Ce que je vais raconter ici n'a rien d'original, n'importe quelle personne ayant un peu réfléchi à la grammaire française l'aura certainement remarqué, mais je me suis récemment rendu compte que le phénomène était encore plus marqué que je le pensais, donc je vais expliciter de quoi il est question :
Il existe en français une construction aller
+infinitif :
mais en fait, et c'est ça que je veux souligner, il n'y en a pas juste
une, il y en a deux bien distinctes. À savoir : (A) la
construction du verbe aller
avec un infinitif qui marque la
finalité du déplacement, et (B) une construction spéciale, qui est
syntaxiquement identique, et qui sert à former le futur proche. Tout
ça est bien connu, et il est par ailleurs évident que (B) provient
d'un glissement de sens de (A), mais ce sur quoi j'attire l'attention
et qui n'était pas complètement clair pour moi, c'est que ces
constructions sont vraiment séparées, c'est-à-dire qu'il n'y a pas un
continuum de sens entre les deux mais bien deux possibilités
distinctes, parfois seule l'analyse (A) est possible, parfois seule
la (B) l'est, et parfois les deux le sont mais avec des sens qui ne se
recouvrent pas.
La construction (A), c'est quelque chose comme j'ai trop attendu,
j'ai faim, maintenant je vais manger
: il faut comprendre je
vais manger
comme je vais à la cantine
, l'indication d'un
déplacement qui a pour but d'accomplir l'action indiquée par
l'infinitif ou comme destination l'endroit où cette action sera
accomplie.
La construction (B), c'est quelque chose comme pour l'instant
j'attends d'avoir faim, je vais manger vers 14h
: il faut
comprendre je vais manger
comme je mangerai
, un simple
futur (qui se distingue du futur simple par la proximité temporelle ou
simplement par le registre de langue un peu plus informel),
éventuellement comme je suis sur le point de manger
.
La principale raison pour laquelle je pense que ces constructions sont bien distinctes, c'est que :
- La construction (B) n'est possible qu'aux présent et imparfait du
mode indicatif, tandis que la construction (A) n'a pas de restriction
particulière. Ainsi,
va manger
[impératif] outu iras manger à quelle heure demain ?
[futur] sont forcément des constructions (A). Le fait de préciser un mode de transport ou un lieu peut aussi forcer l'interprétation comme la construction (A) :je vais chercher les enfants en voiture
ou…à l'école
(on peut mettre ce complément juste après le verbealler
pour que ce soit parfaitement clair que c'est le verbe en question qui est ainsi complété). - La construction (A), elle, est parfois impossible pour des raisons
de sens, alors que la construction (B) peut s'appliquer à n'importe
quel verbe. Je crois que l'exemple le plus convaincant dans ce sens
est quand le verbe à l'infinitif est lui-même le
verbe
aller
: si je disje vais aller chez le médecin
, il s'agit forcément de la construction (B) (ça n'a pas de sens de se déplacer pour se déplacer…). Le fait d'avoir un complément de lieu commeici
peut aussi rendre impossible la construction (A) (on ne peut pas aller ici, seulement venir ici) :je vais manger ici
ne peut être qu'un futur proche (et cette fois, on ne peut pas mettre l'adverbe en question juste après le verbe aller, il ne peut se rapporter qu'àmanger
).
Pour rendre ces impossibilités plus frappantes, on peut essayer de
construire une phrase, de syntaxe apparemment raisonnable, où on
combine l'impossibilité de (A) et l'impossibilité de (B) : par
exemple il ira aller chez le médecin
— ça choque, parce que le
futur interdit l'analyse comme (B) tandis que le double verbe aller
n'a pas de sens comme construction (A) ; idem pour va manger
ici
.
Le résultat, c'est qu'une phrase comme je vais faire des
courses
, où les deux constructions sont possibles, a deux sens
bien distincts : dans le sens (A), j'indique que je suis en chemin
vers un commerce (je sors de chez moi, je vais faire des courses,
et je tombe nez à nez avec Madame Michu
), tandis que dans le
sens (B) j'indique que la transaction aura lieu dans l'avenir (cet
après-midi je vais faire des courses puis [je vais] rester ici toute
la soirée
).
J'avais déjà fait des remarques dans ce sens dans cette entrée passée, mais sans complètement saisir la double construction. Pourtant, quelqu'un m'avait signalé en commentaire un malentendu survenu en italien parce que cette langue n'a pas le calque de la construction (B) du français (et que si on l'utilise, cela se comprendra donc comme une construction (A), dont le sens est proche mais suffisamment différent pour pouvoir causer une confusion).
J'avais toutefois déjà signalé l'argument essentiel selon lequel la
construction (B) n'est possible qu'à un nombre limité de temps. Ce
fait peut servir à distinguer les constructions (A) et (B) en mettant
la phrase au futur (ou à l'impératif ou quelque chose comme ça) ; par
exemple, on peut mettre au futur je sors de chez moi, je vais faire
des courses, et je tombe nez à nez avec Madame Michu
comme je
sortirai de chez moi, j'irai faire des courses, et je tomberai nez à
nez avec Madame Michu
et on peut le mettre à l'impératif
comme sors de chez toi, va faire des courses, et tombe nez à nez
avec Madame Michu
; en revanche, si on veut mettre au futur ou à
l'impératif cet après-midi je vais faire des courses puis [je vais]
rester ici toute la soirée
, on sent bien que la seconde partie
pose problème et que la première change subtilement de sens. (Du
coup, c'est amusant, cet après-midi je vais faire des courses
est plutôt une construction (B) tandis que cet après-midi j'irai
faire des courses
est forcément une construction (A)… qui a
essentiellement le même sens.)
Maintenant, si on cherche à généraliser la construction (B), il y a
d'autres verbes que aller
qui régissent des constructions
semblables. Classiquement, on signale venir de
qui marque le
passé proche (je viens de rentrer
), mais là il n'y a pas
vraiment de construction (A) correspondante (ou s'il y en a une, je ne
l'utilise pas vraiment : éventuellement avec le verbe revenir
ce serait plus plausible). Mais je suis tenté d'analyser
aussi compter
+infinitif comme analogue
de aller
+infinitif : je compte lui parler
a pris un sens
très particulier, qui ne s'analyse pas vraiment comme la somme de ses
parties, et, comme la construction (B) du futur proche introduit par
le verbe aller
, j'ai du mal à la mettre à un autre temps ou
mode que les présent et imparfait de l'indicatif (je comptais lui
parler
passe, mais je compterai lui parler
ou compte lui
parler
me semblent vraiment bizarres). L'ennui, c'est qu'une fois
qu'on commence à trouver des constructions figées dans tous les sens,
on va en trouver un peu trop.
Je crois que le terme approprié pour l'évolution historique de la
construction (A) vers la construction (B)
est grammaticalisation
,
mais ce qui est intéressant est bien la coexistence distincte (et pas
dans un spectre sémantique de nuances entre les deux) entre la version
non-grammaticalisée (A) et la version grammaticalisée (B).
(Mais bon, je suis un linguiste du dimanche, peut-être qu'on va trouver que je raconte des bêtises.)