J'avais parlé il y a quelques années
de ma fascination pour les
constitutions, et de l'intérêt à la fois politique, argumentatif
ou illustratif, mais aussi artistique, d'imaginer des constitutions
(d'états réels ou fictifs) même si on ne pense pas une seule seconde
que ces constitutions aient la moindre chance d'être mise en pratique,
et j'avais évoqué, sans la développer, la comparaison avec la création
de langues artificielles, qui éveille un peu les mêmes cellules
mentales chez moi. Je voudrais reprendre ce fil de pensée et
expliquer ici l'intérêt que peuvent avoir les langues construites, et
défendre la thèse que la linguistique peut légitimement s'y
intéresser. (J'écris peut
plutôt que doit
dans la
phrase précédente, mais ce que je veux surtout dire c'est que je me
place en opposition de l'attitude que je crois avoir perçue de temps
en temps — je ne l'attribue à personne parce qu'il est possible que je
simplifie une position plus nuancée et pas forcément si méprisante —
que les langues artificielles sont un joujou pour amateurs qui ne peut
en aucun cas informer le travail du linguiste qui consiste à étudier
les langues naturelles et leur évolution naturelle ; ou encore — de
nouveau, je résume quelque chose que je crois avoir retenu, quitte à
risquer de brûler des hommes de paille — que les langues construites
ont autant à apprendre aux linguistes que les fleurs en plastique aux
botanistes.)
☞ Qu'est-ce qu'une conlang
Pour commencer par définir les termes, j'utiliserai langue
artificielle
et langue construite
de façon interchangeable
(on peut certainement vouloir faire une nuance, mais je n'aurai pas
besoin d'une terminologie trop pointilleuse), et j'utiliserai
l'anglicisme/néologisme conlang
de façon également
interchangeable pour aller plus vite.
Une conlang, donc, et même si je vais dire tout de suite que la distinction n'est pas toujours parfaitement claire, c'est une langue qui a été créée de toutes pièces plutôt que, comme les langues naturelles, évoluer organiquement, progressivement, par la communication mutuelle. Si on veut, on peut comparer l'évolution des langues naturelles à l'évolution des organismes vivants (il y a un processus de mutation et de sélection, même si les raisons de l'une comme de l'autre ne sont pas aussi bien expliquées que dans le cadre de l'évolution darwinienne de la vie au-dessus des principes de l'écologie, de la génétique, et de la biochimie), alors que les langues construites s'apparenteraient, dans cette analogie, plutôt à des robots ou des mannequins.
☞ Quelques exemples
La conlang la plus connue est évidemment l'espéranto (conlang au moins à l'origine, parce qu'on peut certainement contester que l'espéranto soit encore une conlang à ce stade), connue entre autres pour la manière pénible dont ses aficionados voudront vous expliquer que c'est la solution de plein de problèmes de l'humanité (bref, l'espéranto est un peu aux langues humaines ce que le Python est aux langages informatiques), et inversement dont les détracteurs aiment se moquer. Si vous voulez voir des critiques assez intéressantes de l'espéranto, voyez par exemple cette page ou celle-ci (deux pages qui ont d'ailleurs disparu et c'est heureux que l'Internet Archive en ait préservé l'information), mais en l'occurrence ce qui est surtout pénible avec l'espéranto c'est la manière dont les débats autour de lui font oublier toutes les autres conlangs. (J'ai notamment l'impression que l'article de la Wikipédia en français sur les langues construites est en bonne partie résultat d'une guerre d'édition entre les espérantistes qui ont voulu en profiter pour expliquer à quel point leur langue préférée est géniale et les anti-espérantistes qui ont voulu en profiter pour la critiquer.)
Un autre exemple de conlang que je pourrais mentionner (ne serait-ce que pour souligner que ce n'est pas pareil que l'espéranto) est l'interlingua (j'ai d'ailleurs écrit au moins un billet de ce blog dans cette langue), une sorte de point de rencontre des langues latines (mais dont le vocabulaire vise à trouver une forme systématique de chaque mot, là où Zamenhof semble avoir choisi le vocabulaire de l'espéranto en tirant au hasard au dé s'il allait utiliser une racine romane, germanique ou slave), et qui vise — avec quel succès, c'est discutable, mais vous pouvez lire le billet que je viens de lier pour tester — à être immédiatement compréhensible par n'importe quel locuteur d'une langue latine, sans apprentissage préalable. Il y a des tentatives d'analogues de l'interlingua pour les langues slaves (l'interslave) et, de façon moins aboutie, pour les langues germaniques (le folksprak).
Encore d'autres exemples de conlangs sont la famille des langues elfiques inventées par Tolkien pour le monde de la Terre du Milieu (dans lequel se déroulent le Seigneur des Anneaux), ou le klingon du monde de Star Trek. Encore plus d'autres exemples sont fournis par le lojban, une langue dont la grammaire vise à être aussi parfaitement logique et inambiguë que possible, le toki pona, une langue minimaliste qui n'a que 137 mots essentiels et qui s'apprend en un temps record, ou encore l'ithkuil, une langue plutôt maximaliste et sans doute trop compliquée pour être apprise. Bref, les exemples sont très nombreux, et bien sûr il y a une liste sur Wikipédia.
Et cette page Wikipédia ne mentionne bien sûr que les conlangs les
plus connues ou attestées. Énormément de geeks intéressés par la
linguistique ont imaginé leur propre conlang, voire des dizaines de
conlangs, soit pour s'amuser, soit pour faire
du world-building (cosmopoésie
?) dans un
monde où ils situent des histoires de fiction, ou pour je ne sais
quelle autre raison. Quand j'étais ado, j'ai inventé diverses
conlangs, par exemple toutes sortes de variations autour
de l'indo-européen réimaginé par Ruxor
(où je cherchais à
coller à peu près avec les sources que je pouvais trouver sur ce qu'on
sait du proto-indo-européen — et qui étaient disponibles à l'ado d'une
époque où Wikipédia n'existait pas et qui n'avait pas accès à une
bibliothèque de recherche en linguistique — mais en assumant
pleinement d'inventer les formes qui me manquaient ou qui me
semblaient artistiquement ou logiquement nécessaires). J'ai peur que
toutes ces créations de moi aient été irrémédiablement perdues, mais
comme exemple plutôt intéressant de langue inventée par un geek dans
son grenier, je recommande de
regarder cette vidéo qui est
assez impressionnante par la quantité
de world-building (pas uniquement sur le plan
linguistique) que la langue en question nous laisse deviner (et le
fait que la langue en question soit une conlang non seulement dans
notre monde réel mais aussi d'une certaine manière dans le
monde fictionnel où elle se place, peut être considéré comme un
magnifique exemple
de métafiction) : j'avoue que je
suis franchement admiratif.
Mais bon, reprenons.
☞ Trois buts possibles d'une conlang
Quels sont les buts possibles d'une langue construite ? J'en vois principalement trois (et je vois que Wikipédia tombe sur la même typologie que moi, donc elle a sans doute une certaine naturalité), pas forcément exclusifs ni exhaustifs mais permettant de délimiter au moins approximativement le terrain : ① la communication, comme c'est le cas de l'espéranto ou de l'interlingua, ② l'art, comme c'est le cas des langues elfiques de Tolkien, et ③ l'exploration ou l'illustration d'une théorie ou hypothèse linguistique, comme c'est le cas du lojban, du toki pona ou de l'ithkuil.
☞ But ① : la communication
But ① (que tout le monde aura immédiatement en tête) : la communication. Pour ça, il faut bien sûr espérer que des gens apprennent la langue en question et décident de s'en servir (on peut éventuellement espérer, comme le fait l'interlingua, que la langue puisse servir de façon passive — c'est-à-dire pour comprendre un texte déjà écrit ou parlé — à des gens qui ne l'auraient jamais apprise, mais pour se servir d'une langue de façon active — c'est-à-dire pour écrire ou parler — il est assez inévitable qu'il faille apprendre quelque chose). Généralement l'idée est alors de créer une langue simple, soit parce qu'elle est régulière et logique (ce qui permet à peu de concepts d'avoir énormément de portée), soit parce qu'elle est minimaliste (ce qui minimise la quantité d'apprentissage nécessaire), soit parce qu'elle se rapproche de langues naturelles qu'on suppose déjà familières à la personne ciblée (cas des langues romanes avec l'interlingua). L'espéranto, notamment, qui vise clairement à servir de langue véhiculaire, met souvent en avant la puissance de son système d'affixes (ce qui permet de dire beaucoup de choses avec peu d'outils) ou la régularité de sa grammaire.
Il faut être honnête : à part peut-être dans un cadre extrêmement spécifique, ça ne marchera pas. Essentiellement personne n'a envie d'apprendre une langue construite pour communiquer avec les autres, parce qu'essentiellement personne ne parle ces langues construites : c'est peut-être dommage, mais c'est un cercle vicieux qu'il est impossible de briser.
Mais le but d'une conlang n'est pas forcément d'être apprise et parlée !
☞ But ② : l'art
But ② : l'art. Dans le cas des langues elfiques de Tolkien, ou du
klingon, ou du dothraki (de Game of
Thrones), il s'agit de langues que j'ai qualifiées
de world-building, c'est-à-dire destinés à
étoffer un monde fictionnel, à lui donner de la crédibilité et de la
complexité. Mais l'art peut aussi porter sur l'esthétique de la
langue elle-même : on peut décider de créer une langue comme une œuvre
d'art en soi, sans aucun lien avec un monde fictionnel, pour
ses sonorités, pour son élégance, n'importe quoi d'autre. Le mot
français poésie
vient du grec ποίησις
,
création, fabrication (de ποιέω
, créer,
produire, causer, fabriquer) : la glossopoésie c'est l'art de créer
des langues, qui peut être un art pour l'art, sans avoir besoin
d'être sous-tendu par la nécessité de peupler un monde imaginaire.
Je pense que la plupart des conlangs de geeks rentrent plutôt dans cette catégorie-là : on crée une langue pour le plaisir de créer une langue, pour savoir ce que ça fait de créer une langue. Et comme beaucoup de formes de création artistique, il faut de l'inspiration, mais il faut aussi du travail, au sens où la première conlang qu'on crée ressemblera beaucoup à l'équivalent linguistique de ce que les dessins de maternelle sont aux arts graphiques. (On peut aimer, bien sûr : la qualité de l'art ne se juge pas à la perfection technique, et si on crée pour soi-même la seule chose qui importe est le plaisir qu'on y prend, mais disons que la perfection technique se sent comme le manque de celle-ci se sent aussi, et en créant des conlangs on progresse dans cette capacité. J'étais tombé sur cette vidéo d'un conlanger qui est assez intéressante, malgré son excès d'autoflagellation, pour mettre en lumière les « erreurs du débutant ». Et puis je me suis bien livré à un exercice du même style sur mes romans d'ados.)