David Madore's WebLog: De l'usage des temps grammaticaux

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(vendredi)

De l'usage des temps grammaticaux

L'écriture de l'entrée précédente, en interlingua, et la lecture de quelques textes en interlingua avant et après, m'a conduit à m'interroger sur l'usage et le sens des temps grammaticaux entre les différentes langues, ou du moins entre les seules langues que je maîtrise assez parfaitement pour avoir un avis vraiment fondé sur un usage idiomatique, c'est-à-dire le français et l'anglais (qui sont d'ailleurs toutes les deux classées par l'interlingua comme des langues sources).

L'anglais a une riche moisson de temps grammaticaux (tellement riche que la nomenclature pose quelque problème), fondée sur un usage assez systématique des temps composés et surcomposés (il n'y a que deux temps simples, le présent et le prétérit), et qui d'ailleurs mélange des notions temporelles et des notions aspectuelles (pas que je sois vraiment persuadé que la distinction ait toujours un sens ou soit toujours pertinente) : he speaks (présent), he is speaking (présent progressif), he spoke (prétérit), he was speaking (prétérit progressif), he has spoken (parfait), he has been speaking (parfait progressif), he had spoken (plus-que-parfait), he had been speaking (plus-que-parfait progressif), he will speak (futur), he will be speaking (futur progressif), he will have spoken (futur antérieur), he will have been speaking (futur antérieur progressif). Je ne considère que le mode indicatif (quoique là aussi, la dinstinction temps/mode n'est ni claire ni forcément très pertinente), sinon il faudrait au moins ajouter : he would speak (conditionnel), he would be speaking (conditionnel progressif), he would have spoken (conditionnel antérieur), he would have been speaking (conditionnel antérieur progressif).

La liste semble cependant close : autant ces constructions satisfont le logicien par leur côté systématique, autant on doit avouer qu'elles ne sont pas si systématiques que ça : pour tout temps grammatical T on ne peut pas former trois nouveaux temps en mettant au temps T l'auxiliaire dans les constructions be speaking, have spoken et encore moins will speak, sinon on arriverait à des temps comme *he is being speaking (présent progressif progressif ?), *he is having spoken (présent progressif antérieur ?), he has had spoken (parfait antérieur ?), †he is willing speak (présent progressif postérieur ?), etc. : certaines de ces constructions sont plus ou moins défendables (notamment le surcomposé he has had spoken me semble assez correct, en fait), d'autres ne le sont absolument pas (l'auxiliaire will, en fait, n'est même pas vraiment un verbe, donc il est totalement impossible de changer son temps en le remplaçant par be willing ou quelque chose comme ça). Ceci étant, même dans les temps qui existent sans aucune ambiguïté, en ajoutant une couche de voix passive, on peut arriver à des choses aussi agréablement récursives que words that will have been being spoken (le futur antérieur progressif passif).

Le français, en comparaison, a quatre temps simples : il parle (présent), il parlait (imparfait), il parla (passé simple) et il parlera (futur) ; si on considère le conditionnel comme un temps plutôt qu'un mode, il faut y ajouter : il parlerait. Le Bescherelle, comme beaucoup d'autres grammaires, n'admettent comme seule construction de temps composé que la construction avoir parlé (c'est-à-dire l'auxiliaire avoir, ou être selon les verbes, et le participe passé). Ceci donne les temps supplémentaires : il a parlé (passé composé), il avait parlé (plus-que-parfait), il eut parlé (passé antérieur) et il aura parlé (futur antérieur) ; et c'est tout (et il aurait parlé pour le conditionnel passé, agrémenté de la « seconde forme » inexplicable il eût parlé, qui est le seul temps composé qui ne corresponde pas clairement à un temps simple).

Cette analyse me semble un peu simpliste, d'une part parce que d'une part on trouve occasionnellement, peut-être même plus souvent qu'en anglais, des temps surcomposés (il a eu parlé, il avait eu parlé, il aura eu parlé et peut-être il eut eu parlé même si ce dernier fait un peu hu-hu), et d'autre part parce que ça omet deux autres schémas de composition que sont le passé récent et le futur proche : en effet, avec le verbe aller ou venir de suivi de l'infinitif on forme des constructions qui méritent, tout autant qu'avec aller (ou être) suivi du participe passé, d'être qualifiées de temps composés : il va parler (futur proche), il vient de parler (passé récent), mais aussi il allait parler (qu'on pourrait qualifier de futur proche antérieur, mais quand on n'y réfléchit, ce n'est pas très logique par rapport à la différence entre futur simple et futur antérieur, il vaudrait mieux le qualifier de passé prochement postérieur) et il venait de parler (passé récemment antérieur ?). Bizarrement, cela s'arrête là : on ne peut pas mettre aller ou venir de à d'autres temps ; enfin, on peut le faire, mais ça n'a pas le sens idiomatique d'une formation de temps composé (il ira parler signifie qu'il fera un bout de chemin pour parler, pas qu'il sera sur le point de parler ; on s'en rend compte en essayant de mettre au passé puis au futur la phrase tu arrives devant la porte, tu vas frapper : au passé cela donne tu arrivas devant la porte, tu allais frapper et pas tu allas frapper, et au futur on est obligé de dire quelque chose comme tu arriveras devant la porte, tu seras sur le point de frapper).

L'interlingua a trois temps simples : ille parla (présent), ille parlava (passé, dont je vais reparler dans un instant), ille parlara (futur) ; on peut y ajouter un conditionnel, ille parlarea. Mais à ce système de temps simples de richesse intermédiaire entre l'anglais (2 temps simples) et le français (4 temps simples), il ajoute plus de schémas de composition que le français ou que l'anglais : on peut former un temps composé comme en français en conjuguant haber parlate (avoir parlé, donc avoir plus le participe passé, et comme en anglais ce sera toujours l'auxiliaire avoir qui servira), mais aussi comme pour les temps progressifs de l'anglais en conjuguant esser parlante (être parlant), ou encore comme pour les temps proches du français en conjuguant vader parlar (aller parler) ou venir de parlar (venir de parler), même si ce dernier n'est pas explicitement mentionné par les grammaires. Et il n'y a pas de raison de limiter ces deux dernières compositions comme le français le fait, donc on a 4×4=16 temps simplement composés : ille ha[be] parlate (passé composé), ille habeva parlate (passé antérieur), ille habera parlate (futur antérieur), ille es[se] parlante (présent progressif), ille era [=esseva] parlante (passé progressif), ille [es]sera parlante (futur progressif), ille va[de] parlar (futur proche), ille vadeva parlar (passé prochement postérieur(?)), ille vadera parlar (futur prochement postérieur(?)), ille veni de parlar (passé proche), ille veniva de parlar (passé prochement antérieur), ille venira de parlar (futur prochement antérieur). Et il n'y a pas de raison de ne pas surcomposer comme fait l'anglais, donc le he has been speaking de l'anglais peut très bien se traduire ille ha essite parlante, mais rien ne dit non plus que la composition dans l'autre sens, ille es habiente parlate (*he is having spoken), n'a pas autant le droit d'exister. Cela fait une belle floraison de temps !, qui n'a rien à envier à celle de l'esperanto, mais qu'il faut probablement utiliser avec modération si le but est d'être compréhensible et pas de s'amuser (encore que s'amuser est encore la raison la plus valable d'utiliser des langues inventées).

Mais ce n'est pas tout de fabriquer des temps selon des règles logiques, il faut aussi qu'ils aient vaguement un sens, ces temps.

Il est intéressant de comparer le français et l'anglais, parce que l'usage des temps est relativement orthogonal. Il serait rigolo de faire un tableau avec en ligne les 14 temps de l'anglais (ou plus si on compte le conditionnel) et en colonne les 12 ou plus temps du français, et essayer de remplir toutes les cases où on peut donner un exemple assez naturel de contexte où on emploierait tel temps en anglais et tel temps en français. Comme je n'ai pas le courage d'essayer de remplir tout le tableau, je vais juste tâcher de discerner un petit nombre d'usages communs, et pour les temps du passé :

  1. un événement ponctuel dans le passé, présenté dans le cadre d'une narration : on utilisera alors typiquement le passé simple en français (et alors l'oracle parla ainsi) et le prétérit en anglais (and then the oracle spoke thus) ;
  2. un événement durable ou répétitif dans le passé, ou dont la terminaison n'est pas envisagée ou soulignée : on utilisera alors typiquement l'imparfait en français (il aimait couper les cheveux en quatre) et le prétérit en anglais (he liked to split hairs) ;
  3. un événement ponctuel dans le passé, rapporté au présent ou comparé au présent : on utilisera alors typiquement le passé composé en français (hier, j'ai parlé avec un grammairien fou) et le prétérit en anglais (yesterday, I spoke with a mad grammarian) ;
  4. un événement dans le passé situé comme englobant un événement plus ponctuel : on utilisera alors typiquement l'imparfait en français (nous parlions ensemble quand tout d'un coup…) et le prétérit progressif en anglais (we were speaking together, when suddenly…) ;
  5. un événement indéfini dans le passé, produisant des conséquences présentes ou évoqué relativement au présent : on utilisera alors typiquement le passé composé en français (j'ai parlé de grammaire de nombreuses fois sur ce blog) et le parfait en anglais (I have spoken many times about grammar on this blog).

Ce ne sont que des catégories très grossières, je ne prétends ni qu'elles soient très bonnes ou très bien définies, ni que dans chacune de ces catégories on ne puisse pas trouver des cas où le temps choisi sera différent, et je prétends encore moins avoir couvert tous les cas. Mais en première approximation, c'est déjà quelque chose, et en tout cas on voit bien que les temps français et anglais se recoupent très mal. Et cela pose du coup la question, pour une langue inventée comme l'interlingua, de savoir quel temps on utilise dans chaque cas. Pour le cas 5, je n'ai aucun doute qu'on doive utiliser le passé composé (io ha multe vice parlate de grammatica sur iste blog), puisque le français comme l'anglais concourent dans ce sens. Pour le cas 4, puisque l'interlingua a les temps progressifs de l'anglais, on peut sans hésitation les utiliser (nos era parlante insimul, quando subito…). Pour les cas 1 et 2, j'utiliserais le passé simple (e alora le oraculo parlava assi ; ille amava secar le capillos in quatro), même si je suis inexplicablement gêné par le fait que ces deux cas fusionnent (inexplicablement, vu que c'est le cas en anglais et que ça ne me gêne pas). Reste le cas 3, où le français et l'anglais ont une solution nettement différente : faut-il écrire heri, io ha parlate con un grammaticario folle, en imitant le français, ou bien, en imitant l'anglais, heri, io parlava con un grammaticario folle ? J'ai tendance à pencher pour le premier, parce que le second signifie plutôt pour moi hier, je parlais avec un grammairien fou (cas 4 ci-dessus), mais en fait, pour dire ça sans ambiguïté, on peut très bien mettre : heri, io esseva parlante con un grammaticario folle (de nouveau, comme en anglais).

Bref, c'est le problème avec les langues inventées, il n'y a pas d'idiome pour dire ce qu'on doit faire. Ce n'est pas vraiment un problème : les ambiguïtés dont on parle ne sont pas bien graves (ce ne sont pas vraiment des ambiguïtés, juste des hésitations sur l'usage ; mais cf. ce que je racontais ailleurs sur l'« atisme » et l'« itisme » en esperanto, il semble que ça ait été une belle flamewar, pardon, une flammilito). Mais j'ai quand même tiqué en lisant ce post de blog (écrit par un hongrois) en interlingua, auquel je faisais référence dans la précédente entrée, parce qu'il écrit, par exemple, io era presente a iste occasion e faceva photos tamben (j'étais présent à cette occasion et j'ai aussi fait des photos ; il s'agit en gros des cases 2 et 3 de ma catégorisation ci-dessus) là où sous l'influence du français j'aurais mis io era presente […] e io ha facite.

Il serait intéressant de reprendre mes catégories 1 à 5 ci-dessus (éventuellement enrichies ou corrigées s'il s'avère qu'elles sont trop mauvaises) pour donner les exemples dans un maximum de langues pour lesquelles la comparaison a un intérêt (probablement en gros les langues indo-européennes). Pour ce qui est de l'allemand, j'ai tendance à traduire par : (1) und dann sprach das Orakel so (prétérit, donc), (2) ihm gefiehl Haarspalterei (prétérit de nouveau), (3) gestern habe ich mit einem verrückten Grammatiker gesprochen (passé composé parfait), (4) wir sprachen zusammen, als plötzlich… (prétérit) et (5) ich habe oftmals von Grammatik auf diesem Blog gesprochen (parfait) — ce qui colle plutôt mieux avec le français et mon interprétation-française-de-l'interlingua qu'avec l'anglais — mais je ne sais pas si mon intuition linguistique est fiable en la matière.

Une autre question, évidemment, est de savoir si ça a un intérêt quelconque d'avoir des temps verbaux plutôt que tout exprimer par des adverbes. Mais ça c'est une polémique dans laquelle je ne rentrerai pas (pour ne pas démolir les langues indo-européennes : je les aime bien, moi, les langues indo-européennes).

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