J'ai déjà parlé ici de ce que j'appelle l'effet Zahir (du nom d'une nouvelle de Borges), qui est l'effet qu'on ressent quand on voit une même idée ressurgir de façon indépendante (ou au moins, apparemment indépendante) à un intervalle de temps rapproché (typiquement, un ami vous conseille de lire le livre que vous venez justement d'acheter le matin même — sans savoir, bien sûr, que vous venez de l'acheter). Je viens d'en vivre un que j'ai trouvé amusant. J'était sous la douche et j'ai pensé (plus ou moins aléatoirement) à deux choses : L'Invention de Morel (La invención de Morel, titre d'un roman d'Adolfo Bioy Casares — lequel était d'ailleurs ami de Borges — dans lequel un savant trouve un moyen d'« enregistrer » des fragments de sa vie et de celle de ses amis, pour pouvoir revivre perpétuellement ses moments heureux) et L'année dernière à Marienbad (titre d'un film d'Alain Resnais).
Je sais quelles sont les associations d'idées qui m'ont mené à
penser à l'une et l'autre de ces œuvres : j'ai pensé au roman de
Bioy Casares (que j'ai lu) parce que j'ai pensé à
mon GPS et à la façon
dont j'enregistre des promenades que je fais presque comme si
j'enregistrais des fragments de vie. J'ai pensé au film de Resnais
(que je n'ai pas vu) parce que j'ai pensé
au jeu de Nim, qui joue
un rôle important dans ce film (et j'avais entendu parler
de L'année dernière à Marienbad pour la première fois
vers '87 parce que je venais d'apprendre le jeu de Nim, que j'en ai
parlé à mon père qui m'a donné la stratégie gagnante, et il
connaissait le jeu sous le nom de jeu de Marienbad
à cause du
film ; nous en avons reparlé quand nous avons passé les vacances de
l'été '90 à Munich et que nous avons visité le parc du château de
Nymphenburg où le film a été tourné) ; et si j'ai pensé au jeu de Nim,
c'est parce que je compte en parler dans le cadre d'un exposé au
séminaire de mon équipe. Bref, a priori aucun rapport entre ces deux
chemins de pensée.
En sortant de la douche, je regarde Wikipédia pour vérifier si Bioy Casares et Borges se connaissaient bien (ce que, à la réflexion, je devais savoir puisque j'ai lu le Tlön de Borges, où Bioy Casares est explicitement nommé) et j'y apprends :
The best-known novel by Bioy Casares is La invención de Morel (Morel's Invention). […] Both Borges and Octavio Paz described the novel as "perfect." The story is held to be the inspiration for Alan Resnais's Last Year in Marienbad.
Amusant.
Il n'y a pas de conséquence ou de morale à tirer de cette
coïncidence, bien sûr — ce n'est pas un signe que le monde de
Tlön se met à s'imprégner sur le nôtre, et ce n'est pas non plus le
premier pas vers la Contradiction.
Mais j'aime ce genre de rencontres fortuites (en anglais il y a un mot
que j'aime
beaucoup : serendipity
).
J'ai un ami, cependant, dont la capacité à faire des associations
d'idées est telle qu'il doit voir le Zahir partout, et sa conversation
s'en ressent.