David Madore's WebLog: Réactions aux réactions aux télégrammes publiés par Wikileaks, et diplomatie

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(mardi)

Réactions aux réactions aux télégrammes publiés par Wikileaks, et diplomatie

Petit résumé de la situation pour les lecteurs habitant dans une grotte perdue : le site Web Wikileaks a commencé à publier toute une série de télégrammes diplomatiques de l'Administration américaine, dont certains classés secrets, et qui mettent le monde diplomatique dans l'embarras pas tellement parce qu'ils contiennent des révélations fracassantes mais plutôt parce qu'ils exposent publiquement le ton « candide » (i.e., cru, et parfois outrageusement stupide) avec lequel les diplomates s'expriment quand ils ne donnent pas dans la langue de bois ; ou, si on est moins charitable, leur incompétence et les intentions pas reluisantes des pays. Comme pour le précédent « coup » de ce genre (celui qui concernait les opérations américaines en Afghanistan), Wikileaks a donné la primeur de ses informations à quelques grands journaux internationaux (The Guardian, The New York Times, Der Spiegel, Le Monde, El País) avant de les rendre publiques : auparavant ils ne faisaient pas ça, mais ils ont compris que ça faisait bien mieux monter la sauce médiatique. Aussi, ils ont permis à ces journaux, et aussi à l'Administration américaine elle-même, de négocier des demandes de censure par exemple pour protéger des gens qui seraient mis en danger si leur nom apparaissait. (Ceci met d'ailleurs l'Administration américaine dans l'embarras : soit elle accepte de collaborer avec Wikileaks pour censurer certains noms, mais alors on pourra lui reprocher d'être complice de la publication de ses propres secrets, ou bien de n'avoir pas fait censurer telle ou telle information précise ; soit elle le refuse et alors elle ne peut pas éviter le pire. L'histoire ne dit pas très clairement si elle a ou non collaboré à censurer certains noms.)

Bref, ce n'est pas tellement le contenu des fuites lui-même (qui a un côté un peu Diploft Story, mais qui ne nous apprend rien de fondamentalement nouveau) qui est intéressant que la nullité des réactions officielles qui ont suivi. Je ne sais pas si Wikileaks a bien fait, que ce soit sur un plan purement pragmatique ou sur un plan éthique, de publier ces données (ou si leur informateur a bien fait de les leur donner), mais la réaction officielle à peu près unanime est d'une stupidité abyssale tellement insultante qu'elle devrait nous faire oublier toute autre préoccupation.

Essentiellement, la position des chancelleries a été : Nous condamnons fermement cette publication, qui met en danger de façon irresponsable la sécurité des États et des personnes, en contrevenant au secret diplomatique et à la souveraineté des États ; nous ne ferons aucun autre commentaire. Est-il besoin de détailler à quel point cette déclaration est d'une stupidité insultante pour celui à qui on l'adresse ?

Primo, soit les télégrammes publiés par Wikileaks ne sont pas authentiques, et alors il n'y a aucune raison que leur publication pose un problème particulier, soit ils sont authentiques, et, par la nature de leur réaction, les chancelleries nous disent clairement oui, ces documents sont authentiques. Je ne sais pas si c'est ce qu'elles voulaient dire, mais c'est ce qu'on en déduit clairement. L'ennui, c'est qu'ensuite elles ne l'admettent pas : c'est vraiment prendre les gens pour des cons.

Secundo, en admettant que les télégrammes soient authentiques, soit leur contenu est essentiellement faux ou bien anecdotique, et alors il n'y a de nouveau aucune raison que cela mette en péril la sécurité de qui que ce soit, soit il y a des choses vraies et extrêmement graves dedans. Force est de constater qu'on ne voit rien de vraiment fracassant : il y a bien des choses qui ne sont franchement pas jolies-jolies (comme des instructions pour des choses qui commencent à ressembler à de l'espionage), mais on voit surtout de la médiocrité (à la fois dans le contenu rapporté et dans l'intelligence du rapport). Agiter les bras en parlant d'irresponsabilité et de sécurité des États et des personnes, c'est un peu l'attitude de celui qui a fait caca derrière la grange et qui prétend qu'il y a une bombe pour distraire quand on va regarder : c'est de nouveau insultant pour l'intelligence de celui à qui on s'adresse.

Tertio, refuser de répondre alors qu'on a soi-même attiré l'attention sur le fait que les télégrammes étaiane authentiques et agité des mains pour faire croire à leur importance, c'est vraiment proclamer sur les toits : Nous ne vous servons que de la langue de bois, et il est vitalement important que nous continuions à vous servir de la langue de bois. Tout ça en langue de bois pure style.

Quarto, le fait de montrer du doigt oh, le Monsieur Assange, il a fait quelque chose de mal ! est complètement pathétique. On s'en fout de savoir si ce que Wikileaks a fait est bien ou mal, ce n'est pas la question. D'abord, le rôle d'une chancellerie n'est pas de commenter les actions d'un individu : ceux-ci n'existent pas au plan du droit international, on nous le fait assez savoir ; pour les individus, il y a des cours de justice pour les juger, si on pense qu'ils ont violé des lois. Mais surtout, si on demande une réaction officielle sur le contenu d'un document, ça n'a aucun rapport avec la façon dont ce document est apparu — quand un criminel notoire en balance un autre, on ne va pas dire oh, ce Monsieur n'est pas gentil, et puis d'ailleurs c'est mal de balancer les copains.

Quinto, le secret diplomatique et les règles diplomatiques en général, elles engagent les États mais pas les individus, justement. La seule chose qui lie un individu, ce sont les lois de l'État dont il relève. On nous rappelle avec force ce fait quand la fondation Nobel, de droit privé, irrite la susceptibilité de la Chine, il serait bon de se le rappeler même quand ça dérange plus que la Chine.

Sexto, l'absence de mea culpa au niveau de la sécurité est ahurissant. Le but d'avoir une classification du type secret défense, c'est bien que l'État s'engage à faire des efforts pour garder ces informations secrètes, pas que si ces informations sont divulguées on puisse ensuite dire ah oui mais c'était mal de les publier ! Si autant d'information censément secrète a pu fuiter, c'est que leur sécurité est pourrie, et je doute que l'Administration américaine soit la seule dans ce cas. Et je peux même dire pourquoi elle est pourrie : c'est parce qu'elle est trop secrète ; la seule façon de concevoir un système de sécurité vraiment sûr, c'est de rendre publics tous les détails sur comment il fonctionne (sauf les secrets eux-mêmes, évidemment), donc en l'occurrence qui a accès à quoi, comment les choses sont classifiées, comment les informations sont chiffrées, comment elles sont transmises, etc. Le diplomatie a une culture du secret : résultat, elle a une sécurité de merde.

Septimo, j'enfonce le clou : si la publication d'informations obtenues aussi facilement pouvait vraiment mettre en danger la sécurité des États et des individus, celui qui est coupable c'est celui qui la rendait si facile à obtenir et celui qui la laisse devenir si dangereuse.

Octavo, le fait de traiter comme une évidence que le secret est indispensable à la diplomatie est un subterfuge. Le secret est sans doute indispensable à la façon dont les États pratiquent actuellement la diplomatie. La diplomatie, c'est l'art d'utiliser des négociations pour éviter (ou à la place de) des conflits. Est-ce que des groupes qui n'auraient aucun moyen de communiquer de façon secrète passeraient leur temps à se battre ? (Car c'est ça qu'on nous dit, en substance.) C'est peut-être vrai, mais j'aimerais voir un argument ou une expérience pour le prouver. (Par exemple, il serait intéressant, au registre des sciences sociales expérimentales, de mettre un groupe de gens dans une simulation de diplomatie, où ils doivent s'accaparer de ressources, et peuvent se livrer des guerres mais aussi tisser des alliances, communiquer, etc. ; dans un cas on leur donnerait la possibilité de communiquer de façon secrète, et dans un autre cas on ne la leur donnerait pas. Puis on verrait si la communication secrète a facilité la diplomatie ou au contraire a conduit à plus de guerres. Je n'ai pas d'avis sur la question, mais tant que l'expérience n'a pas été menée avec un minimum de sérieux scientifique, on ne peut pas la considérer comme tranchée.)

[Je m'arrête là, parce que nono c'est ridicule.]

Mais de façon générale, je trouve que cette affaire est une bille intéressante à mettre dans le bocal la diplomatie, c'est de la merde. Je ne veux pas dire la diplomatie in abstracto, le fait de se parler plutôt que de se faire la guerre, évidemment, ça c'est quelque chose de très beau. (Et j'ai dû le dire quelque part, j'aimerais voir un jour un film genre film d'action hollywoodien sauf que le happy end serait une négociation difficile réussie, un compromis heureux plutôt qu'une victoire. Imaginez Avatar où les humains et les Na'vi auraient réussi à trouver un modus vivendi au lieu de se taper dessus. Ça ce serait intéressant. Mais je digresse.) Je parle de la diplomatie telle qu'elle est menée actuellement dans la cour de récré des relations internationales. Parce que c'est vraiment d'un niveau de cour de récré, et les États se comportent comme des sales petits morveux jaloux, orgueilleux et susceptibles, et je me demande un peu qui a décidé ça, pourquoi, et comment. (Par exemple, pourquoi les pays sont toujours maladivement attachés à leurs revendications sur la moindre parcelle de territoire, y compris quand cette parcelle est inhabitée, de valeur économique absolument nulle, et que la revendiquer conduit à des relations de mauvais voisinage bien plus coûteuse que si on disait ah, vous la voulez ? prenez-la, avec notre bénédiction.) Mais du niveau cour de récré transformé en une sorte de partie d'échecs bizarre, avec des règles totalement débiles.

Le plus débile, ce sont les questions de noms. La diplomatie est à ce point obstinée par les questions de noms (et, plus généralement, de symboles) qu'on croirait qu'elle est l'invention d'un groupe de cabaliste persuadés que le Vrai Nom des choses vous donne un pouvoir certain sur elles. Un exemple parmi tant d'autres : pendant des années, l'Irlande et le Royaume-Uni se sont disputés sur le nom officiel de leur pays, le Royaume-Uni insistant pour reconnaître l'Irlande sous le nom de République d'Irlande et l'Irlande insistant pour reconnaître le Royaume-Uni sous le nom de Royaume-Uni (c'est-à-dire en omettant de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord), pour la raison évidente du contentieux sur la souveraineté sur l'Irlande du Nord. Mais, vous savez quoi ? Ce n'est pas parce qu'on appelle un pays Irlande ou blablabla et d'Irlande du Nord qu'on reconnaît sa souveraineté sur quoi que ce soit — il n'y a aucune raison, c'est juste une règle profondément conne de la diplomatie que le nom devrait avoir un effet magique. Ce serait déjà un beau progrès de faire un traité international dont l'article unique serait le suivant : Dorénavant, le nom qu'on donne aux choses n'a plus d'effet magique, et n'a aucune incidence sur les revendications ou la reconnaissance qu'on fait de ces choses. Je pense que ça contribuerait significativement à apaiser les relations internationales. Ou alors, je peux proposer un protocole pour attribuer de façon aléatoire des UUID aux pays, histoire qu'on n'utilise plus que ça, et que les traités soient conclus entre le gouvernement de 83f8d7e3-fc31-47b7-b4ea-3ce02b93cd94 et de 3c6c7dc2-59ed-4856-9c98-a69c6ad1ffa3, et plus personne ne sera vexé.

Je pourrais continuer la liste longtemps des règles débiles qu'il faudrait abolir, mais la vraie question est bien de savoir comment remédier à cette atmosphère de cour de récré où la Chine pique une colère digne d'un petit enfant dès qu'on suggère que Taïwan est un pays, ce que, objectivement, il est.

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