En tant qu'aspirant polyglotte amateur, je trouve fascinante la question de savoir comment le cerveau crée des contextes mentaux pour des langues différentes. La séparation entre ces contextes varie d'ailleurs fortement d'une personne à une autre : je connais des gens polyglottes qui arrivent à passer sans aucune transition d'une langue à une autre ou à les mélanger, et d'autres — c'est un peu mon cas — pour qui ceci demande un certain effort de changement de contexte, et qui ont, du coup, une certaine difficulté à traduire, même entre des langues dont ils ont par ailleurs une excellente maîtrise. Je connais des gens qui préfèrent utiliser une certaine langue pour certaines sortes de conversations ou de pensées, ou qui prétendent ne pas avoir tout à fait la même personnalité dans telle langue que dans telle autre (je pense que c'est exagéré ; en revanche, il est vrai que les gens peuvent avoir une voix étonnamment différente dans des langues différentes). Apparemment, il n'y a pas une région différente du cerveau par langue : ceci rend d'autant plus fascinante la façon dont fonctionne cette séparation.
Un exemple que je trouve assez frappant de l'existence de ces « contextes » linguistiques est le suivant : il m'est arrivé d'entendre quelqu'un parler une langue qui n'est pas celle que j'attendais, et de ne rien comprendre avant de me rendre compte de la langue qui était parlée. Notamment, il m'est arrivé de ne pas comprendre des gens qui étaient en train de parler français, simplement parce j'étais persuadé qu'ils parlaient une autre langue et mon cerveau n'analysait pas les sons comme du français — je n'étais pas dans le bon contexte.
Et si ces contextes mentaux existent, il faut commencer par les créer. C'est-à-dire, en démarrant l'apprentissage d'une nouvelle langue, convaincre le cerveau qu'il va falloir créer un nouveau contexte, à séparer de ceux qui existent déjà. Si la langue est très différente, ça ne devrait pas être trop difficile (l'apprentissage lui-même sera d'autant plus ardu, bien sûr, mais au moins on risque moins de s'embrouiller). Mais si on commence à apprendre une langue proche d'une autre qu'on connaît déjà, ou, pire, de deux langues proches simultanément, il faut trouver des moyens de se créer des barrières mentales entre ces langues. Sans pour autant s'interdire d'utiliser la proximité des deux langues pour extrapoler du vocabulaire qu'on ne connaît pas (au moins en compréhension).
Je suis notamment confronté à cette situation entre le néerlandais
et le suédois, deux langues dont j'ai une connaissance tout à fait
rudimentaire, et dans une moindre mesure, entre l'allemand (que je
parle mal mais que je comprends passablement bien) et le néerlandais.
Ce qui pousse à la confusion n'est cependant pas toujours ce qu'on
imagine : par exemple, le mot néerlandais wie
,
signifiant qui
(le pronom interrogatif) ait exactement la même
écriture et une prononciation très proche, du mot
allemand wie
, lequel signifie comment
(l'adverbe interrogatif), ne m'a pas semblé source de confusion. Mais
comparons les deux phrases suivantes, que j'écris d'abord en
néerlandais, puis en allemand, puis en anglais, pour mieux rendre
apparentes les similarités :
Is het de vrouw die ik heb gezien? Nee, het is de man die je hebt gezien.
Ist es die Frau, die ich gesehen habe? Nein, es ist der Mann, den du gesehen hast.
Is it the woman that I have seen? No, it is the man that you have seen.
(Soit en français : Est-ce la femme que j'ai vue ? Non, c'est
l'homme que tu as vu.
L'emploi du parfait plutôt que du prétérit
est sans doute moins naturel en anglais que dans les deux langues
précédentes, et on aurait tendance à omettre le that
, mais je
garde les choses pour maintenir le parallélisme.) Une première
observation est que l'ordre des deux derniers mots de chaque phrase
est inversé en allemand par rapport à ce qu'il est en néerlandais et
en anglais : la raison est qu'à la fois l'allemand et le néerlandais
mettent le verbe en position finale dans les subordonnées, mais quand
il y a plusieurs morceaux du verbe, l'allemand gère la priorité pour
la fin de la subordonnée comme une pile alors que le néerlandais la
gère comme une file, ce qui conduit à une inversion de l'auxiliaire et
du participe passé en allemand qui n'a pas lieu en néerlandais.
Bizarrement, ceci ne m'a demandé aucun effort particulier, je trouve
parfaitement naturel de passer de l'ordre de l'allemand à celui du
néerlandais ou vice versa. (À cette seule exception près, les mots se
correspondent exactement, et doivent montrer de façon assez nette la
similarité de ces trois langues. J'aime bien dire que le néerlandais
est à peu près ce qu'aurait été l'anglais si les Normands n'avaient
pas conquis l'Angleterre en 1066.)
En revanche, ce qui me pose beaucoup de problème avec les phrases,
c'est le pronom relatif die
dans la deuxième
phrase en néerlandais. En allemand, il y a trois genres : le
masculin, le féminin et le neutre ; die Frau
est
féminin alors que der Mann
est masculin, et le
pronom relatif est (en gros) le même que l'article défini (ici, on
a den
dans la seconde phrase parce que c'est un
accusatif, mais peu importe). En néerlandais (comme, d'ailleurs, en
suédois), il n'y a que le neutre et le non-neutre (c'est-à-dire,
logiquement, l'utre, ou genre commun), et de
vrouw
comme de man
sont non-neutres ; le
pronom relatif (qui est d'ailleurs le même que le démonstratif)
est die
au non-neutre. C'est donc la même forme
que le pronom relatif féminin en allemand : et quand j'entends la
deuxième phrase (ou simplement die man
, =cet
homme-là
), mon cerveau me crie qu'il y a un problème de genre.
Voici maintenant un problème entre le néerlandais et le suédois :
comme je viens de le dire, ces deux langues ont en commun d'avoir deux
genres, le neutre et le non-neutre. L'article indéfini non-neutre est
à peu près le même entre les deux langues : een
man
en néerlandais signifie la même chose que en
man
en suédois (d'ailleurs, la prononciation n'est pas très
éloignée non plus), c'est-à-dire un homme
; l'article défini
n'est pas du tout pareil (en suédois il est postposé, au moins tant
qu'il n'y a pas d'article), mais ce n'est pas très grave, ça ne cause
pas de confusion, en tout cas pas sur ce mot-là (de
man
en néerlandais, mannen
en suédois) —
d'ailleurs, s'il y a un adjectif, ça redevient très proche et toujours
peu confusant (l'homme fort
se dit de sterk
man
en néerlandais, den starke mannen
en
suédois). Mais pour le neutre, il y a une chose qui est
particulièrement gênante pour mon cerveau, c'est que l'article
neutre indéfini en suédois, ett
est
presque le même (au moins au niveau de la prononciation), que
l'article neutre défini en
néerlandais, het
(le ‘h’ se prononce très peu vu
qu'il est sonore — oui, la terminologie des phonéticiens est
confusante elle aussi). Ainsi, het huis
signifie la maison
en néerlandais,
mais ett hus
signifie une maison
en suédois. (Si on veut dire une maison
en néerlandais,
c'est een huis
, l'article indéfini étant le même
pour les deux genres ; et si on veut dire la maison
en suédois,
c'est huset
.) J'ai mis un certain temps à me
rendre compte de pourquoi j'avais du mal à me forcer à penser
que ett hus
signifie une maison
alors que je n'avais pas de mal pour en man
, et
ce n'est qu'après une certaine réflexion que j'ai compris que c'était
ma (faible) connaissance du néerlandais qui bloquait mon cerveau.
Sur d'autres mots, je vais être gêné par le fait que l'article
défini postposé suédois -(e)n évoque très fort un pluriel allemand (le
pluriel suédois ayant plutôt tendance à être en -r pour ces mots).
Ceci ne se produit pas pour l'exemple mannen
, en
revanche je peux prendre l'exemple de tidningen
,
qui veut dire le journal
en suédois et qui ressemblent beaucoup
— et le radical est cognat — à Zeitungen
, qui
signifie des journaux
en allemand. Comme les verbes en suédois
ne varient ni selon la personne ni selon le nombre du sujet, ça n'aide
pas à identifier l'erreur (et elle est d'autant plus tentante si le
verbe est är
, le présent du verbe être à toutes
les personnes, qui a plus ou moins donné
l'anglais are
, et qui fait donc aussi vibrer mes
neurones à pluriel, si j'ose dire).
D'autres confusions viennent de la prononciation, c'est-à-dire du
passage de l'écrit à l'oral : l'allemand et le néerlandais ont des
prononciations très régulières (il y a des langues encore plus
régulières en la matière, comme le hongrois, le finlandais ou le turc,
mais l'allemand et le néerlandais sont tout de même assez hauts,
surtout quand on les compare au français ou
— shudder — à
l'anglais) ; une des spécificités du néerlandais est que dans les
terminaisons -en (typiquement d'un infinitif ou d'un pluriel), le ‘n’
ne se prononce pas (je simplifie). Le suédois, lui, est beaucoup plus
irrégulier, avec des lettres finales qui ne se prononcent pas
(mais pas le ‘n’), un ‘r’ qui subit un phénomène un peu comme
en anglais anglais (je veux dire, en anglais d'Angleterre, où il tombe
devant les consonnes avec une modifications du contexte), un ‘o’ qui
peut se prononcer aléatoirement /oː/–/ɔ/ ou /uː/–/ʊ/ sans logique
apparente, etc. Qui plus est, le suédois a un système d'accent
tonique sérieusement différent de l'allemand et du néerlandais
(ceux-ci accentuent une syllabe par mot, en gros la première
à l'exception de quelques préfixes inaccentués, et en tout cas dans la
première partie des mots composés ; le suédois, lui, a très
fréquemment un accent secondaire, même dans des mots de deux syllabes,
et cet accent a une composante tonale/mélodique). Par ailleurs,
l'allemand, le néerlandais et le suédois n'ont pas les mêmes
phénomènes d'assimilation (en allemand, les sonores à la fin des mots
s'assourdissent, et il y a une assimilation régressive causée par les
affixes sourds : le verbe geben
, =donner
,
devient à la 3e presonne du singulier [er] gibt
,
=il donne
, où le ‘b’ est prononcé /p/ parce que le ‘t’ qui suit
est sourd ; en néerlandais, il y a également une assimilation dans les
mots composés, ou même entre deux mots d'une même phrase, qui peut
etre progressive ou régressive selon des règles que je ne comprends
pas bien, mais en gros les fricatives sont assimilées par les
occlusives : dans huisbezoek
, =visite à
domicile
, le ‘s’ est prononcé /z/, sonore à cause du ‘b’ sonore
qui suit, exemple d'assimilation régressive, alors que
dans diepzee
, =mer profonde
, le ‘z’ est
prononcé /s/, sourd à cause du ‘p’ sourd qui précède, et si les deux
sont des occlusives, l'assimilation est régressive, enfin je crois ;
le suédois semble avoir une assimilation régressive ou progressive de
la surdité dans les affixes, mais pas d'assourdissement en fin de
mot : bröd
, [du] pain, est prononcé /brøːd/ avec
un /d/ sonore final, à la différence du
néerlandais brood
, prononcé /broːt/ avec un /t/
sourd, au moins en fin de phrase — en allemand, ça s'écrit carrément
avec un ‘t’, Brot
). Toutes ces différences font
qu'il faut avoir le cerveau correctement câblé pour prononcer
correctement et dans la bonne langue un mot écrit (il n'est pas
question de réfléchir consciemment aux règles d'assimilation, par
exemple, elles sont trop complexes, et d'ailleurs je serais incapable
de les énoncer complètement).
Bien sûr, il est certain que ces difficultés que j'éprouve maintenant se résoudront toutes seules (et seront remplacées par d'autres !) si je persiste dans l'apprentissage de ces langues, au fur et à mesure que mon cerveau arrivera à se construire des catégories mentales bien délimitées pour des langues dont ma connaissance pour l'instant trop primitive les rend assez informes. Je peux néanmoins me demander quelle approche il vaut mieux adopter pour éviter de me mélanger les pinceaux : laisser la langue X de côté pendant une assez longue période lorsque j'apprends la langue Y avec laquelle je pourrais confondre ? Ou au contraire m'efforcer à confronter la difficulté, à traduire entre X et Y et vice versa pour bien m'obliger à constater que c'est différent ? Les deux stratégies font sens : éviter tout rapprochement pour éviter tout mélange, ou au contraire faire les rapprochements pour comprendre et ainsi écarter ce qui peut m'embrouiller. D'ailleurs, forcément, en écrivant cette entrée, j'ai dû me forcer à jongler entre différentes langues.
Il faut aussi se demander quel est le but (je ne m'imagine pas
sérieusement pouvoir un jour parler le néerlandais ou le
suédois, juste les comprendre un petit peu, ou simplement me faire une
idée de comment ces langues fonctionnent). Si on se fixe simplement
comme objectif de comprendre des langues, les confusions sont
beaucoup moins nombreuses et moins risquées que si on cherche à s'y
exprimer (mais il y en a : j'ai donné ci-dessus l'exemple
de het huis
contre ett hus
,
où le sens est bien différent, et qui peut bien poser problème à la
compréhension). Et j'ai tendance à penser qu'il faut apprendre les
langues comme si on se donnait comme objectif d'arriver un jour à les
parler, même si on ne croit pas réalistement arriver à ce stade.