Quelques nouvelles en guise d'entrée en matière : Cela fait une éternité que je n'ai rien écrit dans ce blog. Le covid et la sensation de découragement ne sont pas les seules raisons : commençons par quelques nouvelles anecdotiques.
J'ai perdu un temps absolument colossal à cause d'ordinateurs : à
changer les disques durs de mon PC et à me battre avec du
matériel défectueux et des logiciels mal conçus
(cf. ce
fil Twitter) ; puis à repayer une partie de ma dette technique
abyssale en migrant ledit PC d'une distribution Linux
datant du carbonifère (Debian 9 « Stretch ») à une datant seulement du
jurassique (Debian 10 « Buster ») ; puis à migrer en catastrophe le
serveur hébergeant mon site Web (dont ce blog) parce que
l'alimentation de la machine était morte et que l'hébergeur (Scaleway
Dedibox, pour ne pas le nommer) m'a dit pas question de vous la
changer ni de vous donner accès aux disques durs, tout ce que vous
pouvez faire c'est louer une nouvelle machine (en perdant toutes vos
données) et on vous remboursera le mois entamé
, donc j'ai dû
refaire toute l'installation, deux fois parce que j'ai basculé d'abord
sur une machine temporaire le temps de me retourner un peu ; puis à
installer un système fonctionnel (Ubuntu 20.04 « Focal ») sur
un PC portable que j'ai
hérité de mon père pour pouvoir
enseigner en « hybride » (c'est-à-dire devant une classe dont la
moitié est présente physiquement et l'autre moitié se connecte par une
sale merde propriétaire appelée Zoom), parce que mon employeur n'a pas
réussi à me faire parvenir le portable dont j'avais besoin
(apparemment le demander le 9 septembre ne suffit pas pour qu'il
arrive le 19 octobre), et il faudra que je refasse encore ça quand le
portable arrivera.
J'ai eu aussi des tracasseries administratives (mon employeur ayant oublié de transmettre à mon ministère la demande de détachement que j'ai faite pour travailler chez eux, j'étais dans l'irrégularité) : les problèmes se sont résolus, mais m'ont fait passer énormément de temps à envoyer des mails paniqués à tout le monde pour essayer de comprendre qui devait faire quoi et le convaincre de le faire. Et bien sûr, en toile de fond, il y a toujours un appartement que j'essaie de vendre (si vous êtes intéressés ou connaissez des gens qui le sont, il est toujours disponible ; voir ici pour quelques photos), qui ne se vend pas, et qui me cause non seulement beaucoup d'anxiété mais aussi de temps perdu.
Mais évidemment, le plus préoccupant reste la crise sanitaire. Ou, en fait, pas la crise sanitaire elle-même, mais ses effets, à commencer par les réactions prises ou qui pourraient encore être prises par les autorités françaises. C'est donc surtout de ça que je veux parler ici. Ou plutôt, c'est surtout de ça que je ne voudrais pas du tout parler, mais je vois mal comment faire pour ignorer l'éléphant au milieu de la pièce.
⁂
J'avais décrit ici, sur le vif,
les conséquences psychologiques qu'avaient eues sur moi le confinement
de la France entière (qui a duré du
au , soit 55 jours), mais je voudrais, comme
préliminaire indispensable à la discussion qui va suivre, recopier ici
une autre description, que j'ai écrite
le dans un forum d'anciens
normaliens ; j'ai beaucoup hésité à la rendre publique (et il faudrait
peut-être l'accompagner de TW),
mais je pense que c'est nécessaire pour faire comprendre ma position :
le but de ce qui suit est surtout d'expliquer (ce que me dit mon
introspection sur) le mécanisme par lequel le confinement m'a
fait tellement de mal, et aussi, ma réaction face aux gens qui me
disent va voir un psy
. C'est le deuxième paragraphe qui est le
plus important :
Je pense que j'ai vécu le confinement comme une sorte de viol. Je ne veux pas parler de l'intensité du traumatisme psychologique : pour ça, je n'en sais rien, je n'ai pas été violé, et je ne sais pas si ça a un sens de comparer les douleurs d'une personne à une autre. À ce niveau, je peux juste dire que je n'avais jamais sérieusement pensé au suicide jusque là (même si j'ai écrit à ce sujet, je n'avais jamais envisagé de passer à l'acte) et que dès l'instant où nous avons de nouveau été libres l'idée m'a quitté l'esprit, jusqu'à ce que la menace se reprécise. Avant le confinement j'avais peur de l'épidémie, du nombre de morts qu'elle ferait, de la possibilité de perdre un proche ou d'agoniser moi-même sur un lit d'hôpital complètement saturé, mais ces peurs étaient sans commune mesure avec le traumatisme du confinement. Mais bon, ça ce sont des comparaisons de moi à moi, qui ne veulent donc rien dire.
Mais je fais cette comparaison pour parler de la nature du traumatisme et de ses mécanismes. Primo, il y a une destruction de l'espace personnel. Ce que je pensais être un havre d'intimité et de douceur de vie, mon foyer, s'est transformé en source de blessure, mon chez-moi est devenu ma prison. Je crois comprendre (mais bon, je ne suis pas psy et je n'ai pas personnellement vécu ça) que c'est un type de mécanisme traumatique lors du viol : les organes sexuels, qui sont censés être très intimes et donneurs de plaisir, se transforment en source de blessure. Secundo, l'humiliation devant la force irrésistible. L'agresseur (ici, la puissance publique) te fait comprendre que tu es complètement en son pouvoir, et que plus tu te débats plus il te fera mal. Les rapports de violences policières entourant l'application du confinement m'ont fait beaucoup d'effet à cet égard. Tertio, le discours culpabilisateur. Le
tu l'as bien cherché, asséné à la population : on a essayé de ne pas t'infliger ça, hein, mais bon, tu n'as pas bien obéi, donc on n'avait pas d'autre choix. Quarto, la notion de consentement : j'étais tout à fait prêt à me confiner moi-même, c'est même exactement ce que j'envisageais de faire, mais c'est le fait que ça me soit imposé de force qui a été atroce. Quinto, la sensation de quelque chose d'irréversible, une perte irréparable : en l'occurrence, la perte rétroactive de la liberté de circulation. Sexto, l'incapacité à se faire comprendre face à des gens qui minimisent le traumatisme ou qui cherchent à l'imputer à un problème chez la victime.Je comprends bien qu'il y a des gens qui n'ont pas souffert du confinement, et il y en a même qui l'ont trouvé agréable. Je ne leur en veux pas du tout de penser ça. Mais la manière dont ce fait a été étalé en public était vraiment insupportable. Je ne trouve pas de meilleure comparaison que de se faire violer et de s'entendre dire
il baise bien, hein ? moi j'adore la manière dont il me prend(ça peut être tout à fait vrai qu'il baise bien et que certains aiment ça). Ou, pour ceux qui trouvent que c'est un inconvénient léger :close your eyes, and think of England: une petite pensée au passage pour toutes ces femmes anglaises à qui on a réussi à faire croire que c'était leur devoir de se faire pénétrer, qu'il fallait absolument ça pour le pays.Et donc j'en viens à l'injonction d'aller voir un psy. Ce qui me dérange vraiment, et j'ai mis un certain temps à le comprendre, c'est la suggestion que le problème vient de moi, et pas du confinement. C'est subtil, et ça m'a échappé d'abord, mais ce n'est pas du tout pareil de conseiller à quelqu'un qui a été violé de chercher de l'aide pour se reconstruire que de conseiller à quelqu'un qui a été violé une fois et qui va sans doute se faire violer une deuxième fois d'aller chercher de l'aide parce que ce n'est pas normal d'en souffrir. (Et en tout état de cause, le fait qu'il y ait des psys pour aider les victimes de viol ou de n'importe quelle autre forme de traumatisme psychologique ne dispense absolument pas de faire preuve de tact quand on leur parle ou de leur dire
va voir un psy !, limiteta gueule !, dès qu'ils essaient d'évoquer leur expérience.)Qu'il n'y ait qu'un petit nombre de gens qui souffrent de quelque chose, ce n'est pas pour autant une preuve que c'est un problème psychologique à corriger chez eux. Pas plus que le fait qu'il y ait ~5% de la population qui n'a pas du tout envie d'un rapport hétérosexuel quel que soit le partenaire, et qui ressentiront ça comme un viol si on le leur impose, n'indique que ces ~5% de la population ont un problème, et ce serait, disons, de mauvais goût d'essayer de les « corriger » préemptivement.
Encore une fois, je ne nie pas du tout le fait que (a) peut-être que le confinement était le meilleur choix du point de vue utilitariste selon plein de fonctions d'utilité raisonnables, et (b) même si ce n'était pas le cas, ça pouvait être raisonnable de le penser en mars. Par contre, ce que je trouve juste hallucinant, c'est qu'il n'y ait pas un mot, pas un geste, pas une étude, pour les traumatisés du confinement, alors qu'il y en a des tonnes pour les victimes de la Covid ; et que quand on parle du confinement, c'est soit pour dire que ce n'étaient que de petits désagréments, soit pour ne parler que de ses effets économiques (ou les conséquences indirectes de ces effets).
Avant le confinement, je pensais que c'était surtout le fait de ne
pas pouvoir me promener en forêt qui me ferait souffrir.
Indiscutablement ç'a été le cas (avec l'absurdité d'une situation où
on a fermé les forêts, les pouvoirs publics ont littéralement
fait poser du rubalis sur les chemins d'accès aux espaces forestiers
d'Île-de-France pour en interdire l'accès, pour lutter contre une
épidémie dont les contaminations se font dans les espaces densément
peuplés) ; mais en fait, les quelques fois où j'ai fait le
« confinement buissonnier » en ignorant les interdictions et en allant
me promener malgré tout ne m'aidaient pas du tout à me sentir mieux,
parce que je me sentais comme un animal traqué : c'est surtout la
perte de liberté qui m'a été douloureuse, à travers les mécanismes que
je décris ci-dessus. Et je le mesure de nouveau avec la mise en place
(depuis ) d'un nouveau
confinement, euphémistiquement rebaptisé couvre-feu
à Paris à
partir de 21h : je suis rarement dehors la nuit, je ne mange au
restaurant quasiment que pour le déjeuner, je ne vais jamais en bar ou
en boîte, la gêne pratique se limite à ce que je dois
maintenant affronter un supermarché bondé vers 19h pour faire mes
courses au lieu de pouvoir les faire tranquillement à 21h comme j'en
avais l'habitude. Mais il n'est pas nécessaire que la chose qu'on
m'interdise soit quelque chose que j'avais effectivement besoin ou
envie de faire pour que je ressente l'interdiction comme une blessure.
(Bon, le temps que je rédige cette entrée, il y a déjà des rumeurs
selon lesquelles le début du couvre-feu serait avancé de 21h à 19h,
toujours selon le principe shadok que plus une mesure ne marche pas,
plus on s'obstine à réessayer.)
En tout cas, le fait est que, soit que je le sente comme une privation de liberté soit que je la craigne comme une étape de plus vers un reconfinement, je vois réapparaître dans ce couvre-feu les démons qui m'ont hantés en avril-mai. Je ne sais absolument pas si, ni comment, je pourrai y survivre.
Mais prenons un peu de recul