Cette entrée n'a rien de particulièrement zeitgemäß, mais le fait d'avoir écrit la précédente m'a donné envie de dire un mot à ce sujet.
Roland Emmerich est un réalisateur plutôt connu pour ses films
catastrophe
(Independence
Day, Godzilla, The
Day after
Tomorrow, 2012,
etc.), à gros budgets et plus ou
moins nanaresques. Dans cette
liste, Stonewall,
semble incongru : il raconte, à travers la vie d'un jeune homme gay
chassé de chez lui par ses parents, l'histoire des émeutes du 28 juin
1969 (soit juste après l'enterrement
de Judy
Garland) au bar homo de ce nom sur Christopher Street, Greenwich
Village, New York, et qui sont à l'origine de la Gay
Pride
(les pays germanophones disent
d'ailleurs Christopher Street Day
).
Une autre chose incongrue est que ce film a une note sur IMDB très nettement inférieure aux autres que du même réalisateur que j'ai nommés ci-dessus : aurait-il réussi à faire un nanar encore plus intergalactique que Independence Day ? le film nous fait-il nous découvrir que le Stonewall était un repaire d'extra-terrestres et que les homos se sont ralliés pour empêcher la Terre d'être envahie ? pas vraiment. Manifestement, il y a eu une campagne virale pour donner à ce film la note la plus basse — ce genre de campagne est la raison pour laquelle les notes et les sondages sur Internet ne valent à peu près rien, mais passons ; et la campagne en question ne vient pas des fans habituels des films d'Emmerich qui se seraient agacés qu'il fît un film pour pédés, non, ce sont essentiellement des militants et sympathisants LGBT qui ont détesté le film.
Quel est le problème ? Il y a beaucoup de points précis sur lesquels la vérité historique a été déformée (par exemple en laissant penser que la mort de Judy Garland avait plus d'importance qu'elle n'en avait, ou en résumant une réalité forcément un peu complexe). Certains reproches se contredisent un peu : par exemple, d'avoir minimisé le rôle des lesbiennes, des drag queens et transgenres (alors qu'elles et ils étaient plutôt les premiers à lancer les émeutes), mais en même temps d'avoir utilisé le personnage réel tout à fait masculin de Raymond Castro pour inspirer un personnage fictif (Ray) très efféminé ; ou encore, d'avoir essayé de rendre le film plus digeste pour les hétérosexuels en se focalisant sur des personnages bien « propres sur eux », mais en même temps de caricaturer les homos ou drag queens, et d'avoir noirci la Mattachine Society qui proposait justement aux homos de se fondre dans la masse et de ne pas faire de vagues et qui (selon le film) n'était pas terriblement heureuse des émeutes.
En fait, les reproches se concentrent surtout autour d'un point : une forme de whitewashing, en l'occurrence, d'avoir choisi de construire le film autour d'un personnage blanc, jeune homme, de classe moyenne, bon élève, cissexuel, pas du tout efféminé, « seulement » homosexuel, bref, tout ce qu'il faut pour le rendre relatable (je ne sais pas dire ça en français, tiens) par le public de spectateurs (très majoritairement hétérosexuels) que Hollywood vise principalement. En l'occurrence, ce héros (Danny Winters) est joué par Jeremy Irvine, qui est le poster-boy presque trop parfait d'un tel rôle, avec son visage de gendre idéal qui ne fera peur à personne. (Comme en plus il doit y avoir beaucoup de garçons homos qui mettraient bien sur leurs murs un poster du boy en question et qui rêvent qu'il puisse être homo, ça permet de gagner sur tous les terrains.) Soulignons bien que le personnage du Danny Winters en question est fictif : on ne reproche pas aux scénaristes, ici, d'avoir transformé un personnage réel ; mais comme ils lui font, tout à fait littéralement, jeter la première pierre qui déclenche les émeutes, on peut dire qu'on lui donne la place de la personne qui a vraiment jeté cette première pierre : certains l'ont identifiée comme étant la drag queen noire Marsha P. Johnson (qui apparaît effectivement dans le film, et n'est pas whitewashée)… sauf que les choses ne sont jamais simples, et en fait on n'en sait rien, il n'y a probablement pas eu de « première pierre » jetée, et pas une seule personne qui a déclenché les émeutes, fût-ce Judy Garland, Marsha P. Johnson ou Stormé DeLarverie.
Tous ces reproches sont justes, et ne sont pas sans importance, mais je crois qu'ils passent à côté de l'intérêt du film.
Car à mon avis le but — malgré le titre — n'est pas tant de
raconter l'histoire des émeutes de Stonewall, ou en tout cas pas de le
faire avec la précision d'un historien, c'est, à travers l'histoire
personnelle du héros, de présenter un débat, ou un dilemme, qui se
pose à (et parfois déchire) la communauté LGBT : veut-on
revendiquer le droit à l'indifférence ou le droit à la différence ?
veut-on se fondre dans la société ou se révolter contre elle ?
veut-on réclamer l'étiquette normal
ou arborer la fierté
d'être anormaux
? Il va de soi que formulée dans des terme
aussi simplistes et caricaturaux, cette question n'admet pas de
réponse, et que toute tentative sérieuse pour y répondre doit
commencer par examiner les termes de cette fausse alternative : mais
la présentation caricaturale n'empêche pas que la problématique est
réelle.
Et je trouve que Stonewall pose cette question avec
une certaine finesse : Danny Winters est partagé entre le camp,
incarné par la Mattachine Society, des
homos blancs, financièrement aisés et « bien propres sur eux » qui
cherchent à se fondre dans la masse et espèrent faire évoluer la
société en ne faisant peur à personne, et celui, incarné par les
garçons et filles de la rue obligés de se prostituer, qui sont les
véritables héros des émeutes de Stonewall ; c'est justement parce
qu'il est blanc, cissexuel, etc., que Danny doit faire ce choix,
et que le choix en question est douloureusement intéressant : un de
ses amis lui dit justement, moi, je n'ai pas le choix — Danny
doit accepter de risquer sa place potentiellement privilégiée dans la
société, et possiblement sa bourse pour Columbia, s'il choisit de
rejoindre les révoltés. La scène où il jette la première pierre
incarne ce dilemme : l'instant avant, la drag-queen noire Marsha lui
demande how can it get worse? […] a society hating
and oppressing us for being gay, and you still wanna be polite? cause
it's going to take away your precious fuckin' scholarship if you get
arrested? cone on!
; puis un membre de
la Mattachine Society tente de le
décourager de jeter la pierre : no, that's not the way, Danny
.
Tout ça n'est peut-être pas historiquement correct, mais le
développement du personnage est intéressant.
Et dans l'ensemble, je trouve que Stonewall montre une subtilité que les films-catastrophe bourrins de Roland Emmerich ne me laissaient pas du tout présager. Les personnages ont une réelle profondeur, les acteurs jouent plutôt bien. La diversité de la communauté LGBT est peut-être insuffisamment représentée, mais il est injuste de nier qu'il y ait un certain effort pour l'honorer. Le scénario est assez convenu, mais il marche plutôt bien. Ce n'est le film de la décennie, probablement pas même le film LGBT de l'année, mais ce n'est pas un nanar, et il ne méritait pas le procès qu'on lui a fait.
Évidemment, le dilemme que j'évoquais ci-dessus se pose aussi au niveau méta : doit-on souhaiter que l'industrie du cinéma « mainstream » fasse des films abordant des thèmes LGBT à destination d'un public majoritairement hétérosexuel ? ou préférer que le cinéma LGBT reste totalement différent (pour être plus libre, par exemple), et ne vise que les spectateurs de cette population ? Je crois qu'il ne faut pas sous-estimer l'importance de Brokeback Mountain, qui reste quasiment le seul film « mainstream » (disons, avec des acteurs vraiment célèbres) centré autour d'une histoire d'amour homo. (Il est vrai qu'Ang Lee avait auparavant commis le magnifique 喜宴 / Garçon d'Honneur / The Wedding Banquet, mais il était beaucoup moins connu à l'époque.) J'imagine que Roland Emmerich, dont je crois comprendre qu'il est lui-même homo, a dû se poser la question, et j'imagine que ça a été un peu un dilemme pour lui, qu'il a pensé prendre un risque : je trouve vraiment dommage que la réaction ait été de lui faire un procès plutôt que de dire qu'il aurait pu faire mieux.