David Madore's WebLog: Fragment littéraire gratuit #136 (Jäger)

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(jeudi)

Fragment littéraire gratuit #136 (Jäger)

C'est un mec grand, la quarantaine, complètement chauve, sourcils blonds et yeux bleus, piercing dans le septum, barbe de trois jours autour de la bouche. Il porte un tee-shirt noir serré, sans doute choisi pour mettre en valeur sa musculature impressionnante, mais qui révèle aussi qu'il a du bide — tee-shirt avec un logo formé de runes ᛏ et ᛋ superposées. Des mitaines en cuir noir aux mains. Treillis camouflage. Doc Martens aux pieds. Il me déplaît spontanément. Il parle d'une voix agressive même en se voulant amical.

— Salut, je peux te payer à boire ?

J'essaie de communiquer du regard qu'il m'emmerde, sans pour autant avoir l'air hostile : que son offre ne m'intéresse pas parce que je me doute qu'elle cache quelque chose. Je ne sais pas dire tout ça avec les yeux, alors j'essaie avec la bouche :

— C'est sympa, mais j'ai déjà ce qu'il me faut.

Je n'ai pas dû penser laisse-moi tranquille assez fort, ou mes compétences en télépathie ne sont plus ce qu'elles étaient. Le mec s'accroche, il insiste pour faire conversation : mes réponses sont brèves et agacées, mais je réponds malgré moi. Oui, je suis très blond, merci. Non, je ne suis pas Norvégien. Ni Suédois, Finlandais, Danois, ni même Allemand. Non, je n'ai pas l'habitude de venir ici. Non, je ne veux vraiment pas une bière, d'ailleurs je ne bois pas d'alcool. Oui, c'est comme ça. Non, je ne suis plus étudiant, j'ai trente-cinq ans même si je ne les fais pas. Oui, je suis vraiment blond aux yeux bleus, je ne suis pas décoloré et je n'ai pas des lentilles de couleur. (Apparemment l'autre est immunisé contre le sarcasme.) Non je ne veux pas non plus un Red Bull, je n'ai plus soif. J'attends quelqu'un.

Quand il attaque une fois de plus sur la couleur de mes cheveux, je n'en peux plus, même mon tempérament à toujours fuir la confrontation ne me retient plus :

— Écoute, je ne sais pas si tu cherche à me recruter pour un groupe néonazi ou à baiser avec moi dans la communion du sang aryen, mais dans les deux cas ça me dégoûte.

Je pars me poser ailleurs, et ce chieur me suit. Il m'attrape le bras, le serre, et me souffle à l'oreille sur un ton menaçant :

— Les deux. J'aime qu'on me résiste. Mais tu ne tiendras pas longtemps.

Pourquoi je lui ai répondu ? J'aurais dû m'en aller — ah non, je pensais attendre Erwan. J'aurais dû l'ignorer, alors. Ou lui rire au nez, faire un scandale, lui foutre une baffe. Mauvaise idée, la baffe, peut-être. Mais je n'aurais pas dû le suivre sur le terrain où il m'entraînait. Quel con je suis. Me voilà en train de jouer au jeu qu'il a choisi, de répondre à son défi, de me mesurer à sa volonté. Quand je dis non, je ne coucherai pas avec toi, ça veut dire oui, parce que je vais perdre : il le sait, et je le comprends trop tard.

Il ne faut pas longtemps pour que nous sortions ensemble du bar, je lui emboîte le pas d'un air mi-soumis mi-furieux — ou du moins je le crois — cherchant à me raconter à moi-même que je ne suis pas complètement consentant pour ce qui va arriver — je me sens sale.

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