Quand j'étudiais la grammaire à l'école quand j'étais petit,
j'étais toujours déçu de l'insistance mise sur la structure plutôt que
sur la sémantique. Pour prendre un exemple qui n'a pas de rapport
avec le schmilblick dont je vais parler après, si je dis dans la
rue, je viens de voir quelqu'un qui ressemble à un acteur
américain
, cela peut vouloir dire deux choses : soit que ce
quelqu'un avait une tête générique d'acteur américain (à supposer
qu'il y ait des traits de visage caractéristiques des acteurs
américains en général), soit que je pense à un acteur précis, que je
ne nomme pas (peut-être n'en suis-je même pas capable) et qu'il
ressemble à cet acteur-là ; j'interprète cette différence, même si
c'est discutable, comme une ambiguïté sur l'article un
, dont il
ne suffit pas de savoir qu'il s'agit d'un article indéfini, il
y a plusieurs façons d'être indéfini. Si on n'apprend pas aux enfants
à voir ce genre de subtilités, ils vont être tout perturbés de
découvrir que dans une autre langue, ces deux phrases se disent sans
doute de façon différente (en l'occurrence, je n'ai pas d'exemple en
tête de langue qui distingue bien les deux, même si en anglais on peut
jouer sur la distinction entre an American actor
et some American actor
; mais dans ma tête j'ai
vraiment deux sens très différents, et je pense que c'est important
pour l'apprentissage des langues).
Quand j'étais à l'école primaire et qu'on nous a fait un cours sur
la voix passive, avec un exemple qui ressemblait peut-être à le
veau est nourri par la vache
, j'ai demandé à l'institutrice :
comment se fait-il qu'on n'analyse pas cette phrase comme un attribut
du sujet (sujet le veau
, verbe est
,
attribut nourri
, complément du participe passé utilisé comme
adjectif par la vache
) ? Elle a dû me faire la réponse que
font les adultes quand les enfants posent une question qui les
emmerdent, la pire réponse possible pédagogiquement : parce que
c'est comme ça
. Pourtant, le problème que je soulevais sans le
savoir était un problème très intéressant, et elle aurait pu en
profiter pour me faire remarquer que la phrase française la porte
est fermée
a deux sens bien différents, l'un dans lequel il s'agit
d'une phrase passive indiquant une action en cours (la porte est
fermée en ce moment par deux gardes armés, elle est en train
d'être fermée
), l'autre dans lequel il s'agit d'un attribut
indiquant un état (la porte est fermée, elle n'est pas ouverte,
elle est peut-être même fermée à double tour et verrouillée
). En
grammaire française, on analyse cette différence comme une différence
de structure (verbe passif versus attribut), mais en fait il serait
peut-être plus pertinent de s'interroger sur le sens du participe
passé.
La vérité est que le participe passé, en français, peut être trois choses : passé actif, passé passif ou même, ce qui est un peu ironique pour un participe qui se prétend passé, présent passif. De plus, quand il a un sens passé, il peut avoir le sens d'un passé d'action ou d'un parfait c'est-à-dire du résultat présent d'une action passée (ce que j'appellerai l'ambiguïté d'aspect, plus loin).
Une langue de grammaire de type indo-européen qui fait des
distinctions un peu fines distingue au moins quarte sortes de
participes : le présent actif, qui indique que le nom complété
accomplit l'action représentée par le participe, le présent passif,
qui indique qu'il la subit, le passé actif, qui indique qu'il l'a
accomplie, et le passé passif, qui indique qu'il l'a subie. Ceci est
très approximatif, bien sûr, pour plein de raisons : les temps peuvent
être relatifs ou absolus, par exemple (i.e., présent
signifie-t-il en même temps que l'action principale de la phrase ou au
moment où le locuteur parle ? je pense que pour un participe c'est
toujours relatif, mais je n'y mettrais pas ma main à couper) ; ce que
signifie accomplir
ou subir
une action n'est pas très
clair pour des actions sans complément et plus ou moins involontaires
(je prendrai l'exemple de tomber
plus bas) ; et il peut y avoir
des complications dues à la confusion entre temps et aspect. Mais au
moins en première approximation, cette distinction est utile.
Un exemple de langue ayant la distinction
quadruple est le russe : si mes souvenirs de russe sont
corrects, лю́бящая
де́вочка
(présent
actif) signifie une petite fille qui
aime
, люби́мая
де́вочка
(présent
passif) signifie une petite fille qui est
aimée
, [по]люби́вшая
де́вочка
(passé
actif) signifie une petite fille qui a aimé
et полю́бленная
де́вочка
(passé
passif) signifie une petite fille qui a été aimée
. Sauf qu'en
fait ces sens sont assez approximatifs : pour commencer, comme le
suggère le [по]
entre crochets, je
glisse un peu de poussière sous la table, à savoir le fait que les
verbes russes existent sous deux aspects, appelés
l'imperfectif (qui envisage l'action pour elle-même) et
le perfectif (qui envisage le résultat de l'action) ; c'est
une question un peu byzantine de savoir si ce sont deux verbes qui
vont ensemble, l'un perfectif et l'autre imperfectif ou bien un verbe
qui a deux formes : toujours est-il
qu'ici люби́ть
est le verbe imperfectif
et полюби́ть
le verbe perfectif, que les participes présents actif et passif ne
peuvent se former que sur l'imperfectif, le participes passé passif
que sur le perfectif, et que le participe passé actif peut se former
sur l'imperfectif ou le perfectif (avec une distinction du
genre la petite fille qui aimait
vs. la petite fille qui a
aimé
) ; ce n'est ni très logique ni très satisfaisant pour
l'esprit ou l'orthogonalité voix/temps/aspect, mais c'est comme ça.
En plus, le participe présent passif a aussi un sens du genre la
petite fille aimable
, et en l'occurrence surtout la petite
fille préférée
. Bref, avec les langues, les choses sont toujours
Plus Compliquées®.
Une autre langue qui a la distinction quadruple
est l'esperanto : knabino amanta
(présent actif)
signifie une petite fille qui aime
, knabino
amata
(présent passif) signifie une petite fille qui est
aimée
, knabino aminta
(passé actif)
signifie une petite fille qui a aimé
et knabino amita
(passé passif) signifie une
petite fille qui a été aimée
. Il y a aussi des participes futurs.
Sauf que, de façon plus surprenante pour une langue artificielle,
l'esperanto s'est lui aussi enferré dans des confusions temps/aspect,
ou peut-être temps relatif / temps absolu, sous la forme d'une
controverse entre l'atismo
et
l'itismo
; pour faire bref, les atistes
ou temporistes
ont la logique derrière eux et traduisent il
est né
par li estis naskata
,
litéralement il a-été étant-en-train-d'être-né
, alors que
les itistes
ou aspectistes
ont Zamenhof derrière eux
(l'inventeur de la langue, qui ne s'est apparemment pas rendu compte
qu'il était illogique) et traduisent il est né
par li estis naskita
, litéralement il a-été
ayant-été-né
. L'académie de l'esperanto (oui, ça existe…)
a tranché en faveur des derniers, et de toute façon je ne suis pas
certain que l'esperanto puisse vraiment se targuer d'avoir un usage
vivant (s'il en a un, il utilise en fait d'autres constructions).
Le grec ancien a une pléthore de participes, parce
qu'il y a non pas deux voix (active et passive) mais trois (active,
moyenne et passive, la voix moyenne ayant en fait un sens actif mais
soit réfléchi soit accompli avec un sens d'intérêt pour soi-même, le
sens exact dépendant du verbe), et une multitude de temps (notamment
présent, aoriste et parfait, l'aoriste insistant sur l'aspect ponctuel
d'une action alors que le parfait insiste sur le résultat présent
d'une action passée). On a donc des choses
comme φιλοῦσα
κόρη
(présent actif) pour une jeune fille
qui
aime
, φιλουμένη
κόρη
(présent passif) pour une jeune fille
qui est
aimée
, φιλήσασα
κόρη
(aoriste actif) pour une jeune fille
qui
aima
, φιλησθεῖσα
κόρη
(aoriste passif) pour une jeune fille
qui fut
aimée
, πεφιληκυῖα
κόρη
(parfait actif) pour une jeune fille
qui a
aimé
, πεφιλημένη
κόρη
(parfait passif) pour une jeune fille
qui a été aimée
. Mais je ne saurais pas préciser les nuances très
exactes dans le sens de tout ça.
En latin l'éventail des participes est nettement plus réduit. On a
le participe présent, qui est un participe présent actif, et le
participe passé, qui est passé passif : amans
puella
signifie la jeune fille qui aime
tandis
que amata puella
signifie la jeune fille qui a
été aimée
. Je souligne bien ce sens passé et passif du
participe passé latin : amatus sum
ne signifie
pas je suis aimé
mais j'ai été aimé
(pour je suis
aimé
, c'est : amor
). Il y a cependant des
verbes, dits déponents, qui se conjuguent avec des formes passives
mais un sens actif : dans ce cas, le participe passé a un sens
actif, locutus
signifie ayant parlé
, à
côté du participe présent loquens
signifie parlant
(et pour ajouter à la confusion, il y a des
verbes semi-déponents, qui ont une forme active au présent et passive
au parfait, mais pour les participes dont je parle de toute façon ça
ne change rien par rapport aux verbes complètement déponents).
Le français dérive du latin, mais le sens du participe passé y est
beaucoup moins clair. Si j'écris abandonné par ses amis, il se
retrouve seul
, le participe passé a un sens passé passif : le
personnage a été abandonné par ses amis, et je pourrais
rendre le sens passé passif plus clair en remplaçant par ayant été
abandonné par ses amis
; idem pour : ici repose Pat Icipe,
terrassé par la folie de la grammaire
, où visiblement Pat a été
terrassé avant de reposer ici. En revanche, si
j'écris c'est un garçon au naturel charmant et aimé de tous ceux
qui le rencontrent
, le participe a clairement un sens présent
passif (il est aimé de tous en même temps qu'il est au naturel
charmant ; soulignons d'ailleurs que rien ne changerait si je mettais
le verbe à l'imparfait, c'était un garçon…
) ; idem
pour ébloui par la lumière, il ne voit pas ce qui l'entoure
.
Ce n'est pas une question de verbe, mais de contexte : les pierres
traînées jusque là ont été disposées en pyramide
est passé passif,
tandis que les pierres traînées jour et nuit sur de longues
distance finissent par s'abîmer
est présent passif. Enfin, dans
beaucoup de phrases, on ne sait pas très bien si le sens est présent
ou passé : trahi par tous ses proches, il ne sait plus vers qui se
tourner
(est-il ayant-été-trahi ou
en-train-d'être-trahi ?), criblé de balles, il s'effondre
(les
balles le criblent-elles encore quand il s'effondre ? ça n'a pas
vraiment d'importance, en fait), enhardi par nos encouragements,
notre champion a triomphé de ses adversaires
(l'enhardissement
est-il simultané ou antérieur au triomphe ?). À cette confusion sur le
temps s'ajoute une confusion sur l'aspect : la porte fermée la
veille ne peut pas être de nouveau ouverte
marque une action
tandis que la porte aujourd'hui fermée à double tour ne peut pas
être ouverte sans la clé
marque un état, qui est à peu près, mais
pas exactement, le résultat de l'action vue comme passée (la
différence est surtout frappante quand on observe la façon dont le
complément de temps la veille
ou aujourd'hui
s'applique).
Ceci concerne essentiellement les verbes conjugués avec
l'auxiliaire avoir. Pour ceux qui utilisent être, le
sens du participe passé est encore différent, puisque cette fois il
est actif (ou plus exactement, il est dans la seule voix que
le verbe autorise, mais cette voix s'appelle normalement la voix
active, même si l'action est plus subie qu'agie) : dans la
phrase tombée par terre, la grand-mère ne peut se relever
, la
grand-mère tombe par terre puis ne peut pas se relever, le participe a
donc un sens passé actif. Ces verbes sont en quelque sorte analogues,
sémantiquement, des verbes déponents du latin : le participe passé n'a
pas de sens passif. Il n'y a pas pour eux d'ambiguïtés sur le temps :
je ne crois pas que le participe passé français puisse jamais avoir un
sens présent actif (pour ça, il y a un participe présent). Pour
illustrer ce fait de façon frappante, je peux donner l'exemple du
verbe descendre
, qui peut se conjuguer soit avec être
soit avec avoir selon le sens qu'on lui donne, ce qui permet au
participe descendu
d'avoir : un sens présent passif dans la
phrase la poubelle descendue par Madame Martin lui échappe des
mains et tombe dans l'escalier
; un sens passé passif dans la
phrase la poubelle descendue le matin par Madame Martin n'a
toujours pas été vidée par les éboueurs
; ou un sens passé actif
dans la phrase descendue dans son jardin, Madame Martin profite
d'un moment de détente
; en revanche, pour un sens présent actif,
on utilise le participe présent : descendant dans le jardin, Madame
Martin tombe dans l'escalier et se blesse
. En revanche, même dans
les verbes conjugués avec être, l'ambiguïté d'aspect subsiste :
comparer les phrases mon grand-père, mort aujourd'hui en fin
d'après-midi, était un homme bon
et mon grand-père, mort
aujourd'hui depuis dix ans, est enterré au cimetière de
Montparnasse
.
L'allemand améliore la logique et la clarté des choses, par rapport
au français, en donnant au participe passé un sens toujours passé (et,
comme en français, actif ou passif selon que l'auxiliaire régissant sa
conjugaison : ein gefallener Engel
a le même sens
passé actif qu'en français un ange tombé
) ; du coup, pour
construire le présent passif, on utilise
l'auxiliaire werden
, dont le sens normal
est devenir
: die Tür wird geschlossen
,
littéralement la porte devient [ayant-été-]fermée
, donc la
porte est en train d'être fermée
(alors qu'en français on doit
utiliser cette périphrase en train d'être
pour insister sur le
côté présent passif et non passé passif). Cela permet du même coup de
résoudre l'ambiguïté aspectuelle dans une phrase verbale (comme en
français) : die Tür ist [heute] geschlossen
indique que la porte est [aujourd'hui] dans l'état fermé alors
que die Tür ist [gestern] geschlossen worden
(où
le verbe werden
est lui-même utilisé au passé)
indique que la porte a été fermée [hier]. (En revanche, dans
le contexte d'une apposition, je crois qu'on ne peut pas faire cette
distinction : dans les deux cas, il s'agit de die
geschlossene Tür
; et théoriquement, die heute
geschlossene Tür
peut signifier la porte qui a été fermée
aujourd'hui, die Tür, die heute geschlossen worden
ist
, ou bien la porte qui est aujourd'hui dans l'état
fermé, die Tür, die heute geschlossen ist
. De
même, lorsque le participe passé a un sens actif, on ne peut pas faire
la différence aspectuelle : er ist gestorben
signifie, comme en français, qu'il est mort ou bien qu'il est
mort.)
Ceci dit, même en allemand, je pense que par
exemple geliebt
(le participe passé du
verbe lieben
, aimer) peut s'employer dans un sens
présent passif, comme aimé
en français : il est certainement
préférable d'écrire er wird geliebt
à er ist geliebt
pour il est aimé
,
mais meine geliebte Frau
signifie, que je
sache, ma femme que j'aime (maintenant)
et pas ma femme que
j'ai aimé par le passé
. Donc même en allemand, la logique peut
parfois être sacrifiée au prix de l'expressivité de la langue.