David Madore's WebLog: 2023-05

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en mai 2023 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in May 2023: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in May 2023 / Entrées publiées en mai 2023:

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(jeudi)

Les langues construites ont-elles un intérêt ?

J'avais parlé il y a quelques années de ma fascination pour les constitutions, et de l'intérêt à la fois politique, argumentatif ou illustratif, mais aussi artistique, d'imaginer des constitutions (d'états réels ou fictifs) même si on ne pense pas une seule seconde que ces constitutions aient la moindre chance d'être mise en pratique, et j'avais évoqué, sans la développer, la comparaison avec la création de langues artificielles, qui éveille un peu les mêmes cellules mentales chez moi. Je voudrais reprendre ce fil de pensée et expliquer ici l'intérêt que peuvent avoir les langues construites, et défendre la thèse que la linguistique peut légitimement s'y intéresser. (J'écris peut plutôt que doit dans la phrase précédente, mais ce que je veux surtout dire c'est que je me place en opposition de l'attitude que je crois avoir perçue de temps en temps — je ne l'attribue à personne parce qu'il est possible que je simplifie une position plus nuancée et pas forcément si méprisante — que les langues artificielles sont un joujou pour amateurs qui ne peut en aucun cas informer le travail du linguiste qui consiste à étudier les langues naturelles et leur évolution naturelle ; ou encore — de nouveau, je résume quelque chose que je crois avoir retenu, quitte à risquer de brûler des hommes de paille — que les langues construites ont autant à apprendre aux linguistes que les fleurs en plastique aux botanistes.)

☞ Qu'est-ce qu'une conlang

Pour commencer par définir les termes, j'utiliserai langue artificielle et langue construite de façon interchangeable (on peut certainement vouloir faire une nuance, mais je n'aurai pas besoin d'une terminologie trop pointilleuse), et j'utiliserai l'anglicisme/néologisme conlang de façon également interchangeable pour aller plus vite.

Une conlang, donc, et même si je vais dire tout de suite que la distinction n'est pas toujours parfaitement claire, c'est une langue qui a été créée de toutes pièces plutôt que, comme les langues naturelles, évoluer organiquement, progressivement, par la communication mutuelle. Si on veut, on peut comparer l'évolution des langues naturelles à l'évolution des organismes vivants (il y a un processus de mutation et de sélection, même si les raisons de l'une comme de l'autre ne sont pas aussi bien expliquées que dans le cadre de l'évolution darwinienne de la vie au-dessus des principes de l'écologie, de la génétique, et de la biochimie), alors que les langues construites s'apparenteraient, dans cette analogie, plutôt à des robots ou des mannequins.

☞ Quelques exemples

La conlang la plus connue est évidemment l'espéranto (conlang au moins à l'origine, parce qu'on peut certainement contester que l'espéranto soit encore une conlang à ce stade), connue entre autres pour la manière pénible dont ses aficionados voudront vous expliquer que c'est la solution de plein de problèmes de l'humanité (bref, l'espéranto est un peu aux langues humaines ce que le Python est aux langages informatiques), et inversement dont les détracteurs aiment se moquer. Si vous voulez voir des critiques assez intéressantes de l'espéranto, voyez par exemple cette page ou celle-ci (deux pages qui ont d'ailleurs disparu et c'est heureux que l'Internet Archive en ait préservé l'information), mais en l'occurrence ce qui est surtout pénible avec l'espéranto c'est la manière dont les débats autour de lui font oublier toutes les autres conlangs. (J'ai notamment l'impression que l'article de la Wikipédia en français sur les langues construites est en bonne partie résultat d'une guerre d'édition entre les espérantistes qui ont voulu en profiter pour expliquer à quel point leur langue préférée est géniale et les anti-espérantistes qui ont voulu en profiter pour la critiquer.)

Un autre exemple de conlang que je pourrais mentionner (ne serait-ce que pour souligner que ce n'est pas pareil que l'espéranto) est l'interlingua (j'ai d'ailleurs écrit au moins un billet de ce blog dans cette langue), une sorte de point de rencontre des langues latines (mais dont le vocabulaire vise à trouver une forme systématique de chaque mot, là où Zamenhof semble avoir choisi le vocabulaire de l'espéranto en tirant au hasard au dé s'il allait utiliser une racine romane, germanique ou slave), et qui vise — avec quel succès, c'est discutable, mais vous pouvez lire le billet que je viens de lier pour tester — à être immédiatement compréhensible par n'importe quel locuteur d'une langue latine, sans apprentissage préalable. Il y a des tentatives d'analogues de l'interlingua pour les langues slaves (l'interslave) et, de façon moins aboutie, pour les langues germaniques (le folksprak).

Encore d'autres exemples de conlangs sont la famille des langues elfiques inventées par Tolkien pour le monde de la Terre du Milieu (dans lequel se déroulent le Seigneur des Anneaux), ou le klingon du monde de Star Trek. Encore plus d'autres exemples sont fournis par le lojban, une langue dont la grammaire vise à être aussi parfaitement logique et inambiguë que possible, le toki pona, une langue minimaliste qui n'a que 137 mots essentiels et qui s'apprend en un temps record, ou encore l'ithkuil, une langue plutôt maximaliste et sans doute trop compliquée pour être apprise. Bref, les exemples sont très nombreux, et bien sûr il y a une liste sur Wikipédia.

Et cette page Wikipédia ne mentionne bien sûr que les conlangs les plus connues ou attestées. Énormément de geeks intéressés par la linguistique ont imaginé leur propre conlang, voire des dizaines de conlangs, soit pour s'amuser, soit pour faire du world-building (cosmopoésie ?) dans un monde où ils situent des histoires de fiction, ou pour je ne sais quelle autre raison. Quand j'étais ado, j'ai inventé diverses conlangs, par exemple toutes sortes de variations autour de l'indo-européen réimaginé par Ruxor (où je cherchais à coller à peu près avec les sources que je pouvais trouver sur ce qu'on sait du proto-indo-européen — et qui étaient disponibles à l'ado d'une époque où Wikipédia n'existait pas et qui n'avait pas accès à une bibliothèque de recherche en linguistique — mais en assumant pleinement d'inventer les formes qui me manquaient ou qui me semblaient artistiquement ou logiquement nécessaires). J'ai peur que toutes ces créations de moi aient été irrémédiablement perdues, mais comme exemple plutôt intéressant de langue inventée par un geek dans son grenier, je recommande de regarder cette vidéo qui est assez impressionnante par la quantité de world-building (pas uniquement sur le plan linguistique) que la langue en question nous laisse deviner (et le fait que la langue en question soit une conlang non seulement dans notre monde réel mais aussi d'une certaine manière dans le monde fictionnel où elle se place, peut être considéré comme un magnifique exemple de métafiction) : j'avoue que je suis franchement admiratif.

Mais bon, reprenons.

☞ Trois buts possibles d'une conlang

Quels sont les buts possibles d'une langue construite ? J'en vois principalement trois (et je vois que Wikipédia tombe sur la même typologie que moi, donc elle a sans doute une certaine naturalité), pas forcément exclusifs ni exhaustifs mais permettant de délimiter au moins approximativement le terrain : ① la communication, comme c'est le cas de l'espéranto ou de l'interlingua, ② l'art, comme c'est le cas des langues elfiques de Tolkien, et ③ l'exploration ou l'illustration d'une théorie ou hypothèse linguistique, comme c'est le cas du lojban, du toki pona ou de l'ithkuil.

☞ But ① : la communication

But ① (que tout le monde aura immédiatement en tête) : la communication. Pour ça, il faut bien sûr espérer que des gens apprennent la langue en question et décident de s'en servir (on peut éventuellement espérer, comme le fait l'interlingua, que la langue puisse servir de façon passive — c'est-à-dire pour comprendre un texte déjà écrit ou parlé — à des gens qui ne l'auraient jamais apprise, mais pour se servir d'une langue de façon active — c'est-à-dire pour écrire ou parler — il est assez inévitable qu'il faille apprendre quelque chose). Généralement l'idée est alors de créer une langue simple, soit parce qu'elle est régulière et logique (ce qui permet à peu de concepts d'avoir énormément de portée), soit parce qu'elle est minimaliste (ce qui minimise la quantité d'apprentissage nécessaire), soit parce qu'elle se rapproche de langues naturelles qu'on suppose déjà familières à la personne ciblée (cas des langues romanes avec l'interlingua). L'espéranto, notamment, qui vise clairement à servir de langue véhiculaire, met souvent en avant la puissance de son système d'affixes (ce qui permet de dire beaucoup de choses avec peu d'outils) ou la régularité de sa grammaire.

Il faut être honnête : à part peut-être dans un cadre extrêmement spécifique, ça ne marchera pas. Essentiellement personne n'a envie d'apprendre une langue construite pour communiquer avec les autres, parce qu'essentiellement personne ne parle ces langues construites : c'est peut-être dommage, mais c'est un cercle vicieux qu'il est impossible de briser.

Mais le but d'une conlang n'est pas forcément d'être apprise et parlée !

☞ But ② : l'art

But ② : l'art. Dans le cas des langues elfiques de Tolkien, ou du klingon, ou du dothraki (de Game of Thrones), il s'agit de langues que j'ai qualifiées de world-building, c'est-à-dire destinés à étoffer un monde fictionnel, à lui donner de la crédibilité et de la complexité. Mais l'art peut aussi porter sur l'esthétique de la langue elle-même : on peut décider de créer une langue comme une œuvre d'art en soi, sans aucun lien avec un monde fictionnel, pour ses sonorités, pour son élégance, n'importe quoi d'autre. Le mot français poésie vient du grec ποίησις, création, fabrication (de ποιέω, créer, produire, causer, fabriquer) : la glossopoésie c'est l'art de créer des langues, qui peut être un art pour l'art, sans avoir besoin d'être sous-tendu par la nécessité de peupler un monde imaginaire.

Je pense que la plupart des conlangs de geeks rentrent plutôt dans cette catégorie-là : on crée une langue pour le plaisir de créer une langue, pour savoir ce que ça fait de créer une langue. Et comme beaucoup de formes de création artistique, il faut de l'inspiration, mais il faut aussi du travail, au sens où la première conlang qu'on crée ressemblera beaucoup à l'équivalent linguistique de ce que les dessins de maternelle sont aux arts graphiques. (On peut aimer, bien sûr : la qualité de l'art ne se juge pas à la perfection technique, et si on crée pour soi-même la seule chose qui importe est le plaisir qu'on y prend, mais disons que la perfection technique se sent comme le manque de celle-ci se sent aussi, et en créant des conlangs on progresse dans cette capacité. J'étais tombé sur cette vidéo d'un conlanger qui est assez intéressante, malgré son excès d'autoflagellation, pour mettre en lumière les « erreurs du débutant ». Et puis je me suis bien livré à un exercice du même style sur mes romans d'ados.)

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(vendredi)

Sur la préservation de l'information, et l'importance que j'y attache

Je voudrais dans ce billet dire quelque chose au sujet d'une question qui m'est très importante, disons même qu'elle fait partie de mes principes éthiques(?) les plus profonds, et à laquelle j'ai souvent fait allusion dans ce blog (tout récemment ici), mais que je n'ai, bizarrement, jamais vraiment abordée frontalement ici, sauf dans cette très vieille entrée que je trouve particulièrement mal écrite pour quelque chose d'aussi important à mes yeux (et où je ne cherche justement même pas à l'expliquer) : la préservation de l'information.

Sauf qu'à vrai dire je ne sais pas vraiment comment communiquer ce dont il est question, et encore moins pourquoi je trouve que c'est important. Les gens qui partagent mes préoccupations à ce sujet n'ont sans doute pas besoin d'autres explications, et les autres ne comprendront peut-être même pas de quoi je veux parler, encore moins pourquoi j'y accorde tant de poids. Surtout que les contours exacts de ce que je considère comme « information » nécessitant d'être préservée ne sont pas toujours très clairs ni, à vrai dire, très logique.

Et il faut reconnaître que c'est une question qu'on peut considérer comme presque religieuse (pas au sens où elle implique un principe transcendant, mais au sens d'une considération éthique que je ne sais pas vraiment justifier autrement que c'est comme ça) : et de fait, il y a des gens facétieux qui ont fondé l'église missionnaire du kopimisme (officiellement déclarée comme religion en Suède) qui doit plus ou moins correspondre aux principes que j'évoque ici, à ceci près que le kopimisme semble plus mettre l'accent sur la dissémination de l'information (le but étant, en fait, de défendre le peer-to-peer) que sur sa préservation ; mais bon, close enough, la pérennité et la disponibilité de l'information sont toutes les deux importantes à mes yeux : on va donc dire qu'on peut me considérer comme sympathisant de cette religion.

Pour essayer d'expliquer quand même de quoi il est question, je pense qu'il vaut mieux partir d'un terrain d'entente que je crois largement partagé, à travers l'observation suivante : la destruction d'une œuvre d'art comme la Joconde ou l'église Notre-Dame de Paris (cf. mes réflexions passées ici sur cette dernière) serait une perte irremplaçable pour l'Humanité. Pour une œuvre éminemment matérielle comme la Joconde, le fait d'avoir des copies (notamment des photos numériques haute résolution) ne remplacera jamais l'original, néanmoins, je pense que beaucoup de gens conviendront que ce serait déjà un moindre mal, si l'original de la Joconde devait disparaître, que d'en avoir un scan en résolution 100 000 × 100 000 avec informations de relief et 12 canaux de couleur allant de l'infrarouge à l'ultraviolet (je ne sais pas si un tel scan existe, soit dit en passant, mais si des conservateurs du musée du Louvre me lisent, vous êtes invités à créer et partager le fichier de 600Go que je viens de décrire dans cette phrase 😉 [#]).

[#] Malgré le smiley, ma remarque est sérieuse, et fait tout à fait partie du sujet de cette entrée : je pense que cela fait partie des missions d'un musée de préserver non seulement l'original des objets de leurs collections, mais aussi des scans numériques d'extrêmement haute qualité (aussi élevée que la technologie moderne le permet, et le fichier de 600Go que j'évoque pour la Joconde ne me semble pas déraisonnable, même si évidemment des versions plus petites ont un sens aussi), et en 3D quand c'est pertinent, pour qu'en cas d'accident il subsiste au moins quelque chose. Voir notamment ce tweet, avec lequel je suis complètement d'accord, qui appelle précisément à ça à la suite de l'incendie du Musée national du Brésil le où on s'est retrouvé à lancer un appel public à rassembler toutes les photos qui pouvaient exister de ses collections irrémédiablement détruites : le musée aurait pu, et aurait dû, faire de telles photos avant. Et l'intérêt de ces reproductions numériques de très haute qualité, outre la préservation qu'elles permettent, c'est aussi qu'on peut les diffuser (au moins tant que les avanies de la « propriété intellectuelle » ne s'y opposent pas) publiquement, et, par exemple, offrir des visites virtuelles à des gens qui n'ont pas les moyens de venir sur place. Or pour l'instant, tout ça ne semble exister que de façon embryonnaire. (Existe-t-il, par exemple, des données 3D haute résolution de l'intérieur du château de Versailles ?)

Une copie virtuelle de la Joconde est un pauvre remplacement de l'original, donc. Mais s'agissant d'un livre, je pense qu'on comprend déjà mieux qu'on accorde plus d'importance à l'information contenue dans le livre par rapport à l'objet original : il y a quantités d'œuvres de la littérature antique que nous avons complètement perdues, c'est-à-dire qu'il n'en subsiste aucune copie, et je pense qu'il est assez largement admis que c'est une bien plus grande perte que la quantité d'œuvres dont nous avons une copie mais plus l'original. (J'espère que je m'exprime clairement : disons qu'entre redécouvrir une copie d'une œuvre majeure X qu'on a crue complètement perdue et redécouvrir l'original d'une œuvre Y d'importance comparable dont on avait déjà des copies mais pas l'original, je pense qu'il est assez généralement admis que le premier est préférable quand il s'agit de littérature, car l'œuvre est plutôt le texte du livre — i.e., l'information — que l'objet original lui-même.)

Bref, la tragédie dans le fait que la grande bibliothèque d'Alexandrie a brûlé (événement plutôt symbolique : il n'y a pas forcément eu un événement précis, et pas forcément un incendie, mais ce que je veux dire c'est qu'on a perdu l'essentiel de son contenu), c'est la perte de l'information qu'elle contenait, le texte des rouleaux qui s'y trouvaient, pas tellement les rouleaux eux-mêmes.

À partir de l'invention de l'imprimerie à caractère mobile, et au moins pendant les périodes où on utilisait un papier et une encre qui ne se détruisent pas, on a eu un outil pour préserver beaucoup d'information assez efficacement : le livre imprimé. Le fait d'avoir plein de copies de la même chose permettait d'augmenter les chances qu'au moins une copie subsiste pendant longtemps.

Mais avec ce qu'il est convenu d'appeler la société de l'information, nous produisons des quantités énormes d'information sous forme numérique, mais en même temps nous sommes face à une sorte d'amnésie car nous perdons aussi des quantités hallucinante d'information. Ou même si elle n'est pas complètement perdue, elle est parfois rendue inaccessible ou indisponible de diverses manières. Car souvent il n'y en a qu'une seule « vraie » copie (non-transitoire).

On peut légitimement se demander, en supposant que l'humanité existe encore et a encore une technologie raisonnable dans quelques siècles (et, quand même, je l'espère) ce qu'il restera du XXIe siècle dans ses archives. Si la société de l'information est autant la société de l'amnésie, j'ai peur que la réponse soit pas grand-chose.

Il y a toutes sortes de raisons à ça. Des raisons techniques, d'abord : à bas niveau, les supports d'information numériques (disques durs, disques/mémoires SSD, disques optiques) contiennent certes énormément plus de capacité de stockage que les livres, mais ils sont beaucoup moins pérennes dans le temps ; à plus haut niveau, si on veut stocker des informations sur le cloud (c'est-à-dire distribuées chez un hébergeur) ou les rendre disponibles sur le Web, il faut payer, et payer en permanence, d'où il résulte que quand une compagnie fait faillite, quand un individu décède, etc., des quantités énormes d'information ont tendance à disparaître avec.

Des raisons légales, aussi : le régime détestable de la propriété intellectuelle[#2] fait que préserver l'information est juridiquement dangereux. Il y a énormément de livres dits « orphelins », c'est-à-dire qu'ils sont probablement soumis à un droit d'auteur, mais c'est difficile à savoir parce que l'éditeur a peut-être disparu, l'auteur est incontactable ou mort (et les droits continuent néanmoins à valoir pendant une durée parfaitement déraisonnable à partir de sa mort), et du coup il est impossible légalement de numériser l'œuvre pour sa préservation, ou au moins, si on le fait, on ne peut pas la rendre disponible en ligne parce que même si la plupart des auteurs en seraient sans doute heureux, le risque que quelques uns objectent rend l'entreprise trop périlleuse (et/ou économiquement peu rentable). De là résulte un vaste trou noir entre les œuvres suffisamment anciennes pour qu'on soit sûr qu'elles sont dans le Domaine public et les œuvres suffisamment récentes pour que les auteurs se soient occupés de leur disponibilité en ligne. Google a scanné des millions de livres de ce trou noir, mais ils ne peuvent pas les rendre disponibles en ligne pour les raisons légales que je viens de dire (parfois ils montrent quelques brefs passages dans Google Books, et déjà ils prennent un risque). L'Internet Archive a récemment perdu un procès contre des éditeurs rapaces parce qu'ils (l'Archive) proposaient des « prêts » de livres en ligne aux internautes, et cette décision judiciaire est une perte spectaculaire de l'information disponible à l'Humanité (je vais reparler de l'Internet Archive ci-dessous). Pas clair que ces archives de livres qu'on ne peut pas partager pour des raisons juridiques existent encore longtemps : et même dans la mesure où elles existent, elles n'ont qu'un intérêt limité.

[#2] Je déteste le terme de propriété intellectuelle, qui est une forme de propagande : en utilisant ce terme on essaie de faire passer pour évident alors que ce ne l'est pas que la protection des auteurs d'œuvres de l'esprit (que je ne mets pas en doute) doit être assimilée à une forme de propriété, ce qui sous-entend des droits exclusifs forts et inaliénables. Je préfère le terme de paternité créative : pour moi l'auteur a des droits sur son œuvre un peu comme un parent sur ses enfants : indéniablement il a une certaine légitimité à prendre des décisions à son sujet, mais cette légitimité n'est pas un pouvoir absolu, n'est pas illimité dans le temps, et ne devrait pas faire oublier que l'œuvre elle-même (ou le grand public à la voir) a des droits aussi. Notamment, je considère que l'auteur devrait certes avoir un droit d'abandon ou de répudiation de l'œuvre (c'est-à-dire le droit d'en détacher son nom ou de renier tout rapport avec elle), mais pas celui de la faire disparaître une fois qu'elle a été publiée (pas plus qu'un parent n'a le droit d'euthanasier son enfant après la naissance de ce dernier : au mieux il peut l'abandonner).

Et puis il y a une raison sociale (si j'ose dire) toute bête : le peu d'importance que nous accordons aux informations en ligne et à la question de leur préservation. Comme si ce qui n'est pas imprimé sous forme de livre n'était pas important. Comme si le Web n'était qu'un support frivole et sans importance par rapport au vrai Verbe, le Verbe imprimé.

Situation typique : une organisation crée un site web, il y a des informations utiles dessus ; puis quelqu'un décide de « refaire » le site web (avec un outil différent, avec un look différent, avec une structure différente, peu importe) : idéalement, toutes les pages de l'ancien site web devraient être soit préservées à l'identique, soit transformées en redirections vers le même contenu, ou un contenu équivalent, dans le nouveau site web. Évidemment, dans la vraie vie, il n'y a rien de tel. Au mieux, les liens cassent, au pire (et, en fait, le plus souvent), les informations disparaissent vraiment.

Prenez n'importe quel billet un peu ancien de ce blog, et suivez les liens (j'en mets beaucoup) : comptez la proportion qui sont cassés. En-dehors de ceux qui pointent vers Wikipédia, la proportion est alarmante. (Parfois je repasse derrière pour les remplacer par des liens vers The Internet Archive, mais ce n'est pas toujours possible, et de toute façon je n'ai pas l'énergie de revisiter régulièrement tout mon blog à la recherche des liens cassés.) Maintenant je fais l'effort de mettre des attributs title sur beaucoup de mes liens (qui s'affichent quand on passe la souris dessus), au moins si l'URL n'est pas évidente, pour essayer d'enregistrer au moins le titre de la page pointée ; et je demande généralement à The Internet Archive de suivre les liens depuis mes billets de blog.

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(mardi)

Nouvelle clé PGP (0xBE8D3426C06FFAE6)

Cette entrée est de nature essentiellement technique, pour annoncer que je me suis généré une nouvelle clé PGP. Mais j'en profite quand même pour expliquer au grand public de quoi il s'agit sous forme de vulgarisation rapide concernant la cryptographie à clé publique :

Explications sommaires pour les gens ne connaissant rien à la crypto :

PGP (Pretty Good Privacy) est son implémentation GPG (GNU Privacy Guard) est un standard de cryptographie à clé publique (ou asymétrique).

De quoi s'agit-il ? La forme la plus simple de la cryptographie est la cryptographie symétrique (=à clé secrète partagée). En cryptographie symétrique, si Alice veut envoyer un message secret à Bob, Alice et Bob doivent partager une clé secrète et connue d'eux seuls, servant à la fois au chiffrement et au déchiffrement.

(Cette clé prend la forme d'une assez longue chaîne binaire, typiquement quelque chose comme 256 bits, ou, ce qui revient au même, 64 chiffres hexadécimaux, c'est-à-dire quelque chose comme e3b0c44298fc1c149afbf4c8996fb92427ae41e4649b934ca495991b7852b855, qui doit impérativement avoir été tirée aléatoirement (ou pseudo-aléatoirement de façon cryptographiquement correcte) pour que la sécurité soit correcte — ce n'est pas du tout le cas de celle que je viens de donner —, et c'est elle qui est fournie aux algorithmes de chiffrement et de déchiffrement qui font le travail proprement dit. En fait, normalement l'utilisateur ne la voit jamais vraiment, Alice et Bob vont typiquement avoir uniquement affaire à une passphrase servant à générer ou à déverrouiller la clé selon les circonstances, et qui, elle, est quelque chose de mémorisable par un humain, comme un mot de passe assez long ou une suite de mots formant une phrase suffisamment longue pour assurer le niveau de sécurité voulu. Peu importent ces détails, ce que je cherche avant tout à dire est qu'en cryptographie symétrique, le secret — passphrase ou clé — doit être partagé à l'avance par les personnes qui souhaitent communiquer.)

Au contraire, en cryptographe à clé publique, Bob a deux clés, une clé publique connue de « tout le monde » et une clé privée ou secrète connue de lui seul. Si Alice veut envoyer un message chiffré à Bob, elle le chiffre avec la clé publique de Bob, ce qui produit un message que Bob seul est capable de déchiffrer avec sa clé privée. Et inversement, la cryptographie à clé publique permet aussi de faire de la signature, c'est-à-dire qu'Alice peut, en utilisant sa clé privée, produire un message n'ayant rien de secret dont tout le monde pourra vérifier, au moyen de la clé publique d'Alice, qu'elle en est bien l'émettrice. (Et bien sûr on peut combiner les deux : Alice peut envoyer à Bob un message chiffré par la clé publique de Bob et signé par la clé privée d'Alice, dont Bob pourra, avec sa clé privée à lui et la clé publique d'Alice, lire le contenu et vérifier que c'est bien Alice l'expéditrice.)

(Bon, tout ça est immensément simplifié et outre qu'il existe toutes sortes d'algorithmes différents, je passe énormément de subtilités sous silence. Je n'ai notamment pas expliqué que, pour des raisons essentiellement d'efficacité, la cryptographie à clé publique est utilisée pour chiffrer non pas le message lui-même mais une clé de session qui est elle-même utilisée pour chiffrer le message avec un algorithme de cryptographie symétrique ; et pareil, en signature, on ne signe pas le message lui-même mais une empreinte calculée par une fonction de hachage. J'aurais aussi peut-être dû mentionner le petit miracle de la cryptographe à clé publique qu'est le protocole de Diffie-Hellman qui permet à Alice et Bob de communiquer de façon sécurisée même sans partager de clé à l'avance et même si toutes leurs communications sont espionnées par une tierce personne malveillante ! et ce, sous la seule hypothèse que cette personne (Ève) ne peut qu'écouter et pas modifier les communications au passage, et pas, notamment, se faire passer pour Alice auprès de Bob et pour Bob auprès d'Alice. Je devrais peut-être au moins dire que la cryptographie à clé publique sert absolument partout : dès que vous vous connectez à un site web en https, c'est-à-dire l'immense majorité des sites web de nos jours, celui-ci faisant de la résistance, la connexion est sécurisée par de la cryptographie à clé publique — mais sous un standard qui diffère de PGP dont je parle dans ce billet — essentiellement au moyen d'une clé publique du site web contacté, et qui est elle-même signée par des autorités censément de confiance sous forme d'un certificat ; mais là non plus, je ne veux certainement pas entrer dans les détails.)

L'avantage immense de la cryptographie à clé publique par rapport à la cryptographe symétrique est qu'on simplifie immensément le problème de la distribution des clés : on n'a pas besoin de créer, et de trouver comment partager de façon sûre, une clé secrète différente pour chaque paire de participants qui peut avoir envie de communiquer (une pour Alice et Bob, une pour Alice et Charlie, une pour Alice et David, une pour Bob et Charlie, une pour, etc.), mais seulement deux clés par participants, dont l'une n'a pas besoin d'être communiquée du tout (elle est privée et reste secrète) et l'autre n'a pas besoin d'être communiquée de façon secrète puisqu'elle est, justement, publique. Évidemment, il y a un prix à payer, notamment en termes de longueur des clés, de coût computationnel des opérations, mais je ne rentre pas là-dedans ; par contre il y a une question cruciale qui reste en suspens, c'est la question de l'identité (ou plutôt, de la confiance en l'identité) :

Si Alice veut envoyer un message secret à Bob (ou reçoit un message signé par Bob), elle va utiliser la clé publique de Bob, mais comment est-elle sûre que la clé publique qu'elle croit être celle de Bob est vraiment celle de Bob ?

Par exemple, si Bob est l'auteur d'un logiciel très célèbre (pensez, par exemple, au noyau Linux), et qu'Alice veut utiliser ce logiciel et être sûre qu'il s'agit bien du bon logiciel et pas d'une version malicieuse écrite par une personne malveillante se faisant passer pour Bob, il est utile que Bob signe le logiciel au moment de le mettre en ligne, et Alice pourra vérifier la signature et avoir confiance dans ce qu'elle utilise. Mais qu'est-ce qui assure que la signature vient bien de Bob et pas d'une personne malicieuse ? Il faut avoir confiance en la clé servant à la signature. Or ceci ne fait que repousser le problème (à ceci près qu'une clé est quelque chose de plus léger à contrôler, et change moins souvent, qu'un logiciel énorme dont il y a une nouvelle version tous les quelques jours).

Évidemment, si Alice a rencontré Bob en personne et que Bob lui a donné cette clé en main propre, Alice peut être sûre que c'est la bonne clé. Mais si Alice reçoit un mail de Bob, ou voit passer un billet sur le blog de Bob qui dit coucou, je suis Bob et ceci est ma clé publique, comment peut-elle avoir confiance dans le fait que ce message est bien de Bob et pas de quelqu'un qui cherche à se faire passer pour Bob (dans le but de signer des documents en son nom ou de recevoir des messages chiffrés à son intention) ? La signature électronique est justement l'outil qui permet d'authentifier ce genre de messages, mais pour identifier un message censé émaner de Bob qui dit ceci est ma clé publique, il faut la clé publique de Bob, donc le problème est circulaire.

Une façon de résoudre ce problème de l'identité est que Bob accompagne sa clé publique d'une ou plusieurs signatures, réalisées avec des clés publiques de personnes tierces, qui, elles, ont vérifié soigneusement l'identité de Bob et de sa clé, et qui affirment cette clé précise est bien celle de la personne appelée Bob (bon, ceci soulève ensuite la question sociale de savoir ce que cela signifie de vérifier soigneusement l'identité de quelqu'un, et d'ailleurs ce qu'est l'identité, mais évitons d'entrer dans des questions philosophiques à ce stade). Par exemple, si Alice a confiance dans l'identité de la clé publique de Charlie et en l'honnêteté de Charlie, et que Charlie a vérifié soigneusement la clé publique de Bob et publié une signature l'associant à l'identité de Bob, Alice peut faire confiance à cette signature de Charlie pour savoir que Bob est vraiment Bob. Mais évidemment il faut des hypothèses fausses, car après tout un faux Bob aurait pu faire signer sa fausse clé par un faux Charlie, donc la signature n'a de valeur que si Alice a confiance en l'identité et l'honnêteté de Charlie. Il existe ensuite différents modèles (la toile de confiance proposée par PGP ou, au contraire, la chaîne depuis une racine de confiance utilisée dans le HTTPS sur le web) pour essayer d'établir la confiance en l'identité à partir de telles signatures.

En pratique, le logiciel (libre) GPG, dont je vais dire du mal plus bas mais qui reste utile, permet à tout un chacun de se créer une paire de clés (publique+privée), de chiffrer un document avec la clé privée d'un autre, de vérifier des signatures y compris des signatures attestant l'identité du propriétaire d'une clé, et ce genre de choses. Le maniement en est néanmoins malcommode et, pour ce qui est de la confiance en l'identité, on doit en pratique de toute façon faire à un moment ou un autre un acte de foi plus ou moins large selon le compromis qu'on considère acceptable entre la sécurité et la commodité.

Le but de cette entrée est, donc, d'annoncer une nouvelle clé publique me concernant (signée, inter alia, par l'ancienne), de donner quelques raisons de penser qu'elle est bien de moi, et accessoirement de râler parce que montrer que je sais râler si bien est certainement une façon d'assurer mon identité.

Ma clé précédente (0x0D9364260B2790DE) avait été créée le , et sa taille (clé DSA de 1024 bits + clé ElGamal de 1536 bits) ne permet plus de la considérer comme vraiment sûre, et ça fait longtemps que je me disais qu'il fallait en générer une nouvelle ; ce qui me bloquait surtout était l'aspect pénible de ré-apprendre comment on génère une clé PGP et donc relire la documentation de GnuPG qui est, disons-le franchement, une abomination, et enfin, de convaincre des gens de signer la nouvelle clé. Bref, je me suis sorti les doigts du c●l, et j'ai généré une nouvelle clé (RSA de 3584 bits, cette fois, parce que j'aime bien faire mon original). La nouvelle clé a pour empreinte 6AD5 2959 519B FFC6 FCDE A8A5 BE8D 3426 C06F FAE6 (rappelons qu'on désigne une clé par la fin de son empreinte, donc 0xBE8D3426C06FFAE6 ou même 0xC06FFAE6, quand il n'y a pas de risque d'attaque par confusion de l'ID, mais l'empreinte complète l'identifie de façon sûre), mais évidemment il ne faut pas faire confiance à un simple post de blog pour croire que cette empreinte est bien celle d'une clé appartenant à David Madore, sauf si vous ne me connaissez que par ce blog. J'ai mis ici une version de la nouvelle clé signée à la fois par l'ancienne clé et par deux amis qui me connaissent personnellement (mais bon, si vous n'avez pas de raison de faire confiance en leurs clés, ça vous fait une belle jambe aussi) ; et le fait que j'aie annoncé l'empreinte sur Twitter peut aussi aider très légèrement à augmenter la confiance dans le fait qu'il s'agit bien de la bonne personne. Mais si vous me connaissez personnellement, n'hésitez pas à me demander, soit en personne, soit par un canal de communication séparé (par exemple par SMS, en accompagnant votre SMS d'une question dont vous pensez que je serais seul à avoir la réponse) de confirmer l'exactitude de cette empreinte, j'apprécierais d'avoir des versions signées de ma clé en retour.

Mon ancienne clé n'est pas révoquée, je n'ai pas de raison de penser qu'elle aurait été compromise et j'ai toujours la clé privée associée, donc je n'ai pas l'intention de la révoquer dans l'immédiat, elle demeure valable.

Maintenant que j'ai fait l'annonce principale, quelques râleries.

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(lundi)

Ce blog a 20 ans

Aujourd'hui est le 20e anniversaire de ce blog, puisque son premier billet a été publié le (j'avais pris exprès une date facile à retenir). Ça veut dire que mon blog a en gros l'âge de certains de mes élèves, et je ne sais pas très bien quoi faire de cette affirmation. Comme par ailleurs c'est aussi, à un jour près, le 30e anniversaire du World Wide Web, ça signifie que mon blog a aussi les deux tiers de l'âge du Web, autre information que je ne sais pas bien comment prendre. Et j'ai aussi passé environ 42% de ma vie à tenir un blog, ce qui me laisse tout aussi perplexe.

[Graphe de la taille de mon blog en fonction du temps]Le cours psychologique du temps est décidément non-linéaire : l'image mentale que j'ai de la décennie 2003–2013, disons (à la fois pour ce qui est des événements de ma vie et de ce que j'ai raconté dans ce blog), est beaucoup plus longue que celle de la décennie 2013–2023. Déjà la seule période 2003–2006, jusqu'à ce que je rencontre le poussinet, période où j'ai écrit je ne sais combien de billets sur mes blues de pédé frustré, me paraît incroyablement plus longue que les trois ans qu'elle a durée en vrai. C'est peut-être parce que mon image mentale du temps sur ce blog est plutôt en nombre d'entrées qu'en nombre de jours.

J'avais écrit un billet décenniversaire en 2013, que je trouve d'ailleurs intéressant de relire, dans lequel j'avais produit des graphes que je refais ci-contre à droite (cliquez pour agrandir) sur 20 ans au lieu de 10. (D'ailleurs, je n'avais stupidement pas pris notes des lignes GnuPlot pour générer un truc à double échelle, comme ça, et j'ai galéré pour les retrouver : à toutes fins utiles, les voici.) La courbe violette (à lire contre l'échelle de gauche) montre le nombre de billets que j'ai écrit en fonction du temps (en abscisse), tandis que la courbe turquoise (contre l'échelle de droite, sans rapport sauf que j'ai synchronisé les deux à l'entrée précédant celle-ci) montre la taille totale cumulée que j'ai écrite (exprimée en unités de 1kic = 1024 caractères[#], mais peu importe). C'est frappant quand on regarde la première courbe que mes billets de blog deviennent de plus en plus rares (j'étais parti sur l'idée d'écrire un billet par jour, au point de produire des excuses quand je n'en écrivais pas, alors que maintenant c'est plutôt un billet par mois), mais, de façon assez étonnante, quand on regarde la seconde courbe on voit que la quantité de texte que j'écris par unité de temps n'a pas tellement changé en vingt ans (2922 caractères par jour en moyenne sur 20 ans), elle a même plutôt accéléré malgré des fluctuations un peu aléatoires (si je compte mes années à partir du premier mai, mon nombre de caractères écrits par jour en moyenne est le suivant : 2003: 4936 ; 2004: 2538 ; 2005: 2718 ; 2006: 1540 ; 2007: 1523 ; 2008: 1416 ; 2009: 2141 ; 2010: 2338 ; 2011: 3938 ; 2012: 2492 ; 2013: 2103 ; 2014: 2864 ; 2015: 4151 ; 2016: 2790 ; 2017: 3345 ; 2018: 5718 ; 2019: 3963 ; 2020: 2619 ; 2021: 2468 ; 2022: 2828).

Bref, j'écris des entrées de plus en plus rares, mais comme elles deviennent aussi plutôt de plus en plus longues, ça compense grosso modo. Ceci traduit aussi le phénomène que je raconte de moins en moins ma vie et de plus en plus mes idées (ou, à défaut d'idées à moi, des idées que j'ai comprises et que je veux réexpliquer).

Ce n'est peut-être pas une bonne façon de blogguer que de pondre des romans entiers une fois tous les jamais, mais je n'ai toujours pas trouvé de façon correcte de « microblogguer » : Twitter (que je mentionnais déjà dans l'entrée écrite il y a dix ans) est tombé dans les mains d'un égocentrique capricieux et erratique[#2], je n'ai pas trouvé de serveur (ni de temps pour monter le mien) permettant de passer à Mastodon, et ce serait compliqué de publier des micro-entrées dans ce blog-ci.

La partie technique comme l'apparence finale de ce blog ont finalement assez peu changé en vingt ans, et ce malgré un déplacement depuis les machines des élèves de l'ENS vers un serveur que je loue moi-même. (Voyez cette capture par The Internet Archive, la première réalisée, en juin 2003.) J'ai commencé en éditant à la main un simple fichier HTML, puis j'ai mis en place un premier système à base de XSLT que j'ai rapidement remplacé par un moteur en C et finalement, en 2010, en Java dont le principal changement depuis 2010 a été la l'interface avec un serveur Tomcat pour donner à chaque entrée une page individuelle au lieu de les collecter mois par mois (mais bon, si j'écris une entrée par mois, ça ne fait guère de différence !) ; j'ai aussi passé l'historique de CVS à Git en 2010 ; mais le format source (un HTML à peine enrichi) que j'édite à la main n'a (malgré un passage au HTML5) quasiment pas changé depuis 2003, et le système de commentaires est un script Perl ignoble conservé dans du formol que je me promets depuis au moins dix ans de fusionner avec le moteur Java.

La manière dont j'écris un billet a tendance à se dérouler selon le scénario suivant : quand j'ai une idée sur laquelle je pourrais écrire, je la note rapidement dans un fichier de brouillon ; plus cette idée me revient à l'esprit et mûrit dans ma tête, plus je suis tenté de m'y mettre jusqu'à ce que, souvent, elle me titille jusque dans mes insomnies. À ce moment-là je me rends compte que la seule façon de me débarrasser de cette idée est de l'expulser par écrit.

J'écris souvent la première moitié du billet en un rien de temps, et ça suffit à peu près à calmer ma volonté de ranter sur ce sujet : l'ennui, c'est qu'il faut conclure. À partir de ce moment-là, je traîne des pieds, j'écris un paragraphe de temps en temps, et de plus en plus lentement, parce que le sujet m'intéresse de moins en moins, mais aussi parce qu'à chaque fois que je veux m'y mettre il faut que je relise ce que j'ai déjà écrit, je ne suis pas content parce que c'est mal organisé, bref, je tourne autour du pot. Parfois l'entrée finit par m'énerver tellement que je ne peux plus la voir et elle va rejoindre le cimetière des billets jamais finis (d'où il est cependant possible qu'elle soit réanimée comme une sorte de zombie, ou qu'elle se réincarne en un autre billet dans laquelle j'injecterai des grands bouts de celui qui semblait ne jamais finir).

Mais parfois je trouve le courage d'aller jusqu'au bout, ou du moins de décider bon, ça suffit, je publie ça comme c'est, et tant pis si je n'en suis pas content (l'entrée précédente est assez typique de ce point de vue-là).

Toujours est-il qu'une fois le billet publié, je n'ai plus trop envie de penser au sujet (c'est une des raisons pour lesquelles je réagis assez peu aux commentaires) : d'une certaine manière, j'écris pour évacuer une idée de mes pensées, pour la conserver d'une manière qu'elle ne me dérange plus. Bien plus tard je la relirai peut-être, en tout cas je serai content de savoir que j'ai réfléchi à X, que si je veux reprendre mes idées sur X ou simplement recomprendre ce que j'avais compris sur X je peux relire ce que j'ai écrit, mais que je peux aussi ne plus y penser sans craindre d'oublier puisque c'est noté par écrit.

Pour prendre une métaphore informatique (que j'ai déjà dû utiliser plusieurs fois), ce blog est un peu l'espace de swap de mon cerveau. J'écris avant tout pour moi-même, pour me débarrasser de pensées en sachant que ça me permettra de les retrouver plus tard.

Je ne manque absolument pas de sujets sur lesquels ranter. Ma liste de sujets « à traiter » (j'en ai publié de petits bouts à divers moments, et d'ailleurs je trouve intéressant de voir que, finalement, j'ai tordu le cou à une proportion non ridicule des sujets que je m'étais dit que je devrais traiter) a, comme ma boîte mail, un débit « entrant » (i.e., de nouveaux sujets sur lesquels je me dis que je devrais écrire quelque chose) clairement supérieur au débit « sortant » (i.e., de sujets que je peux rayer parce que j'ai dumpé mes idées dans mon blog).

(Bon, bien sûr, j'éprouve aussi un certain besoin de radoter en redisant différemment — soit parce que je pense pouvoir le dire mieux, soit simplement parce que j'ai oublié l'existence de la première fois — quelque chose que j'ai déjà dit. Au rayon du radotage, il y a notamment ce que je viens d'expliquer aux quelques paragraphes précédents, qui recoupe pas mal ce billet ou même celui-ci écrit en 2003, à l'époque où je tenais encore ce blog largement en anglais et où on pouvait utiliser le mot mème sur Internet dans son sens original et pas dans le sens d'une image drôle : et en les relisant je me dis que mes motivations n'ont pas tellement changé.)

Mais dire que j'écris uniquement pour moi-même ne serait pas tout à fait exact non plus. Je tiens un journal de ma vie qui, pour sa part, est vraiment privé et écrit spécifiquement pour moi-même, qui me sert à retrouver quel jour j'ai fait quoi ou comment je me suis sorti de telle ou telle difficulté ; les textes que je publie ici, si je les rends publics, c'est quand même que j'ai un peu l'idée d'être lu par d'autres gens que moi-même.

Il y a certainement une volonté de ma part, comme je l'écrivais dans le vieux billet lié ci-dessus, de propager et reproduire mes mèmes(-au-sens-original-du-mot), c'est-à-dire d'amener mes lecteurs à partager pas tellement mes idées que ma façon de me représenter mentalement le monde. Peut-être même que je devrais parler de spores mentales pour les 2747 (and counting) billets de ce blog qui germeront peut-être dans des esprits fertiles et aideront les idées qu'ils portent à se reproduire de nouveau ailleurs.

Le corps de David Madore ne vivra pas éternellement ; et indépendamment du fait que je suis homo, je n'ai même pas spécialement envie de propager mes gènes, qui ne me semblent pas « me » définir de façon très profonde ou très intéressante. L'immortalité n'est pas impossible, comme je l'ai déjà expliqué, mais je ne vis pas dans une société qui pratique la réincarnation concrète et socialement organisée des Qriqrx dont je parle dans ce billet (lisez-le ! c'est sans doute ce que j'ai écrit de plus important). Malgré toutes mes tentatives pour organiser la préservation de l'information[#3][#4], le système stupide du Web où il faut payer en permanence pour qu'une information reste disponible en ligne fait que mon blog n'a sans doute pas non plus une grande pérennité. Toutes ces choses seront perdues comme des larmes dans la pluie. Donc peut-être ce que je peux faire de mieux pour préserver l'information importante qui « me » définit, c'est-à-dire mes idées, mes mèmes-au-sens-original-du-mot, ma façon de voir le monde, c'est de faire lire autant de rants que possible à autant de gens que possible. Dont acte. 😉

Bon, allez, souhaitez-moi de blogguer encore vingt ans de plus !

[#] Surtout, c'est assez compliqué de définir ce qu'on compte exactement comme longueur d'un billet : octets ou caractères Unicode ? En tenant compte des balises HTML et de leurs attributs, ou pas ? Je ne sais plus ce que j'avais fait il y a dix ans (les indications sur le graphe sont légèrement contradictoires). Cette fois, j'ai sommé les champs length(content::text) de ma base de données PostgreSQL, donc c'est, il me semble, le décompte des caractères Unicode du source du billet, balises HTML (en fait, une variante maison du HTML avec quelques namespaces en plus) comprises. Certains billets doivent être plus riches que d'autres en balises par rapport au texte, notamment les billets de maths où je dois taper <var>x</var> à chaque fois que je veux parler de x, ou les billets qui ont des illustrations en SVG non contenues dans un fichier séparé. Mais au final la disproportion n'est sans doute pas gigantesque.

[#2] Maintenant j'y reste surtout pour l'ambiance de fin du monde, un peu comme Néron regardant Rome brûler (oui, bon, ma métaphore est pourrie parce que ce n'est pas vraiment moi Néron dans l'histoire). Je ne sais pas si ce qui finira par me faire partir est que je n'arriverai plus techniquement à maintenir l'archive publique de mes tweets ou parce qu'il n'y aura plus que des trolls et des néonazis ou parce que la compagnie aura fini par faire banqueroute.

[#3] Je m'assure au minimum que la Wayback Machine de l'Internet Archive est passé sur chaque billet de blog peu après que je l'ai publié (je fais d'ailleurs de même de mes tweets), ou si je fais un changement non-négligeable. Mais je devrais peut-être publier aussi l'historique Git sur GitHub (ou au moins en maintenir une copie chez quelques amis ; je suis juste gêné par le fait que le début de l'historique ne sépare pas bien mes brouillons écrits pour moi-même des choses que j'ai effectivement publiées).

[#4] Je note avec une certaine perplexité que, bien que j'en parle un peu tout le temps (au moins par allusions), à part cette vieille entrée pas bien écrite, je n'ai pas vraiment publié de billet spécifiquement sur la préservation de l'information et l'importance que j'y attache. Allez hop, encore un sujet dans le TORANT.

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