Disons d'abord un mot sur l'avant-dernier
livre que j'ai lu : Brexit, No Exit (Why (in the
End) Britain Won't Leave Europe) de Denis MacShane. Juste pour
dire que je ne le recommande pas du tout : je pensais trouver quelque
chose du même type que le livre d'Ian
Dunt sur le même sujet, que j'avais bien aimé, mais j'ai été très
déçu. Ce n'est pas une question de contenu : le sujet est
intéressant, et les opinions de Denis MacShane le sont aussi (et en
tant qu'ancien ministre pour l'Europe de Tony Blair, il est bien
informé) ; mais ce qui est lamentable, c'est l'organisation. J'ai
rarement vu un livre (d'idées) aussi mal structuré : le plan semble
superficiellement raisonnable, mais quand on y regarde de plus près,
les chapitres ont l'air d'avoir été rangés au hasard dans un certain
nombre de grandes parties, leur contenu n'a que très peu de rapport
avec leur titre (par exemple, le chapitre qui
s'intitule Why the euro will survive
discute en
long et en large des problèmes passés de l'euro — sans grand rapport
avec le Brexit — et n'évoque pas la survie de la monnaie unique à
l'avenir), l'auteur part dans des digressions, change de sujet au
milieu d'un paragraphe, bref, c'est un peu le chaos.
Mais ce dont je veux parler dans cette entrée, c'est le livre de la
candidate démocrate à la dernière élection présidentielle américaine,
dans lequel elle revient sur cette élection et cherche à
comprendre ce qui s'est passé. Je l'ai acheté sans en
attendre grand-chose. Les quelques échos que j'en avais eus étaient
du genre Hillary Clinton fait n'importe quoi pour continuer à
exister
(sous-entendu : elle devrait plutôt trouver une pierre, se
cacher dessous, et ne plus jamais ouvrir la bouche), elle cherche à
s'attirer une sympathie à laquelle elle a perdu tout
droit
, elle veut tirer de l'argent de son échec
et/ou elle cherche toutes les excuses possibles imaginables pour
expliquer son fiasco sans jamais se remettre en question
; j'ai
quand même voulu me faire une opinion par moi-même. Disons tout de
suite que ces jugements me semblent faux et injustes. J'ai trouvé le
livre intéressant, très bien écrit, et vraiment agréable à lire.
Elle évoque différents sujets : son parcours personnel en politique, ses idées (sommairement), le déroulement quotidien de la campagne, les choix qu'elle a faits, ses hésitations et ses erreurs, les embûches qu'elle a trouvées sur son chemin, ses frustrations et incompréhensions, son ressenti personnel par rapport à Donald Trump et par rapport à l'élection, ses peurs et ses espoirs pour l'avenir, et ce qu'elle propose pour aller de l'avant.
Rien de tout ça n'est renversant ou complètement inattendu, mais elle expose[#] les choses avec beaucoup de clarté, le tout est très bien organisé (tout le contraire du livre de MacShane évoqué plus haut), elle fait bien comprendre ses idées et ses choix en même temps qu'elle nous fait partager ses craintes et ses joies. Qu'on soit ou non d'accord avec elle, avec ses opinions politiques ou avec son analyse post mortem de l'élection, je trouve difficile de ne pas lui reconnaître une profonde intelligence, une grande culture et une belle plume. (Le style n'a rien de recherché ou de sophistiqué : il est simple mais les mots sont justes.)
Si on cherche des critiques de ce livre en ligne, et surtout si on
cherche des critiques écrites par des internautes
(voir par
exemple ici), on en trouve des piles qui disent soit elle a
perdu, elle a tout gâché, je ne veux plus jamais entendre parler
d'elle
soit elle a volé la candidature à Bernie Sanders, je la
déteste
, soit enfin c'est une folle et elle mérite d'aller en
prison
, souvent combinés aux reproches que j'ai déjà cités plus
hauts. Beaucoup viennent de gens n'ayant manifestement pas lu le
livre (et certains le reconnaissent, ou ont posté avant la
publication). Symétriquement, on trouve aussi beaucoup de gens qui
déclarent que le livre est excellent juste parce qu'ils aiment bien
son auteure ou parce qu'ils détestent les gens qui écrivent les
critiques négatives (ou le nouveau président). C'est assez
caricatural de ce que je racontais
ici avant l'élection. Si on va fouiller dans les critiques qui
n'accordent ni la meilleure ni la pire
note[#2], c'est déjà plus
intéressant.
Mais globalement, même en écartant les trolls manifestes, ce qui
est fascinant, c'est à quel point les Américains (car je pense que
c'est un phénomène très Américain) ont en horreur l'échec : au motif
qu'elle a perdu une élection serrée, elle aurait perdu non seulement
le droit d'être présidente (personne ne conteste ça) mais même celui
d'ouvrir la bouche et presque celui d'exister ; or je pense le
contraire, et pas seulement en suivant
l'adage victrix causa diis placuit sed victa
Catoni : les vaincus ont souvent beaucoup plus à nous apprendre
sur les batailles que les vainqueurs, parce que les vaincus sont
obligés de se remettre en question, et donc d'avoir une
analyse plus poussée que j'ai gagné parce que j'étais le
meilleur
.
On peut certes légitimement reprocher à Hillary Clinton de ne pas assez se remettre en question. Il est indéniable qu'elle cherche d'autres causes à sa défaite que ses seules fautes de jugement. Mais il est tout simplement faux de dire qu'elle n'admet aucune erreur, ou qu'elle ne les analyse pas : simplement, elle le fait avec nuance, elle ne jette pas le bébé avec l'eau du bain (et elle ne brûle pas toutes ses opinions au motif que les Américains ont élu Trump), donc ceux qui s'attendaient à ce qu'elle s'auto-flagelle sur 500 pages vont assurément être déçus. Oui, elle accuse beaucoup Jim Comey, oui, elle pointe du doigt les trolls Russes et Poutine lui-même ; oui, elle fait des reproches à la presse et aux inconditionnels de Sanders ; oui, elle rappelle plus d'une fois qu'elle a gagné le « vote populaire » (= le plus grand nombre de voix) et que le fait qu'elle soit une femme est important ; si on ne veut pas entendre son point de vue sur tout ça, si on refuse qu'un perdant puisse se défendre ou défendre sa stratégie, ou si on ne supporte pas d'entendre une opinion avec laquelle on n'est pas d'accord pour commencer, il vaut mieux, en effet, ne pas ouvrir ce livre.
Personnellement, ce qui m'a agacé, ce sont plutôt les passages que j'ai trouvés un peu « exercice imposé » : où elle parle de ses petits-enfants ou de sermons religieux (pour plaire aux Américains, il faut parler de famille et de Dieu), ou quand elle essaie de « faire jeune » en invoquant Beyoncé. Il est incontestable que certains bouts du livre sont des exercices de comm'.
Ce que j'ai déjà trouvé plus intéressant, c'est quand elle décrit la manière dont la campagne s'organisait au jour le jour, par exemple la préparation des débats télévisés. C'est encore la façon dont elle parle de son attachement au réalisme en politique : c'est-à-dire de ne faire que des promesses qu'on peut raisonnablement espérer tenir ; et dont elle se demande quoi faire quand ses adversaires refusent ce principe. J'ai aussi trouvé bien vu qu'elle devine par avance les reproches qu'on fera au livre qu'elle est en train d'écrire, et dont elle y répond préventivement.
Les passages où elle parle de son expérience en tant que femme dans
le monde de la politique américaine sont parmi ceux que j'ai trouvés
les plus intéressants. Je n'avais aucun doute quant à la réalité du
sexisme dans ce milieu ou contre elle en particulier, mais la manière
dont elle en décrit certaines petites frustrations, par exemple le
fait qu'elle soit obligée de consacrer beaucoup plus de temps à sa
coiffure et à sa tenue que ses concurrents masculins, ou qu'une femme
ne puisse jamais hausser la voix sous peine d'être catégorisée
comme stridente
alors qu'un homme peut gronder tout à loisir,
m'a beaucoup plus marqué qu'une explication générale de principe. Ce
qu'elle dit sur Eleanor Roosevelt, pour laquelle elle a beaucoup
d'admiration, est aussi important.
Mais finalement, ce que j'ai trouvé le plus fort, ou en tout cas le plus sincère, c'est quand elle reconnaît franchement son désarroi. Devant la haine dont elle a fait l'objet, par exemple, ou la manière dont toutes ses actions pouvaient se faire interpréter comme faisant partie d'un sinistre complot ; ou devant sa propre incapacité à communiquer sur la notion de solidarité et sur l'importance de construire des ponts entre les personnes.
Je citerai simplement le passage suivant où elle s'exprime au sujet des angry Trump voters :
I went back to de Tocqueville. After studying the French
Revolution, he wrote that revolts tend to start not in places where
conditions are worst, but in places where expectations are most unmet.
So if you've been raised to believe your life will unfold a certain
way—say, with a steady union job that doesn't require a college degree
but does provide a middle-class income, with traditional gender roles
intact and everyone speaking English—and then things don't work out
the way you expected, that's when you get angry. It's about loss.
It's about the sense that the future is going to be harder than the
past. […] Too many people feel alienated from one another and from
any sense of belonging or higher purpose. Anger and resentment fill
that void and can overwhelm everything else: tolerance, basic
standards of decency, facts, and certainly the kind of practical
solutions I spent the campaign offering.
Do I feel empathy for Trump voters? That's a question I've asked
myself a lot. It's complicated. It's relatively easy to empathize
with hardworking, warmhearted people who decided they couldn't in good
conscience vote for me after reading that letter from Jim Comey… or
who don't think any party should control the White House for more than
eight years at a time… or who have a deeply held belief in limited
government, or an overriding moral objection to abortion. I also feel
sympathy for people who believed Trump's promises and are now
terrified that he's trying to take away their health care, not make it
better, and cut taxes for the superrich, not invest in infrastructure.
I get it. But I have no tolerance for intolerance. None. Bullying
disgusts me. I look at the people at Trump's rallies, cheering for
his hateful rants, and I wonder: Where's their empathy and
understanding? Why are they allowed to close their hearts to
the striving immigrant father and the grieving black mother, or
the LGBT teenager who's bullied at school and thinking of
suicide? Why doesn't the press write think pieces about Trump voters
trying to understand why most Americans rejected their
candidate? Why is the burden of opening our heart only on half the
country?
And yet I've come to believe that for me personally and for our
country generally, we have no choice but to try. In the spring of
2017, Pope Francis gave a TED Talk. Yes,
a TED Talk. It was amazing. This is the same pope
whom Donald Trump attacked on Twitter during the campaign. He called
for a revolution of tenderness.
What a phrase! He said, We
all need each other, none of us is an island, an autonomous and
independent I,
separated from the others, and we can only build
the future by standing together, including everyone.
He said that
tenderness means to use our eyes to see the other, our ears to hear
the other, to listen to the children, the poor, those who are afraid
of the future.
Enfin, voilà, qu'on soit d'accord ou non avec Hillary Clinton sur tel ou tel sujet de fond, je pense que ça a de l'intérêt de l'écouter — à condition de ne pas faire de rejet épidermique.
(Quant au livre de Donald Trump, je n'ai pas besoin d'en écrire une critique : c'est le deuxième meilleur livre de l'Univers après la Bible, c'est lui qui l'a dit.)
[#] Je sais qu'il est de bon ton, à ce moment-là, de prendre un air désabusé et dire que c'est bien sûr un nègre qui a écrit le livre. Franchement, ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir dans quelle mesure c'est le cas, mais si on veut, on peut considérer que je suis un grand naïf qui m'imagine que la personne dont le nom figure sur la couverture est responsable de l'essentiel du texte ou du moins, de ses idées.
[#2] Quel que soit le sujet, je recommande toujours de faire ça. On élimine ainsi les trolls, les énervés, et les critiques payées ou automatiques, et on tombe sur les avis des gens intéressants, capables d'avoir un jugement nuancé.