec Y[,0] (j'insiste : convoler avec Y[,0] donne la projection sur tous les Y[,m] de ce niveau) : en général, la convolution de deux fonctions sur la sphère n'a pas de sens (on ne peut pas ajouter deux points sur la sphère), mais elle en a quand l'une des fonctions convolées est zonale, c'est-à-dire qu'elle ne dépend que de la latitude. En l'occurrence, Y[,0] vaut, à un coefficient de normalisation près, P[](cos(θ)) où P[] est un polynôme de Legendre et θ désigne la colatitude (=π/2 moins la latitude).

Du coup, les niveaux de la décomposition en harmoniques sphériques ont donc une vraie signification par rapport à la fonction sommée.

Le terme =0, ou ce que les physiciens appellent le terme monopôle, est simplement la moyenne de la fonction : dans l'exemple que j'ai pris, il nous renseigne donc sur la proportion de terre et de mer. Je trouve une moyenne de 0.4283, ce qui, compte tenu du fait que j'ai mis la terre à −1 et la mer à +1, signifie qu'il y aurait (1+0.4283)/2 soit 71.41% de mer, et 28.59% de terre ferme, sur la Terre. Je suppose que les mesures peuvent varier selon ce qu'on compte exactement comme terre et mer, notamment dans les régions polaires — je donne ici simplement ce qui résulte de l'image dont je suis partie, et je ne sais pas vraiment quelle est sa source — et peut-être quand on tient compte de l'aplatissement de la Terre, mais cette valeur est au moins réaliste. Pour dire les choses autrement, si on imagine que les terres émergées ont une densité surfacique constante égale à 1 sur la surface de la sphère (et que la mer a une densité nulle), ce qu'on mesure ici est la masse totale (c'est une façon bizarre de formuler les choses, mais la comparaison à la masse va être utile pour comprendre les deux termes suivants comme un terme de barycentre et un terme de moment d'inertie).

Le terme =1, ou terme dipôle, calcule la somme (ou la moyenne) des coordonnées x, y et z contre la fonction, donc donne aussi une information sur la Terre qui a un sens intuitif assez clair : sa direction correspond au barycentre des terres émergées, ce qui se rapporte au genre de problème dont je parlais ici. Mon calcul place ce barycentre à 44.4° de latitude (nord) et 29.0° de longitude (est), du côté de Constanța en Roumanie. Ceci colle au moins grossièrement avec ce qu'on trouve sur Wikipédia, mais celle-ci a l'air surtout de citer des crackpots qui veulent plus ou moins que ce centre ait un rapport avec la Grande Pyramide, et je ne vois pas de raison de penser que mon calcul serait moins bon que le leur (de nouveau, ça dépend sans doute surtout de ce qu'on compte comme terres émergées dans les régions arctiques).

Maintenant, il faut souligner ceci : ce dont je parle ci-dessus est la notion bien définie (en général) de barycentre sphérique, qui est tout simplement la projection sur la sphère (depuis son centre) du barycentre calculé en 3D (j'ai déjà dû citer le joli article de Galperin, A concept of the mass center of a system of material points in the constant curvature spaces, Comm. Math. Phys. 154 (1993) 63–84) ; mais dans le terme dipôle, il a bien trois composantes réelles (puisqu'il y a trois harmoniques sphériques au niveau 1, Y[1,0], Y[1,1] et Y[1,−1]), i.e., ce terme dipôle a une amplitude et pas juste une direction. Il donne donc aussi la profondeur du barycentre 3D. Mon calcul donne un moment dipolaire de la terre émergée de norme 0.0996, c'est-à-dire 34.83% du moment monopolaire (0.2859, la proportion de terre émergée, cf. ci-dessus), c'est-à-dire qu'il place le barycentre des terres émergées à 34.83% du rayon de la Terre à partir de son centre (soit à (x,y,z)=(0.2176,0.1205,0.2439) si z est orienté du centre vers le pôle nord, et x du centre vers le point de longitude 0 sur l'équateur).

(J'espère ne pas avoir mal placé un √3 ou ½ quelque part dans ce calcul : les harmoniques sphériques de niveau 1 avec la convention de normalisation que j'utilise sont Y[1,0]=√3·z, Y[1,1]=√3·x et Y[1,−1]=√3·y, du coup il y a des √3 qui se promènent ; il y a aussi un −2 à cause de ma convention sur les valeurs de la fonction, et il faut encore diviser par la valeur 0.2859 du terme monopôle si on veut obtenir la position du barycentre 3D.)

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(mardi)

X+Y (=Le Monde de Nathan =A Brilliant Young Mind)

Je ne sais pas pourquoi ce film a plusieurs noms en anglais, et je ne sais pas non plus pourquoi ils ont décidé de l'appeler Le Monde de Nathan pour sa sortie en France (le 10 juin dernier ; sortie DVD le 21 octobre prochain), alors que X+Y passe très bien dans beaucoup de langues (en contrepartie du fait qu'il est pénible à rechercher sur Internet).

Je racontais il y a quelques mois que j'avais trouvé un peu agaçant que les scénaristes de The Imitation Game fassent passer Alan Turing pour un autiste alors qu'il ne l'était pas, et alimentent ainsi le cliché qui veut que les mathématiciens dans la fiction soient toujours au minimum socialement incompétents quand ils ne sont pas carrément mentalement atteints. Ici, le héros est un jeune autiste anglais doué pour les mathématiques et qui participe aux olympiades internationales de cette discipline. Comme les exercices des olympiades de mathématiques m'agacent[#] autant que le cliché dont je viens de parler, on peut dire que le film ne partait pas avec un a priori très favorable de ma part.

Pourtant, il m'a assez plu pour que je le recommande. D'abord, parce qu'il a réussi à éviter le cliché que je craignais : le héros est autiste et doué pour les mathématiques, et c'est clairement et pas donc ou car, et il y a d'autres personnages qui montrent assez nettement que les scénaristes ne confondent pas les deux. Ils évitent aussi le cliché apparenté (I'm looking at you, Good Will Hunting) du jeune prodige qui est forcément tellement fort en maths qu'il résout tout immédiatement[#2] et fait passer tous les autres pour des nuls — ici, sans vouloir spoiler, le héros est doué, mais il l'est de façon réaliste. C'est sans doute parce que le film est basé sur un documentaire, donc sur des faits réels, qu'il réussit à éviter l'hyperbole, mais c'est assez rare pour être souligné.

(Je ne dis pas que le film évite tous les clichés ou invraisemblances. Par exemple, on laisse beaucoup trop peu de temps à ceux qui préparent les olympiades pour réfléchir sur un problème donné : or absolument personne ne résout ce genre de problème en quelques secondes ; mais on peut justifier ce choix pour des raisons de rythme.)

Ensuite, je trouve assez rare de voir un film qui montre des mathématiques, fussent-elles des mathématiques d'olympiades (voir ma note ci-dessous pour la nuance), sans faire n'importe quoi : on ne nous montre pas seulement des gribouillis ressemblant vaguement à des formules et qui ne veulent rien dire : plusieurs problèmes d'olympiades (ou en tout cas tout à fait dans le genre des problèmes d'olympiades) sont posés, les réflexions sont plausibles, et il y a même une question pour laquelle la démonstration est faite au tableau, de façon correcte et complète (bon, c'est une question à mon avis trop facile pour être d'olympiades, et ce n'est pas très réaliste qu'on applaudisse le héros pour l'avoir trouvée, mais au moins un nombre non négligeable de spectateurs pourra comprendre).

Enfin, l'acteur principal, Asa Butterfield, est remarquable de justesse, dans un rôle pourtant difficile. (On l'avait déjà vu dans Hugo Cabret et Ender's Game, où il était également bon, mais le scénario de ces deux films à gros budget laissait à mon avis moins place à la subtilité des émotions.) L'actrice qui joue sa mère, en revanche, m'a semblé beaucoup moins bonne, mais peut-être que je me laisse influencer par le fait que le personnage m'agaçait.

Sinon, je trouve amusante la coïncidence suivante : j'ai fait référence à l'entrée de blog que j'ai écrite sur le biopic de Turing, qui y est présenté à tort comme autiste, et dans cette même entrée j'évoquais aussi le film, sorti au même moment, sur la vie de Hawking, qui lui a (vraiment) une maladie neurodégénerative. Or le film dont je parle ici met en scène à la fois un personnage autiste et un autre qui a une maladie neurodégénerative (et il est explicitement comparé à Hawking, d'ailleurs). Enfin, peut-être que ce n'est pas une coïncidence mais une sorte de référence.

[#] Pour essentiellement deux raisons. Primo, je trouve que ça a peu de rapport avec les mathématiques : il s'agit de problèmes généralement atrocement astucieux et ne faisant appel à aucune théorie générale, alors que, à mon sens, les mathématiques consistent justement à trouver des théories générales pour éviter les astuces. Bon, pour leur défense, certains problèmes d'olympiades sont au moins assez jolis, ce qui est aussi une caractéristique importante des bonnes mathématiques à mes yeux — mais seulement certains, parce qu'il y en a beaucoup qui sont non seulement difficiles et astucieux mais aussi fondamentalement moches et sans intérêt. (Je précise que je ne suis pas vexé d'y être mauvais : je crois même que je m'en sors honorablement, ou en tout cas que je m'en sortais honorablement quand j'avais l'âge. On m'a d'ailleurs demandé, comme j'avais eu un prix au Concours général de maths, de participer à l'équipe française de la 35e olympiade à Hong Kong — mais comme j'avais aussi un autre prix en physique pour lequel j'étais invité aux États-Unis au même moment, je n'y suis pas allé.) Secundo, et sans doute le plus important : je trouve que l'idée de compétition, que ce soit entre les individus ou les pays, va complètement à l'encontre de l'esprit de la science qui est — ou devrait être — collaboratif et non compétitif.

[#2] Hint : dans la réalité, les maths sont dures pour tout le monde. Si elles ne l'étaient pas, l'hypothèse de Riemann serait décidée à l'heure qu'il est. (En fait, on peut même défendre l'idée que c'est une conséquence d'un théorème et d'un postulat physico-philosophique de Church et Turing que : les mathématiques ne peuvent pas être triviales pour aucun habitant de cet Univers, humain, extra-terrestre ou ordinateur.)

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(Monday)

Gratuitous Literary Fragment #151 (executive)

The summon to the palace had been predictably unpleasant.

The interview before the monarch was as devoid of substance as it was ornate in ritual. After the High Chamberlain (or some similarly sounding official rank) had proclaimed the imperial edict elevating me to my new office and its ancillary titles, the tokens associated with these were conferred upon me in an almost sacerdotal ceremony. The Empress herself sat motionless and said very little, only to acquiesce in reply to a few of the High Chamberlain's forewritten questions as to whether I should receive this-or-that privilege whose meaning escaped me. As for me, there was nothing I was expected to do, except kneel or stand as commanded: my own consent in the matter was apparently irrelevant.

With the liturgy out of the way, I was left to be processed (I can find no better term) by underlings. The Empress's chief of staff gave me a list of names that I was asked to “consider” as part of the nominations I would soon deal out: the carefully chosen wording made it sound like a request, the just as carefully chosen tone of voice betrayed more of an order.

Within a short time, I found myself seated in the great council chamber of the Capitoline Tower (whose panoramic view over the imperial sector alone justified each intrigue ever used to rise to the position), next to the two dozen men and women who were to help me in fulfilling the task I had been appointed to. Whether they were old friends or allies to whom I owed a favour, experts whose capacities were too precious to be left unused, or part of the “recommendations” I had been handed, I felt I had had very little choice in selecting these equals among whom I was now first.

A wave of panic washed over me. I felt like an impostor as I recited: Her Majesty's government is now in session.

And this is how I began my tenure as the longest serving Prime Minister in history.

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(jeudi)

Une petite histoire du ʔalif et du ʕayn

Pour changer un peu des maths (et de la physique), j'ai envie — sans avoir la prétention de faire de la linguistique sérieuse — de parler de deux lettres/sons qui n'ont pas d'équivalent en français ou en anglais (on peut arguër que le premier en a en allemand), mais qui font partie du répertoire normal de langues sémitiques comme l'arabe ; deux sons que les francophones ont souvent du mal à identifier ou à distinguer, et même quand ils en ont entendu parler ils ont tendance à les confondre. Je vais les appeler le ʔalif et le ʕayn, même si je ne veux pas seulement parler des lettres arabes portant ces noms (d'ailleurs, le ʔalif dont je parle correspond plutôt à la hamzaẗ arabe, comme je vais le dire) : les noms phonétiques précis sont occlusive laryngale sourde (ʔ) et constrictive/spirante pharyngale sonore (ʕ), mais c'est un peu long à dire, pas forcément tellement plus parlant pour le profane, et peut-être trop distinctif (je ne veux pas vraiment distinguer la variante du ʕayn qui est une vraie constrictive de celle qui est une spirante). Pour ceux qui auraient des polices de caractères peu complètes, le caractère ‘ʔ’ est une sorte de point d'interrogation sans le point, tandis que le ‘ʕ’ est son symétrique gauche-droite (i.e., symétrique par rapport à un axe vertical). Je vais expliquer plus bas d'où viennent ces caractères.

Ces sons sont à la fois très différents et étrangement semblables. Techniquement, bien qu'il s'agisse de deux consonnes, ils sont différents sur toutes les dimensions phonétiques (occlusive contre constrictive, laryngale contre pharyngale, sourde contre sonore), donc il ne devrait y avoir aucun risque de confusion. Pourtant, il faut reconnaître qu'il y a une certaine similarité, ou du moins un certain parallélisme entre eux : les deux peuvent être perçus par ceux qui ignorent leur existence comme une sorte de hiatus entre deux voyelles, ils ont été comparés (à mon avis à tort) aux esprits doux et rude du grec, et les Arabes ont eux-mêmes vu une certaine similitude puisqu'ils écrivent le son ʔ (ayant réemployé pour autre chose la lettre ʔalif qui le marquait historiquement) avec une lettre, la hamzaẗ, qui est graphiquement dérivée du ʕayn.

Le son ʔ, souvent appelé coup de glotte, peut être décrit tout simplement comme une interruption de la voix. Il est donc très facile à articuler, puisqu'il s'agit juste de séparer deux voyelles par du silence, la principale difficulté étant de se rendre compte qu'il s'agit bien d'une « consonne comme une autre ». Pour le prononcer, le mieux est sans doute de dire une voyelle de façon prolongée (le ‘a’ étant probablement le mieux), et d'interrompre cette voyelle — en interrompant le flux d'air — un peu soudainement, avant de la reprendre, le tout sans jamais fermer la bouche. L'interruption se fait en fermant les cordes vocales, situées au niveau de la partie du larynx appelée glotte (à ne pas confondre avec la luette, le truc qui pendouille au fond de la gorge, et qui n'a rien à voir, mais qui est parfois par erreur appelée glotte) : c'est pour cette raison qu'on parle de consonne laryngale, ou glottale. Pour ceux qui veulent un enregistrement (mais ce n'est sans doute pas très éclairant), Wikipédia a ça. Certains trouveront peut-être bizarre de qualifier cette interruption de « consonne », mais le principe même d'une consonne occlusive (ou au moins les occlusives sourdes : ‘p’, ‘t’, ‘k’, etc.) est justement d'arrêter brièvement le son et le flux d'air de la voix : ce qui distingue ces consonnes les unes des autres est la manière dont l'interruption se fait (l'« attaque » de la consonne) et la manière dont elle cesse (la « libération » de la consonne), seule la dernière partie étant audible en début de mot/phrase et seule la première étant audible en fin de mot/phrase ; le coup de glotte se caractérise par le fait que l'attaque est faite par une fermeture, et la libération par une réouverture, soudaines des cordes vocales.

Ceux qui connaissent l'allemand (et qui le prononcent soigneusement) savent que dans cette langue, un mot ou même une partie de mot composée commençant par une voyelle est prononcé articulé bien séparément de ce qui précède : cette séparation est justement un coup de glotte. Quand on prononce über alles, il ne faut donc surtout pas lier le ‘r’ de la préposition avec le pronom qui suit, mais bien dire ʔüber ʔalles. Certes, le cas des mots isolés commençant par une voyelle n'est pas forcément le plus convaincant (il y a un continuum entre une attaque « non glottale », comme en français, où le souffle d'air commence très légèrement avant que les cordes vocales entrent en vibration, et une attaque « glottale », comme en allemand, où les deux sont concomitants), mais si le coup de glotte est au milieu d'un mot, on peut plus facilement se convaincre qu'il s'agit bien d'un son autonome : penser au mot beachten, prononcé beʔachten, bien détaché, sans qu'il y ait transition graduelle d'une voyelle à l'autre.

Les exemples en anglais ou français sont plus difficiles à donner. En anglais, cependant, quand on prononce l'interjection uh-oh!, elle est généralement rendue comme ʔuh-ʔoh!, ou en alphabet phonétique correct, [ˈʔʌˈʔəʊ] — je ne sais pas vraiment ce qui explique la spécificité de cette interjection. Certains Anglais, notamment les Londoniens, et dans certains contextes les Américains aussi, ont tendance, surtout quand ils parlent vite, à remplacer certaines consonnes par des coups de glotte (par exemple, button est prononcé par certains avec un ‘ʔ’ à la place du ‘t’, et le ‘on’ étant par ailleurs transformé en un ‘n’ syllabique : [ˈbʌʔn̩]), mais c'est le genre de phénomène qui a tendance à passer complètement inaperçu, y compris de ceux qui le pratiquent. En français, je ne vois vraiment rien : les francophones ont tendance à tout articuler d'un seul souffle, sans aimer s'interrompre plus que nécessaire (on le voit aussi peut-être à l'inexistence des consonnes géminées, c'est-à-dire des consonnes « allongées » où l'intervalle de silence entre l'attaque et la libération est prolongé, comme les consonnes redoublées de l'italien). Même la ‘h’ dite « aspirée » en français, comme dans le hiatus non seulement n'est pas aspirée, mais n'est même pas prononcée du tout. Peut-être quand il y a hiatus entre deux voyelles identiques (à Alger) a-t-on tendance à les séparer par un léger coup de glotte, mais même dans ce cas il me semble qu'il est optionnel et/ou peu marqué. En revanche, dans d'autres langues, le ʔ peut être une consonne tout à fait normale : je vais reparler des langues sémitiques, mais pour l'anecdote on peut signaler que Hawaï devrait être prononcé Hawaiʔi (dans ce contexte de transcription des langues polynésiennes, le ‘ʔ’ est généralement noté par une apostrophe inversée, donc quelque chose comme Hawai`i — je trouve ça assez mauvais parce que ça encourage à la confusion avec le ‘ʕ’ dont je dois encore parler et qui est souvent aussi noté comme ça). On peut tout à fait géminer (i.e., redoubler) un ‘ʔ’, ce qui revient à faire une interruption plus longue.

Le son ʕ est peut-être plus subtil à décrire, et il y a aussi plus de variabilité possible (si on est soigneux, on peut distinguer une constrictive [=fricative] pharyngale sonore d'une spirante [=constrictive ouverte] pharyngale sonore, selon le niveau de resserrement du pharynx ; par ailleurs, j'ai lu des gens expliquant que, au moins dans certaines prononciations de l'arabe, la lettre ʕayn dont la prononciation « canonique » devrait sans doute être le son dont je parle ici, serait plutôt rendue comme un coup de glotte pharyngalisé, noté [ʔˤ], donc une sorte de mélange des deux sons dont je parle, ce qui commence à devenir franchement subtil ; de même, on confond souvent les pharyngales avec les épiglottales ou épiglotto-pharyngales, et j'avoue ne jamais avoir réussi à me convaincre de la différence). À nouveau, vous avez un enregistrement sur Wikipédia, mais je ne sais pas s'il permettra vraiment de comprendre comment le son fonctionne.

Cette fois-ci, il s'agit d'un son prononcé avec le pharynx, c'est-à-dire l'arrière de la gorge, en reculant l'arrière de la langue vers l'arrière de la gorge de façon à y restreindre le passage de l'air (on peut aussi le faire avec l'épiglotte, mais comme je le disais, la distinction ne me semble pas claire). Ce son n'est pas difficile à prononcer, mais il n'est pas vraiment facile à expliquer si je m'adresse à des francophones vu qu'il n'y a aucune sorte de consonne pharyngale en français : quand on dit un son prononcé avec l'arrière de la gorge, les gens ont tendance à émettre un râle inarticulé qui ressemble à une caricature de ce qu'ils imaginent être l'arabe, or le ʕayn est un son au contraire assez doux.

Il faut dire que ça n'aide pas que la phonétique parle de consonnes « sourdes » et « sonores » pour désigner celles qui sont articulées sans vibration des cordes vocales (comme ‘t’, ‘p’, ‘f’, ‘k’) et celles qui sont articulées avec (comme ‘d’, ‘b’, ‘v’, ‘g’), alors que les sourdes ont tendance à être prononcées plus fortes que les sonores, vu que le fait de faire vibrer les cordes vocales (pour prononcer une sonore) empêche que le flux d'air soit trop important (ce qui donne un son plus fort). C'est ainsi que le son ‘h’ le plus courant (celui de l'anglais et de l'allemand, entre autres langues ; il s'agit d'une laryngale) est sourd, mais que sa variante sonore (qui est plus courante en néerlandais, par exemple), ‘ɦ’, est relativement inaudible. La contrepartie sourde du ʕayn, c'est-à-dire le ‘ħ’ (ou « ‘h’ pharyngal »), est donc prononcée beaucoup plus forte, et c'est sans doute à ce son-là que les gens pensent quand on évoque une consonne pharyngale : c'est un son qui apparaît dans un certain nombre de mots arabes connus (comme halal ou le Hamas ; il est typiquement transcrit ‘ḥ’, mais je préfère ici le ‘ħ’ de l'alphabet phonétique). Ce ‘ħ’ (enregistrement ici) est approximativement quelque chose d'intermédiaire entre le ‘ch’ dur de l'allemand (dans Bach, par exemple, phonétiquement [x] ou plutôt [χ]) et le ‘h’ de l'anglais ou de l'allemand : en gros, il s'agit d'arriver à produire une turbulence comme pour le premier, mais sans l'aide du palais (ce qui se confirmera au fait qu'on arrive à le prononcer avec la bouche complètement ouverte, la luette étant bien visible dans un miroir). Je répète que si le ‘ħ’ et le ‘ʕ’ (ʕayn) ont le même lieu d'articulation (pharyngal), comme le ʕayn est « sonore », il est en fait beaucoup plus doux.

Pour prononcer le ʕayn, je propose plutôt aux francophones de penser à l'‘r’ française dans sa forme atténuée, peut-être dans le mot parti, et d'essayer de prononcer quelque chose d'intermédiaire entre elle et un simple allongement de la voyelle ‘a’. L'‘r’ française est uvulaire, c'est-à-dire que ce son est prononcé en approchant la langue de la luette (« le truc qui pend à l'arrière de la gorge »), soit pour produire un battement (mais cette ‘r’ « roulée » est une prononciation assez marginale et ce n'est pas celle qu'on recherche ici), soit pour produire un frottement, plus ou moins atténué. Il s'agit maintenant de prononcer le même genre de frottement atténué mais avec l'arrière de la langue, à peu près à l'emplacement où elle est déjà pour prononcer la voyelle ‘a’. Ce qui explique que certains analysent le [ʕ] comme un « [ɑ] consonne » à la manière dont le [w] est un « [u] (c'est-à-dire ‘ou’ français) consonne », le [j] (c'est-à-dire le ‘-ille’ français comme dans feuille) est un « [i] consonne », et le [ɥ] (comme le ‘u’ du mot français nuit prononcé par un non-Belge) est un « [y] (c'est-à-dire le ‘u’ français) consonne ». D'ailleurs, le mot arabe ʕīd (عيد), qui signifie fête, a été tranformé par les Français en Aïd, ce ‘a’ initial étant juste une façon de noter le ʕayn initial (et c'est vrai que c'est un peu difficile de prononcer ‘ʕi’ sans faire une sorte de ‘a’ quelque part, quand la langue passe de la position arrière nécessaire au ‘ʕ’ à la position avant nécessaire au ‘i’). Mais dans ma tête, le ʕayn fait surtout penser à une sorte de ‘r’-du-français un peu avalé (et je crois que ma mémoire les classe ensemble, si bien que j'ai tendance à mélanger le ‘ʕ’ et le ‘r’ même si dans une langue comme l'arabe il n'y a vraiment pas de ressemblance entre eux).

Ci-dessus j'ai seulement parlé des sons, il faut maintenant dire aussi quelque chose des lettres et de leur transcription. Dans les langues sémitiques, ou plus généralement chamito-sémitiques (=afro-asiatiques), a priori, à la fois le ‘ʔ’ et le ‘ʕ’ sont des lettres (consonnes) à part entière, ce qui explique que je les aie appelées ʔalif et ʕayn, d'après les noms arabes des lettres en principe correspondantes ; mais il y a des subtilités. En égyptien hiéroglyphique, le ʔalif est le hiéroglyphe 𓄿 (G1, vautour égyptien, plus exactement un percnoptère) ; pour éviter d'avoir à dessiner un vautour, les égyptologue utilisent une transcription spéciale, ‘ꜣ’ (en Unicode, U+A723 LATIN SMALL LETTER EGYPTOLOGICAL ALEF), une sorte de ‘3’ évoquant vaguement le dessin du vautour. Le ʕayn, lui, est 𓂝 (D36, bras — tiens, il n'a pas d'entrée sur Wikipédia, celui-là ?), qui a aussi sa transcription spéciale, ‘ꜥ’ (U+A725 LATIN SMALL LETTER EGYPTOLOGICAL AIN), une sorte d'angle pas très net vaguement comme un ‘r’ minuscule (je ne sais pas d'où vient ce symbole). Comme on ne connaît pas les voyelles de l'égyptien (seules les consonnes étaient notées), il est parfois tentant d'inférer un ‘a’ pour l'une ou l'autre de ces lettres : par exemple, le hiéroglyphe sans doute le plus célèbre, la croix ansée (en fait peut-être un nœud de sandale) ou symbole de la vie, très apprécié des occultistes, a la valeur phonétique ꜥnḫ, et on rend souvent ça par ankh. Maintenant, comme je n'aime pas trop les symboles ‘ꜣ’ et ‘ꜥ’, je vais préférer ‘ʔ’ et ‘ʕ’ (on n'est pas certain, bien sûr, que ces hiéroglyphes correspondent exactement aux sons que j'ai décrits ci-dessus, mais c'est au moins une hypothèse plausible ou une approximation).

En arabe, la lettre qui servait à l'origine (probablement !) à désigner le son ‘ʔ’, et par laquelle j'ai choisi de le désigner, ʔalif, a dévié vers un autre usage, celui d'allonger la voyelle ‘a’ (il faut préciser que l'arabe utiliser des consonnes pour marquer l'allongement des voyelles : la voyelle longue ‘ī’ est notée ‘{i}y’, la voyelle longue ‘ū’ est notée ‘{u}w’, et la voyelle longue ‘ā’ est notée par un ‘{a}’ suivi d'un ʔalif, justement ; dans tous les cas, j'écris la voyelle entre accolades parce que les voyelles ne sont normalement pas écrites en arabe, donc seule reste visible la consonne d'allongement). Il n'y a qu'en début de mot que le ʔalif a gardé son rôle de noter le son ‘ʔ’, i.e., le coup de glotte. Mais comme le coup de glotte reste en tant que consonne du langage, une autre lettre a été introduite pour le noter, la hamzaẗ, qui obéit à des règles orthographiques un peu compliquées (la hamzaẗ est généralement « portée » par une autre consonne, ‘y’, ‘w’ ou justement le ʔalif, et ce n'est que dans des cas spéciaux qu'elle peut apparaître en tant que lettre autonome) : du coup, ce n'est pas très clair si le caractère ‘ʔ’ (ou variante) doit servir à transcrire le ʔalif, la hamzaẗ, ou la combinaison des deux (la combinaison des deux est fréquente en début de mot, où le ʔalif historique a été orné d'une hamzaẗ — au-dessus ou en-dessous selon la voyelle — pour faire bon poids lorsqu'il s'agit de marquer les mots qui commencent par le son ‘ʔ’, c'est-à-dire « par une voyelle »). Pour compliquer les choses, le symbole de la hamzaẗ (ء) est dérivé de celui du ʕayn (ع).

Il n'y a jamais en arabe deux voyelles qui se suivent immédiatement. Lorsque la transcription le laisse croire, il peut s'agir d'une diphtongue (‘{a}y’ ou ‘{a}w’ donc en fait voyelle+consonne), ou bien qu'il y ait entre ces deux voyelles une consonne qui « ne se transcrit pas », donc justement la hamzaẗ pour le son ‘ʔ’ ou le ʕayn pour le son ‘ʕ’. Par exemple, le prénom Saïd est, en fait, Saʕīd (سعيد‎) ; et l'expression si Dieu le veut (إن شاء الله) est in šāʔa (ʔa)llāh. Il en va de même des voyelles qui semblent débuter un mot : si on n'a rien transcrit, c'est en fait que le mot commence par ʔalif+hamzaẗ ou bien par ʕayn. D'ailleurs, le mot arabe lui-même vient de ʕarabīy, le mot émir (commandant, prince) est ʔamīr, l'Iraq est ʕirāq et un imam est un ʔimām. Allez savoir, d'ailleurs, pourquoi ʕīd est devenu Aïd en français, mais ʕirāq est devenu Ira(q|k) et pas Aïrak selon la même logique. (Quant au mot Allah ou à l'article défini al-, il commence par ʔalif+hamzaẗ, avec la subtilité cependant que la hamzaẗ est ici « instable », c'est-à-dire que la voyelle tombera après un mot terminé par une voyelle — un peu comme l'élision de le en l' en français, mais à l'envers.)

À cause de ce fait qu'une « voyelle initiale » dans un mot arabe doit être précédée d'un ‘ʔ’ ou d'un ‘ʕ’ (analyse douteuse : ce sont juste des consonnes comme les autres), certains grammairiens ont voulu comparer ces situations aux « esprits » du grec ancien, qui marquent si un mot commençant par une voyelle commence vraiment par la voyelle (esprit doux, marqué par un ‘ʾ’ sur la voyelle) ou commence en fait par une aspiration, c'est-à-dire un [h] (esprit rude, marqué par un ‘ʿ’ sur la voyelle). La comparaison est très douteuse pour plusieurs raisons : les esprits du grec n'ont de sens que en début de mot, alors que la hamzaẗ et le ʕayn de l'arabe sont des consonnes tout à fait normales, et les sons ne sont pas les mêmes (on ne sait pas si l'esprit doux était prononcé comme un ‘ʔ’ ou pas prononcé du tout, mais l'esprit rude n'était très certainement pas un [ʕ], on est à peu près sûr que c'était un [h]). Néanmoins, à cause de cette analogie, on note parfois ‘ʾ’ (U+02BE MODIFIER LETTER RIGHT HALF RING) et ‘ʿ’ (U+02BF MODIFIER LETTER LEFT HALF RING) ce que j'ai noté respectivement ‘ʔ’ (U+0294 LATIN LETTER GLOTTAL STOP) et ‘ʕ’ (U+0295 LATIN LETTER PHARYNGEAL VOICED FRICATIVE). Là aussi, la confusion existe pour savoir si, en arabe, ‘ʾ’ doit servir à transcrire le ʔalif (ce qui est historiquement justifié), la hamzaẗ (ce qui est phonétiquement justifié), ou la combinaison des deux (et différents systèmes de transcription ont choisi différentes solutions). Je suppose, même si je n'en ai pas de confirmation claire, que les caractères ‘ʔ’ et ‘ʕ’ ont été inventés par les phonéticiens qui ont créé l'alphabet phonétique international sur la base des ‘ʾ’ et ‘ʿ’ eux-mêmes dérivés des dessins des esprits grecs.

Par ailleurs, il faut signaler que l'arabe a des consonnes dites « emphatiques », c'est-à-dire pharyngalisées : ṣ (ص), ḍ (ض), ṭ (ط), et le relativement rare ẓ (ظ), qui sont prononcés un peu mais pas exactement comme si la lettre non-emphatique correspondante était suivie d'un petit ʕayn. (Un peu à la manière dont le ‘gn’ français, ou ‘n’ « mouillé », est un peu comme un ‘n’ suivi d'un [j] et le ‘gli’ italien ou ‘l’ « mouillé » — dans famiglia par exemple — est un peu comme un ‘l’ suivi d'un [j] : en fait, cette « mouillure » est une palatalisation, ou articulation secondaire d'un [j] par rapprochement de la langue du palais, et la pharyngalisation est, de même, un rapprochement de l'arrière de la langue vers l'arrière de la gorge comme quand on prononce [ʕ].) En phonétique, on note ça [sˤ], [dˤ], etc. (avec un ‘ʕ’ en exposant). Je ne sais pas, d'ailleurs, si ces consonnes emphatiques viennent ou non d'une combinaison consonne + ʕayn.

Toujours est-il que je déteste les transcriptions qui font purement et simplement disparaître ces consonnes essentielles : je sais que j'ai déjà ranté à ce sujet, mais il me semble essentiel de ne pas massacrer les mots étrangers (surtout quand ils sont relativement peu acclimatés au français, c'est-à-dire pas encore totalement importés/naturalisés). Surtout que si on utilise la transcription par ‘ʾ’ et ‘ʿ’, les gens qui ignorent la langue vont de toute façon sauter ces signes et ne pas être gênés par eux (les ‘ʔ’ et ‘ʕ’ peuvent être plus gênants, je ne les utilise ici que parce que je ne parle pas que de l'arabe mais aussi de leur phonétique).

Quant à l'hébreu, il a bien les deux lettres ʔalif (enfin, en hébreu, ʔalef), א, et ʕayn (ʕayin), ע : apparemment, à l'époque biblique, elles pouvaient bien être prononcées [ʔ] et [ʕ], mais il y a une subtilité, c'est qu'elles représentent chacune la fusion de deux lettres proto-sémitiques (restées distinctes en arabe), à savoir les pharygo-laryngales que j'ai décrites, et des analogues uvulaires, [χ] (le ‘ch’ dur de l'allemand, dans Bach, par exemple, ou le ‘ẖ’/خ arabe) et [ʁ] (en gros le ‘r’ standard du français, ou le ‘ġ’/غ arabe), et donc les deux prononciations étaient possibles pour chacune des deux lettres ([ʔ] ou [χ] pour ʔalef, et [ʕ] ou [ʁ] pour ʕayin). La prononciation moderne de l'hébreu est relativement artificielle puisqu'elle résulte d'une synthèse de différentes traditions sur la façon de prononcer l'hébreu biblique, et comme les héritiers de certaines de ces traditions parlaient des langues très éloignées (par exemple le yiddish, qui est germanique), il n'est pas surprenant que la prononciation s'en soit ressentie : je crois comprendre que la plupart des locuteurs, au moins d'accent « non-oriental », de l'hébreu moderne prononcent ʔalef et ʕayin de la même façon — comme un coup de glotte, voire, pas du tout.

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(mercredi)

Petit supplément à ma page d'ondes sur la sphère

J'ai présenté avant-hier une page en JavaScript (enfin, deux : avec WebGL ou sans) qui affiche une animation d'ondes sur une sphère (un peu plus précisément, une solution de l'équation des ondes (∂²/∂t²−c²Δ)φ=0, où Δ est le laplacien sphérique ; ou en fait, trois solutions à la fois, une pour chaque composante de couleur RGB). J'ai ajouté un bouton pause, mais ce n'est pas le plus intéressant : j'ai surtout ajouté toutes sortes de modes spéciaux.

(Si la description qui suit ne vous intéresse pas, sautez directement jusqu'au dernier paragraphe.)

On m'avait demandé si je pouvais permettre un choix de la condition initiale (pour les non-mathématiciens : la configuration à partir de laquelle l'onde évolue) : ce serait assez compliqué de fournir une façon de faire ça en général, mais on peut quand même permettre de choisir une configuration qui a des symétries particulières (qui se conserveront avec l'évolution dans le temps). C'est ce que ma page JavaScript permet maintenant. Un exemple de tel cas est la situation où il y a symétrie par rapport au centre de la sphère : l'état est en permanence le même en deux points antipodaux l'un de l'autre (i.e., φ(−x,−y,−z) = φ(x,y,z)) ; si on veut, on peut considérer qu'il s'agit alors d'une équation des ondes sur le plan projectif réel (qui est la sphère où on a identifié les paires de points antipodaux) ; ceci a l'intérêt qu'on voit alors la totalité de la configuration (puisque le programme n'affiche qu'un hémisphère, mais l'autre s'en déduit par symétrie). On peut imaginer d'autres symétries de ce genre, évidemment : par rapport à un plan (si c'est le plan parallèle au plan de projection — que j'appelle z=0 — alors on voit de nouveau toute la configuration, puisque de nouveau l'autre hémisphère est symétrique, mais cette fois par rapport à un plan, ce qui est donc subtilement différent) ; ou par rapport à un axe, et dans ce cas, à différents niveaux. (Je me suis limité à une symétrie d'ordre 2 ou 3 par rapport à l'axe de vision, parce que je ne calcule pas assez d'harmoniques pour qu'une symétrie d'ordre supérieur puisse être intéressante à voir, déjà 3 est limite. C'est dommage, parce qu'en général on pouvait demander des groupes de symétrie plus intéressants, à savoir les symétries d'un des solides réguliers. Mais bon, même dans le cas de la symétrie cubique/octaédrale, je n'ai pas le courage de calculer l'action sur les harmoniques sphériques.)

Mais j'ai un autre type de configuration particulière à proposer : il s'agit des cas où l'équation des ondes conserve la « masse totale », c'est-à-dire techniquement la norme L² (en l'occurrence, sur chacun des canaux de couleur) : pour parler grossièrement, des creux et des bosses peuvent se déplacer, mais leur quantité totale doit rester inchangée (note : la moyenne reste de toute façon constante — dans mon cas, à 0 que je représente par le gris intermédiaire qui sert aussi de fond — et c'est ici de la moyenne quadratique que je parle). Je ne sais pas quel est le terme standard (il y en a probablement un) pour désigner ce genre de configurations de l'équation des ondes. La situation complètement opposée est celle d'une onde stationnaire : très grossièrement parlant, dans une onde stationnaire, les creux et les bosses apparaissent et disparaissent, mais ne changent pas de place. Comme ce n'est pas terriblement intéressant, j'ai défini les configurations « stationnaires par niveau », qui sont celles où chaque niveau d'harmoniques sphériques (et chaque canal RGB) définit une onde stationnaire. Ces deux conditions se combinent d'ailleurs agréablement avec la condition d'être symétrique par rapport au centre de la sphère (« projectif », cf. ci-dessus), donc j'ai aussi mis les conjonctions en question.

Pour ceux qui connaissent un peu plus de maths, voici une explication plus claire sur ces deux conditions de conserver la masse L² et d'être stationnaire par niveau : en général, on peut écrire φ = ∑u,m(tY[,m] (pour −m, et parcourant les entiers naturels — même si mon JavaScript ne monte que jusqu'à 8), où les Y[,m] sont les harmoniques sphériques (réelles), qui vérifient (ΔY[,m] = −(+1)·Y[,m]) et sont orthogonaux au sens L² et u,m(t) est une sinusoïde de fréquence (c/2π)·√((+1)) (c'est ça qui assure qu'on vérifie l'équation des ondes). Cette dernière condition peut s'écrire u,m(t) = Re(Z,m·exp[i·c·√((+1))·t]) avec Z,m un nombre complexe (dont le module et l'argument déterminent l'amplitude et la phase de cette sinsuoïde). La condition de conserver la masse L² signifie que la somme des carrés de ces parties rélles ne dépend pas de t, ce qui revient en fait à ce que la somme des carrés des complexes Z,m (pour −m) s'annulle pour chaque . La condition d'être stationnaire par niveau, elle, signifie que pour chaque , les Z,m ont tous la même phase à π près (i.e., ils sont proportionnels par des nombres réels).

La première condition m'a d'ailleurs conduit au problème suivant, qui est assez perturbant : comment tirer au hasard de façon « naturelle » des nombres complexes Z1,…,Zk tels que Z1² + ⋯ + Zk² = 0 ? (Il revient au même de chercher des réels A1,…,Ak et B1,…,Bk tels que la somme des Ai² soit égale à la somme des Bi², et que la somme des Ai·Bi soit nulle, i.e., deux vecteurs de même norme et orthogonaux.) En l'absence de condition, je choisis les Zi en tirant leur partie réelle Ai et leur partie imaginaire Bi indépendamment selon une distribution gaussienne (dont l'écart-type décroît avec , mais ce n'est pas la question ici) ; pour une distribution stationnaire par niveau, je choisis un complexe de module 1 une fois pour toutes, et je le multiplie par des réels tirés selon une distribution gaussienne ; mais pour Z1,…,Zk tels que Z1² + ⋯ + Zk² = 0, ce n'est pas clair ce qu'il vaut mieux faire. Je pensais prendre une distribution gaussienne conditionnée par cette condition, mais je suis tombé sur le paradoxe de Borel, et du coup je ne sais pas exactement quoi faire. Au final, je tire Ai et Bi selon des distributions gaussiennes, je projette B sur l'orthogonal à A, et je le renormalise pour avoir la même norme que A (on se convaincra, au moins, que c'est en fait symétrique entre A et B), mais peut-être que la distribution que je donne à la norme carrée de A n'a pas le bon nombre de degrés de liberté (si tant est qu'il y en ait un « bon »).

Toutes ces choses étant dites, je serais curieux de savoir quelle impression font ces différents « modes », même (et surtout) sur ceux qui n'ont pas lu ou compris les explications ci-dessus. Y en a-t-il qui vous semblent plus jolis ? Et pensez-vous pouvoir les reconnaître (à part ceux qui présentent des symétries vraiment évidentes, c'est-à-dire les axialement 2-symétrique et 3-symétrique et les symétriques par rapport aux plans x=0 et y=0) ? Il y a une façon de reconnaître les modes projectifs (même si elle n'est pas évidente quand on laisse tourner l'animation ; je laisse en exercice de deviner de quoi il s'agit). Mais pour ce qui est des modes L²-conservatif et stationnaire par niveau, je n'arrive pas à savoir si j'arrive vraiment à les reconnaître ou si c'est une sorte d'effet placébo (je devrais écrire de quoi faire des tests à l'aveugle) ; et de même pour le mode symétrique par rapport à z=0.

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(lundi)

Une envoûtante animation d'ondes sur la sphère

Comme je me suis décidé relativement récemment (j'y ai fait allusion au passage) à apprendre des choses que j'aurais sans doute dû savoir depuis longtemps sur l'analyse harmonique élémentaire sous les groupes compacts, j'ai voulu faire joujou avec les harmoniques sphériques.

Comme il faut bien que je dise au moins approximativement de quoi il est question, voici une petite digression à ce sujet.

Beaucoup de gens, même non-mathématiciens, ont probablement entendu parler des séries de Fourier, qui sont une façon d'analyser un signal périodique en le décomposant en fréquences harmoniques : grossièrement parlant, il s'agit d'écrire une fonction de fréquence f comme comme de sinusoïdes de fréquences n·f (la « n-ième harmonique ») dont l'amplitude et la phase dépendent de n. Par ailleurs, un signal périodique, c'est la même chose qu'une fonction sur le cercle (un temps circulaire, c'est la même chose qu'un temps qui se répète périodiquement : voyez l'article Wikipédia que je viens de lier, il y a plein d'animations très cool dessus) : les séries de Fourier sont donc, si on préfère, une façon d'analyser les fonctions sur le cercle.

Mais il existe aussi une façon très analogue de décomposer un signal sur la sphère (il existe des choses analogues en toute dimension, et même sur des espaces nettement plus généraux, mais limitons-nous à la sphère de dimension 2) : au lieu de développer en sinusoïdes de fréquences multiples de la fondamentale comme on le fait pour les séries de Fourier (séries trigonométriques), on développe en termes de ce qu'on appelle des harmoniques sphériques, et le développement correspondant s'appelle l'expansion multipolaire (note : ces deux articles Wikipédia parlent en gros de la même chose, et il faudrait sans doute les fusionner, ou au moins les harmoniser — mais c'est un bon exemple de la manière dont des gens peuvent faire la même chose sans vraiment se parler). Ce développement a beaucoup de propriétés communes avec le développement de Fourier. Une différence notable est qu'au lieu d'avoir juste le multiple n de la fréquence fondamentale (si on veut, le nombre de bosses sur le cercle), les harmoniques sphériques Y[,m] dépendent de deux entiers, étant en quelque sorte le niveau de fréquence totale et m la fréquence en longitude. (Elles dépendent, du coup, du choix d'un pôle nord : si on effectue une rotation quelconque de la sphère, la fonction Y[,m] se transforme en une combinaison linéaire des Y[,m′] pour ce même et l'ensemble de tous les m′. Une recherche sur Google images donnera au moins une idée de ce à quoi ces fonctions ressemblent, sous différentes représentations graphiques — et on voit vaguement en quoi ce sont des analogues sur la sphère des sinusoïdes sur le cercle.) Du coup, au lieu d'avoir une série simple de coefficients de Fourier, on a une série à deux indices ,m de coefficients harmoniques.

Cette décomposition a des applications dans beaucoup de domaines : elle est très souvent pertinente pour étudier une fonction sur la sphère. Par exemple, une quantité définie sur la Terre tout entière, ça aurait un sens, et souvent un intérêt, d'essayer de la décomposer en harmoniques sphériques (je ne sais pas, moi, la forme du géoïde, la température de surface à un instant donné, la densité de population humaine, ce genre de choses ; les physiciens font ça aussi, entre autres, pour analyser le rayonnement cosmologique fossile et confronter son spectre aux théories).

Mais un intérêt particulier de la décomposition en séries de Fourier (ou de la transformée de Fourier), c'est aussi de résoudre des équations aux dérivées partielles linéaires ; d'ailleurs, Fourier cherchait, historiquement, à résoudre l'équation de la chaleur sur un cercle. C'est aussi le cas pour la décomposition en harmoniques sphériques, essentiellement à cause du fait que les harmoniques sphériques Y[,m] sont des vecteurs propres du laplacien shérique (ΔY[,m] = −(+1)·Y[,m]), ce qui les rend très confortables dans des équations faisant intervenir cet opérateur, comme l'équation de la chaleur ou l'équation des ondes. C'est pour cette raison que les harmoniques sphériques apparaissent dans la résolution de l'équation de Schrödinger pour le calcul des orbitales des électrons dans un atome.

Bref, j'ai fait une petite page en JavaScript qui représente l'évolution — linéaire — d'une onde sur une sphère (ou peut-être plutôt trois ondes, une par composante de couleur). En fait, j'ai fait deux versions de cette page :

ici en WebGL et ici sans

(la version WebGL est généralement beaucoup plus rapide que celle sans — cette dernière pourrait mettre plusieurs secondes, voire dizaines de secondes, à se charger, et affichera certainement moins d'images par seconde — mais la version WebGL a aussi plus de chances de ne pas marcher, ou de marcher bizarrement, ou dans de rares cas de crasher le navigateur ; à part ça, elles sont censées afficher exactement la même chose, aux choix aléatoires initiaux près).

Je trouve ça extrêmement joli et vraiment fascinant à regarder. J'ai passé un temps fou à regarder cette sphère opalescer jusqu'à me laisser hypnotiser par elle. (Mais pourquoi on ne m'a jamais dit ça, quand on m'a parlé de l'équation des ondes, que ça pouvait être aussi joli ?)

Après, je suis un peu déçu par les navigateurs. La version sans WebGL est lente, ce qui est peut-être normal parce qu'elle doit effectuer en gros 81 multiplications+additions par pixel et par rafraîchissement, mais je pensais quand même que les ordinateurs arriveraient à faire un ordre de grandeur plus vite que ça, surtout qu'on m'a tellement vanté que JavaScript était maintenant un langage ultra-rapide. La version avec WebGL est d'une rapidité acceptable, mais j'ai horriblement souffert pour l'écrire, à me cogner contre une limitation après une autre de ce truc (par exemple, j'avais voulu faire ça avec des textures flottantes, mais déjà c'est une extension pas garantie et ensuite de toute façon, on ne peut pas demander 81 textures flottantes, quelle que soit leur taille, c'est trop). Dans tous les cas, je n'ai pas vraiment pu aller au-delà de 9 niveaux d'harmoniques sphériques (c'est-à-dire <9 ; c'est pour ça que la sphère est aussi lisse) : c'est dommage, parce que je pense que ça peut être intéressant avec beaucoup plus, mais je ne vois pas vraiment comment améliorer l'efficacité.

(Les téméraires peuvent reprendre le fichier et modifier la ligne var degree_cut = 9 pour remplacer 9 par le nombre qu'ils voudront, mais déjà pour 12, la version sans WebGL est inacceptablement lente chez moi — bon, il est vrai qu'on peut baisser la résolution pour compenser, en changeant les attributs width="300" height="300" de l'élément canvas — et la version WebGL ne marche tout simplement plus puisque le « fragment shader » devient trop long et bute contre une autre limitation du machin.)

J'essaierai sans doute de calculer une animation en haute résolution et avec beaucoup d'harmoniques (j'aimerais bien arriver à mettre quelque chose comme 30 niveaux), et la mettre sur YouTube. Qui, bien sûr, massacrera impitoyablement la qualité de ce que j'aurai calculé (surtout que les formats vidéo sont très mauvais avec les couleurs qui bougent), mais bon, je ne sais pas bien quoi faire de mieux.

Mise à jour : Voici un lien vers la version sur YouTube, où j'ai calculé 31 niveaux d'harmoniques ce qui donne plus de détails sur la sphère (détails malheureusement en partie obscurcis par la compression vidéo).

Ajout/suite : Voir l'entrée suivante.

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(jeudi)

Je me noie dans les entrées de blog que j'essaie d'écrire

Ma motivation principale pour faire de la vulgarisation scientifique dans ce blog est de me forcer à faire un petit tour d'un sujet et vérifier que je le comprends comme je voudrais (parce qu'il n'y a pas de meilleur moyen pour s'assurer qu'on comprend quelque chose que de l'enseigner, et comme il est peu probable qu'on me laisse faire des enseignements de quelque chose d'éloigné de ce qui est censé être ma « spécialité », je ne peux pas faire mieux que de les raconter en ligne) ; de façon apparentée, ça me sert d'« espace de swap » de ma mémoire, me permettant donc de libérer mon cerveau de ce que j'ai appris sur le sujet (ou en tout cas, de ne pas angoisser à l'idée de l'oublier) en me disant que je pourrai le retrouver ici. (Quand il s'agit de sujets trop techniques qui ne se prêtent pas trop à de la vulgarisation, bien sûr, je fais autrement : j'écris par exemple des petites notes en TeX que je garde sous le coude.)

Un des problèmes que je rencontre souvent (et dont je me suis déjà plaint par le passé, mais si vous n'aimiez pas m'entendre radoter vous ne liriez pas ce blog, n'est-ce pas ?) c'est que je sous-estime radicalement la quantité de choses que j'ai à raconter sur un sujet donné. Et par conséquent le temps et l'espace que ça va me prendre de les raconter.

Par exemple, il y a quelques semaines, je me suis dit que j'écrirais bien une « petite entrée » (famous last words!) sur la cosmologie (oui, je sais, j'ai récemment laissé entendre que je pourrais écrire quelque chose sur la physique des particules, mais si vous cherchiez la cohérence thématique vous ne liriez pas ce blog, n'est-ce pas ?). Je pensais sincèrement ne pas avoir grand-chose à raconter à ce sujet : je voulais juste écrire une petite introduction historique et physique, et ensuite me concentrer sur les mathématiques. Comme il s'agit essentiellement — me disais-je — de commenter deux équations différentielles pas très compliquées (et dont, d'ailleurs, l'une est essentiellement une intégrale première de l'autre), à savoir

(a′/a)² = 8π·𝒢·ρ/3 − K₀/a² + Λ/3

et

a″/a = −4π·𝒢·(ρ+3𝓅)/3 + Λ/3

(avec a la taille de l'Univers à la taille présente, 𝒢 la constante de Newton, ρ et 𝓅 la densité de masse-énergie et la pression respectivement, K₀ la courbure actuelle de l'espace pour et Λ la constante cosmologique), je me suis dit que je n'aurais pas des masses à en dire. Et je me suis dit que ce serait assez sympa parce que comme les maths ne sont pas trop compliquées (les équations d'Einstein en général sont difficiles à expliquer, mais ici il s'agit du cas très particulier, à peu près le plus simple possible, où l'espace est homogène et isotrope, c'est-à-dire le même en tout point et dans toutes les directions), ça pourrait intéresser beaucoup de gens qui savent en gros ce qu'est une équation différentielle mais ne savent pas ce que c'est qu'un tenseur de courbure.

Sauf que bien sûr ça a débordé dans tous les sens. En voulant écrire une introduction historique, j'ai appris plein de choses sur l'histoire de la cosmologie : sur l'histoire du mot Big Bang (racontée en détails ici), sur la manière dont on a découvert l'expansion de l'Univers et le rayonnement cosmologique fossile, etc. En voulant écrire une introduction physique, j'ai appris plein de choses sur l'histoire de l'Univers, sur la thermodynamique des premiers instants après le Big Bang, sur la cinétique de la nucléosynthèse primordiale, sur la formation des étoiles et des galaxies, etc. En voulant écrire une petite partie rapide sur la cinématique et la géométrie d'un espace-temps dont l'espace est homogène et isotrope (avant même de poser les équations de Friedmann-Lemaître, ci-dessus, qui gouvernent sa dynamique), j'ai fait plein de calculs sur le mouvement et les distances dans un tel espace-temps. En voulant écrire des généralités sur la notion d'énergie et de pression en relativité générale, j'ai surtout compris que je ne comprenais pas grand-chose à la notion de pression (et de ce que ça a comme sens qu'elle ait ou pas des effets gravitationnels autonomes), mais j'ai aussi appris plein de choses sur la notion de conditions d'énergie (i.e., inégalités entre ρ et 𝓅). En voulant parler du problème de la (non-)?conservation de l'énergie lors de l'expansion de l'Univers, je suis tombé dans un abîme de difficultés et j'ai de nouveau compris que je ne comprenais rien. En voulant parler de la résolution exacte des équations de Friedmann-Lemaître, je suis tombé dans un bourbier de fonctions elliptiques. En passant, je me suis aussi englué dans la thermodynamique du gaz de photons, dans la dérivation purement newtonienne des équations de Friedmann-Lemaître (qui est peut-être inconsistante, mais peut-être pas), dans les différentes descriptions de l'espace de de Sitter, et quelques autres bêtises de ce genre. Bref, rien que lister tout ça est un peu long : je ne suis pas mécontent d'apprendre plein de choses, mais, forcément, mon texte est devenu d'une longueur un peu délirante, et probablement d'un niveau moins élémentaire que ce que j'espérais initialement (même si je fais l'effort d'essayer de mettre clairement à part toutes les digressions « pour les lecteurs plus avertis »). Et, fatalement, je commence à en avoir un peu par-dessus la tête de la cosmologie, à ce niveau-là. Du coup, je ne sais pas si l'expansion de mon entrée sur l'Univers va converger, ou se terminer en Big Crunch (tout disparaît) ou Big Rip (j'en ai tellement marre que je déchire tout) ou ou mort thermodynamique (plus rien ne se passe) ou quelque chose comme ça. Ce qui est un peu ennuyeux, vu que l'idée était quand même d'écrire tout ça pour le retrouver plus tard : je me dis à la fois que ce serait un gâchis terrible d'avoir écrit un texte très long pour rien, et en même temps que je n'aime pas publier quelque chose de profondément inachevé.

En marge de tout ça, j'ai quand même appris des chiffres rigolos : par exemple, l'entropie de l'Univers (qui est, en fait, complètement dominée par le rayonnement cosmologique fossile) vaut 500 méga-octets par mètre cube. Et je crois que la production d'entropie de l'Univers vaut à peu près un bit par mètre cube et par millénaire (je suis moins sûr de celle-là, je la tire d'une estimation de sa luminosité à 3×1034 watts par mégaparsec cube et d'une hypothèse hasardeuse que c'est ce qui domine la production d'entropie). Ces chiffres sont probablement dénués de sens, mais ils sont indiscutablement amusants à annoncer.

Il faudrait que j'apprenne à mieux évaluer la quantité de choses que j'ai à dire sur un sujet donné, mais comme je ne sais pas vraiment analyser d'où me vient cette impression que c'est « pas grand-chose », je ne sais pas non plus m'en départir. Et il faudrait peut-être que j'apprenne à écrire les textes de vulgarisation par balayage en largeur (c'est-à-dire en commençant par un plan et en ajoutant des détails sur tout le plan, ce qui le rend utilisable à n'importe quel stade d'avancement) plutôt qu'en profondeur : mais je ne sais pas si c'est vraiment possible d'écrire des textes clairs de cette façon.

Il est évidemment aussi permis de se moquer de mon hubris d'avoir pensé que l'Univers tout entier était un sujet sur lequel il n'y avait pas grand-chose à raconter. ☺️

En attendant, je me retrouve une fois de plus à faire du méta, et ça m'énerve (et le méta-méta que je viens de faire, encore plus, etc.).

Mise à jour : l'entrée en question a été publiée ici.

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