David Madore's WebLog: Sur la construction aller+infinitif en français

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(vendredi)

Sur la construction aller+infinitif en français

Ce que je vais raconter ici n'a rien d'original, n'importe quelle personne ayant un peu réfléchi à la grammaire française l'aura certainement remarqué, mais je me suis récemment rendu compte que le phénomène était encore plus marqué que je le pensais, donc je vais expliciter de quoi il est question :

Il existe en français une construction aller+infinitif : mais en fait, et c'est ça que je veux souligner, il n'y en a pas juste une, il y en a deux bien distinctes. À savoir : (A) la construction du verbe aller avec un infinitif qui marque la finalité du déplacement, et (B) une construction spéciale, qui est syntaxiquement identique, et qui sert à former le futur proche. Tout ça est bien connu, et il est par ailleurs évident que (B) provient d'un glissement de sens de (A), mais ce sur quoi j'attire l'attention et qui n'était pas complètement clair pour moi, c'est que ces constructions sont vraiment séparées, c'est-à-dire qu'il n'y a pas un continuum de sens entre les deux mais bien deux possibilités distinctes, parfois seule l'analyse (A) est possible, parfois seule la (B) l'est, et parfois les deux le sont mais avec des sens qui ne se recouvrent pas.

La construction (A), c'est quelque chose comme j'ai trop attendu, j'ai faim, maintenant je vais manger : il faut comprendre je vais manger comme je vais à la cantine, l'indication d'un déplacement qui a pour but d'accomplir l'action indiquée par l'infinitif ou comme destination l'endroit où cette action sera accomplie.

La construction (B), c'est quelque chose comme pour l'instant j'attends d'avoir faim, je vais manger vers 14h : il faut comprendre je vais manger comme je mangerai, un simple futur (qui se distingue du futur simple par la proximité temporelle ou simplement par le registre de langue un peu plus informel), éventuellement comme je suis sur le point de manger.

La principale raison pour laquelle je pense que ces constructions sont bien distinctes, c'est que :

  • La construction (B) n'est possible qu'aux présent et imparfait du mode indicatif, tandis que la construction (A) n'a pas de restriction particulière. Ainsi, va manger [impératif] ou tu iras manger à quelle heure demain ? [futur] sont forcément des constructions (A). Le fait de préciser un mode de transport ou un lieu peut aussi forcer l'interprétation comme la construction (A) : je vais chercher les enfants en voiture ou …à l'école (on peut mettre ce complément juste après le verbe aller pour que ce soit parfaitement clair que c'est le verbe en question qui est ainsi complété).
  • La construction (A), elle, est parfois impossible pour des raisons de sens, alors que la construction (B) peut s'appliquer à n'importe quel verbe. Je crois que l'exemple le plus convaincant dans ce sens est quand le verbe à l'infinitif est lui-même le verbe aller : si je dis je vais aller chez le médecin, il s'agit forcément de la construction (B) (ça n'a pas de sens de se déplacer pour se déplacer…). Le fait d'avoir un complément de lieu comme ici peut aussi rendre impossible la construction (A) (on ne peut pas aller ici, seulement venir ici) : je vais manger ici ne peut être qu'un futur proche (et cette fois, on ne peut pas mettre l'adverbe en question juste après le verbe aller, il ne peut se rapporter qu'à manger).

Pour rendre ces impossibilités plus frappantes, on peut essayer de construire une phrase, de syntaxe apparemment raisonnable, où on combine l'impossibilité de (A) et l'impossibilité de (B) : par exemple il ira aller chez le médecin — ça choque, parce que le futur interdit l'analyse comme (B) tandis que le double verbe aller n'a pas de sens comme construction (A) ; idem pour va manger ici.

Le résultat, c'est qu'une phrase comme je vais faire des courses, où les deux constructions sont possibles, a deux sens bien distincts : dans le sens (A), j'indique que je suis en chemin vers un commerce (je sors de chez moi, je vais faire des courses, et je tombe nez à nez avec Madame Michu), tandis que dans le sens (B) j'indique que la transaction aura lieu dans l'avenir (cet après-midi je vais faire des courses puis [je vais] rester ici toute la soirée).

J'avais déjà fait des remarques dans ce sens dans cette entrée passée, mais sans complètement saisir la double construction. Pourtant, quelqu'un m'avait signalé en commentaire un malentendu survenu en italien parce que cette langue n'a pas le calque de la construction (B) du français (et que si on l'utilise, cela se comprendra donc comme une construction (A), dont le sens est proche mais suffisamment différent pour pouvoir causer une confusion).

J'avais toutefois déjà signalé l'argument essentiel selon lequel la construction (B) n'est possible qu'à un nombre limité de temps. Ce fait peut servir à distinguer les constructions (A) et (B) en mettant la phrase au futur (ou à l'impératif ou quelque chose comme ça) ; par exemple, on peut mettre au futur je sors de chez moi, je vais faire des courses, et je tombe nez à nez avec Madame Michu comme je sortirai de chez moi, j'irai faire des courses, et je tomberai nez à nez avec Madame Michu et on peut le mettre à l'impératif comme sors de chez toi, va faire des courses, et tombe nez à nez avec Madame Michu ; en revanche, si on veut mettre au futur ou à l'impératif cet après-midi je vais faire des courses puis [je vais] rester ici toute la soirée, on sent bien que la seconde partie pose problème et que la première change subtilement de sens. (Du coup, c'est amusant, cet après-midi je vais faire des courses est plutôt une construction (B) tandis que cet après-midi j'irai faire des courses est forcément une construction (A)… qui a essentiellement le même sens.)

Maintenant, si on cherche à généraliser la construction (B), il y a d'autres verbes que aller qui régissent des constructions semblables. Classiquement, on signale venir de qui marque le passé proche (je viens de rentrer), mais là il n'y a pas vraiment de construction (A) correspondante (ou s'il y en a une, je ne l'utilise pas vraiment : éventuellement avec le verbe revenir ce serait plus plausible). Mais je suis tenté d'analyser aussi compter+infinitif comme analogue de aller+infinitif : je compte lui parler a pris un sens très particulier, qui ne s'analyse pas vraiment comme la somme de ses parties, et, comme la construction (B) du futur proche introduit par le verbe aller, j'ai du mal à la mettre à un autre temps ou mode que les présent et imparfait de l'indicatif (je comptais lui parler passe, mais je compterai lui parler ou compte lui parler me semblent vraiment bizarres). L'ennui, c'est qu'une fois qu'on commence à trouver des constructions figées dans tous les sens, on va en trouver un peu trop.

Je crois que le terme approprié pour l'évolution historique de la construction (A) vers la construction (B) est grammaticalisation, mais ce qui est intéressant est bien la coexistence distincte (et pas dans un spectre sémantique de nuances entre les deux) entre la version non-grammaticalisée (A) et la version grammaticalisée (B).

(Mais bon, je suis un linguiste du dimanche, peut-être qu'on va trouver que je raconte des bêtises.)

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