Je ne suis pas trop enclin à parler de politique dans ce blog,
(essentiellement parce que je crois qu'il y a des gens qui savent
exprimer bien mieux que moi des idées politiques intéressantes et je
ne pense pas que j'éclairerais qui que ce soit à donner ma propre
opinion). Je vais néanmoins tâcher de faire un peu le point sur ce
que je pense du traité européen
signé à Rome le 29 octobre 2004 dit Traité établissant une
Constitution pour l'Europe
(ou Traité constitutionnel
européen
, TCE) et du referendum
français auquel est soumis le projet de loi autorisant sa ratification
(par la France, donc), parce que je trouve que le débat est
actuellement plutôt mauvais (pour ne pas dire que des arguments
franchement idiots sont avancés d'un côté comme de l'autre). Afin de
ne prendre personne en traître, je précise que je suis (mais
modérément) partisan du oui ; je tâcherai cependant d'être
objectif dans ce qui suit.
Les règles de base de fonctionnement de l'Union européenne sont
actuellement déterminées par une succession de traités, entre le
traité de Rome du 25 mars 1957 et le traité de Nice du 26 février
2001. Le TCE, s'il entre en vigueur, remplace l'ensemble
de ces traités antérieurs par un texte unique. Pour autant que je
sache, il est généralement admis par les partisans mais même aussi par
les adversaires du Traité (du moins en France) qu'il représente, sur
le plan institutionnel, un progrès par rapport au traité de Nice. Et
il est souvent concédé par ses adversaires mais même aussi par ses
partisans que ce progrès est insuffisant. Le débat n'est donc pas
tellement là : le parlement européen dispose, sous le nouveau traité,
de compétences accrues (les domaines de codécision sont étendus), la
commission est resserrée, il est instauré une véritable présidence de
l'Union, ainsi qu'un ministre commun des affaires étrangères, à la
place de la présidence tournante qui ne donne satisfaction à personne.
C'est en substance la partie I du Traité. Le Traité comporte
également (en partie II) une charte des droits fondamentaux, dont on
peut juger qu'elle est bonne ou insuffisante (ou les deux). Reste, la
partie III, qui concerne les politiques
de l'Union, qui
provoque beaucoup plus de réticences. Il est à noter que cette partie
reprend essentiellement des dispositions déjà en vigueur (notamment
dans les traités qu'elle abroge).
Sauf erreur, donc, le TCE est rarement attaqué au
motif qu'il représente un recul ou une détérioration par rapport au
traité de Nice (du moins en France : la Pologne a sans doute un avis
différent sur la question). Les partisans français du non,
notamment ceux de gauche, s'opposent au Traité parce qu'ils trouvent
insatisfaisant non simplement ce qui est dedans mais la situation
actuelle sur l'établissement de laquelle leur avis n'a pas été
consulté : la partie III, par exemple, n'est pas jugée inacceptable
(trop libérale
par exemple, pour les partisans de gauche)
par rapport aux traités en vigueur actuellement mais pour
elle-même : l'idée, donc, est qu'on n'a pas consulté les Français
pour la plupart des traités antérieurs (sauf pour celui de Maastricht,
qui, faut-il le rappeler, a été ratifié par referendum, fût-ce avec
une courte majorité), et que comme l'occasion est donnée d'exprimer
leur désaccord avec l'orientation générale de l'Union européenne, ils
le feront. J'espère ne pas déformer trop grossièrement l'avis général
des tenants du non.
Je pense qu'il y a eu une erreur tactique fondamentale. Appeler le
traité Constitution
, ce qu'il n'est pas, était destiné
à susciter l'adhésion en excitant la fibre européenne des citoyens de
l'Union (quoi de plus grandiose que se doter d'une Constitution
commune ? quel plus beau pas dans la construction européenne ?).
Seulement, (1) c'est un mensonge, et (2) cela fait peur au Français.
(1) C'est un mensonge car le traité n'est pas la Constitution d'un
État souverain, c'est un traité entre États souverains. J'ai
d'ailleurs déjà souligné ce point :
la Constitution des États-Unis d'Amérique commence par les mots We the People of the United States
(d'ailleurs,
le premier brouillon ne disait pas the United
States
mais listait les treize états séparé, et c'est presque un
accident si la rédaction a été faite qui, en un sens, a changé le
cours de l'Histoire) alors que le Traité constitutionnel européen
commence par Sa Majesté le Roi des Belges
. Autrement dit, il
s'agit bien d'un accord entre les Hautes Parties contractantes,
certainement pas de l'émanation d'un peuple souverain, donc
ce n'est pas une Constitution. (2) D'autre part, une des craintes
fréquemment exprimées par les partisans du non (mais parfois
par d'autres) est l'idée qu'écrire ces règles dans le marbre d'une
Constitution
les rende plus fortes, plus difficiles à modifier,
etc. Or, du moins sur le plan juridique, rien ne distingue
ce traité des traités antérieurs, pour ce qui est de la force de son
application ou de la difficulté à le modifier (pour modifier le traité
de Nice, il faut aussi l'unanimité des États contractants). C'est
bien le mot Constitution
, c'est le symbole, qui fait
peur (les Allemands ont d'ailleurs une Grundgesetz
pour des raisons tout aussi
symboliques de vouloir éviter de parler de Constitution).
Pour résumer et simplifier : on aurait présenté le traité (avec
exactement les mêmes règles institutionnelles et politiques) comme un
nouveau traité dans la continuité du traité de Nice, je pense qu'il
n'aurait soulevé aucune opposition particulière en France, il n'y
aurait pas eu de besoin particulier de le faire approuver par
referendum, bref, tout ce serait passé comme pour Amsterdam et Nice ;
au lieu de ça, on parle de Constitution
, on fait peur aux gens,
ils se rendent compte maintenant que l'Europe qu'on leur offre n'est
pas celle de leurs rêves, et ils refusent de signer. (D'autant plus
que le gouvernement qui soumet le projet est extraordinairement
impopulaire !)
Qu'espèrent, donc, les partisans du non ? Ils ne veulent
pas (du moins, pour la plupart d'entre eux) en rester au traité de
Nice : ils souhaitent une renégociation du Traité pour aboutir à un
résultat plus conforme à leurs souhaits. Et c'est là qu'à mon avis le
bât blesse : car si le oui a une certaine unité — celle
du consensus autour d'un texte, fût-il un compromis imparfait eu égard
à ce que l'on voulait, le non est insaisissable. S'il existait
dans l'Europe tout entière une initiative citoyenne qui aurait produit
un texte alternatif suscitant l'adhésion, alors il faudrait évidemment
voter non au motif que voici le texte que nous voulons
:
mais personne n'a proposé, même comme preuve du concept, un texte
alternatif, parce que personne n'est capable de susciter une large
adhésion autour d'un unique texte, ou alors ce texte serait un
compromis comme l'est, justement, le TCE.
La notion de compromis est difficile à accepter, mais sans
elle il n'y a pas de diplomatie possible, et c'est toujours de
diplomatie qu'il est question tant qu'on est encore dans des traités
entre États souverains. Car : si renégociation il doit y avoir, sur
quelles bases sera-t-elle menée ? Il ne s'agit pas seulement de tenir
compte des souhaits des Français, il faut encore que ces souhaits
soient portés par une voix (laquelle ?) et qu'ils convainquent les
citoyens des vingt-quatre autres pays de l'Union. Or, si un certain
nombre de Français trouvent l'Europe actuelle trop libérale
, un
nombre correspondant d'Anglais la trouvent pas assez libérale
:
il faut pourtant arriver à concilier les uns et les autres si on veut
que la construction européenne continue.
Je ne crois pas aux prédictions catastrophiques de certains partisans du oui au cas où le non l'emporterait : il n'y aura pas de guerre et je ne crois même pas que la France sera vraiment marginalisée (même si elle perdra certainement de l'influence face à l'Angleterre, mais je n'ai que très peu à faire de ces considérations-là ; à tout le moins, la France perdrait en pouvoir de décision au sein du Conseil européen, mais à la limite peu importe). Je crois qu'on en resterait pendant un moment au traité de Nice, puis qu'on ferait quelques petits aménagements sur celui-ci, probablement dans le sens du TCE enterré, mais sans doute de nature plus timide. Rien de dramatique, donc, à mes yeux, mais une occasion manquée de donner plus de clarté aux textes européens (on reproche souvent au TCE d'être trop long, mais les textes actuellement en vigueur sont bien plus complexes !), sans doute quelques bonnes mesures perdues, ainsi que vraisemblablement beaucoup de temps, et surtout, rien de gagné. (Sur le plan de la politique intérieure française, il pourrait y avoir des conséquences importantes, en revanche ; je pense que Nicolas Sarkozy est quasiment certain d'être élu président en 2007, si le non l'emporte. Mais bon, ce n'est pas le lieu ici de spéculer à ce sujet, ni de dire ce que je peux penser de M. Sarkozy.)
Si je ne crois pas aux menaces de certains partisans du oui, je crois encore moins à celles de certains partisans du non : l'Europe, notamment, ne sera pas plus libérale avec le TCE, et son libéralisme ne sera pas plus profondément ancré, qu'avec le traité de Nice. Si l'Europe sociale doit se faire, je ne pense pas que ce soit en refusant les progrès de l'Europe économique et politique qu'elle le fera : que ceux qui veulent faire faire des progrès à l'Europe en dépit de ses dirigeants s'engagent dans l'écriture d'un vrai texte qui rassemble dans cette direction, et qui rassemble dans vingt-cinq pays. Tant que ce texte ne sera pas écrit, contentons-nous de ce que nous avons, dans les domaines où nous l'avons.
Au final, je pense que l'enjeu du referendum n'est pas aussi énorme qu'on veut le faire paraître. Mais je conclus en répétant ce qu'a dit Robert Badinter : on a le choix entre un oui de raison et un non de désamour ; qu'est-ce qui est le plus fort, la raison, ou le désamour ?