J'étais à Londres le week-end dernier, et en errant
chez Foyles (ce qui fait partie de mes figures imposées à
chaque fois que je vais à Londres), je suis tombé sur le
livre Brexit d'Ian Dunt, qui porte le sous-titre très
approprié What the Hell Happens Now?
: je
voudrais le recommander.
Ce n'est pas vraiment un livre politique. En tout cas, le propos de l'auteur n'est pas d'accuser les électeurs britanniques d'avoir pris une mauvaise décision : c'est sans doute déjà plus d'accuser certains hommes politiques d'avoir exploité leur mécontentement pour les conduire à prendre une mauvaise décision ; mais il n'est pas, ou du moins ne paraît pas à la lecture de ce livre, fondamentalement opposé au principe du Brexit. Ce qui est sûr est qu'il n'est pas spécialement tendre avec l'Union européenne ou avec ses acteurs, mais il ne cherche pas spécialement à les juger. Il s'agit essentiellement d'une présentation succincte des complexités techniques du Brexit et de la faiblesse de la position britannique dans les négociations ; et d'un réquisitoire contre les personnalités politiques britanniques (Theresa May elle-même évidemment, mais surtout ses « trois mousquetaires », Boris Johnson, David Davis et Liam Fox) qui se ruent dans l'opportunité politique sans connaître leurs dossiers, sans savoir où ils vont et sans même comprendre la complexité du problème.
J'avais moi-même une opinion
partagée au sujet du Brexit : pour
l'eurobéat que je suis, le fait que
le Royaume-Uni quitte l'Union est assurément une perte, mais s'ils
étaient restés de justesse et avaient continué à paralyser toute
évolution vers plus de fédéralisme ou à bloquer toute mesure sociale,
ce n'était pas forcément mieux. Toujours est-il que je n'avais
réfléchi aux conséquences que du point de vue de l'Union, ma réflexion
sur le Royaume-Uni lui-même se limitant à ils vont y perdre
beaucoup, mais ils l'auront bien cherché
: le livre d'Ian Dunt
explique les choses beaucoup plus précisément, où se situeront les
problèmes, comment on pourrait les pallier, et pourquoi le
gouvernement conservateur actuel n'a pas du tout l'air parti pour,
tellement il s'est enfermé dans sa propre rhétorique sur le regain de
souveraineté.
Le livre est assez court et clairement écrit (j'en ai lu une bonne partie dans le voyage en Eurostar et pourtant je ne suis vraiment pas un lecteur rapide), je ne vais pas essayer de le résumer. Il commence par quelques pages de fiction décrivant le pire scénario possible (du point de vue du Royaume-Uni) sur le déroulement des mois suivant le Brexit après un échec des négociations avec l'UE ; puis il traite successivement différentes formes que le Brexit pourrait prendre, et différents aspects de la complexité (légale, économique, régulatoire, politique, etc.) du processus, et les conséquences qui peuvent en découler, y compris sur l'unité du Royaume-Uni ou sur l'équilibre constitutionnel des pouvoirs. L'auteur penche clairement pour un scénario où le Royaume-Uni rejoindrait (enfin, resterait dans) l'Espace Économique Européen, au moins à titre transitoire, mais dans le même temps il explique que, compte tenu des déclarations du gouvernement britannique, ce scénario n'est pas du tout probable à l'heure actuelle.
Il y a beaucoup de subtilités dont je n'avais pas du tout conscience. Les problèmes légaux, dont Ian Dunt ne peut évidemment qu'effleurer la surface, sont par exemple intéressants, au moins intellectuellement. Le gouvernement britannique entend faire passer un Great Repeal Bill qui « rapatrierait » comme législation britannique tout ce qui y a été incorporé par l'Union européenne, autrement dit, qui prendrait l'état de la législation au moment où le Royaume-Uni quitte l'Union et en ferait un droit britannique ; un ennui parmi d'autres, c'est par exemple que cette législation fait référence à des institutions européennes auxquelles le Royaume-Uni n'aurait plus accès : il faut donc recréer ces institutions côté britannique, ou amender le droit ; comme la tâche est hautement complexe, le gouvernement britannique propose de se donner le droit de modifier la Loi sans passer par le parlement, ce qui pose un problème d'équilibre des pouvoirs. Il y a bien sûr la difficulté que le droit européen évolue sans cesse, selon les arrêts de la Cour de Justice de l'Union européenne, dont il était précisément une promesse majeure du camp Leave de se débarrasser de l'autorité. Un autre problème technique est de créer les agences de régulation britanniques pour remplir les fonctions qui sont actuellement remplies par l'Union européenne, et de trouver les fonctionnaires pour les faire tourner, tout en gardant l'équivalence des protections (des consommateurs, des travailleurs, etc.), surtout s'il s'agit de continuer à faire commerce avec l'Union, et en même temps de ne pas tomber victime des lobbys de façon encore plus aiguë qu'ils ne s'exercent à Bruxelles. • D'autres problèmes légaux délicats se posent encore au niveau de l'OMC, organisation sur laquelle le gouvernement britannique déclare pouvoir de façon heureuse s'appuyer en cas d'échec des négociations : or les documents à l'OMC concernant le Royaume-Uni (notamment les fameuses listes, ou schedules) sont maintenant complètement intriqués avec l'Union européenne, et il y a possiblement un flou juridique considérable et dangereux sur la manière dont ils doivent s'appliquer après le Brexit (par exemple, comment séparer les quotas du Royaume-Uni de ceux de l'Union), qui pourrait conduire toutes sortes d'États tiers à vouloir utiliser la situation à leur profit. La difficulté technique liée est que le Royaume-Uni n'a plus, ou en tout cas plus assez, de négociateurs commerciaux parmi ses fonctionnaires, et absolument pas le temps pour en former.
Mais ce qui semble surtout horrifier l'auteur, c'est à quel point
les ministres chargés du Brexit sont ignorants des problèmes auxquels
ils vont devoir s'attaquer, ou du fonctionnement même de l'Union
européenne. (Il cite par exemple le cas d'un ministre qui a déclaré
vouloir conclure des accords commerciaux avec Berlin en parallèle avec
les négociations du Brexit, et à qui Berlin a rappelé que les états de
l'Union n'ont pas le droit de passer de tels accords, qui sont une
compétence exclusive de l'Union.) Le livre a été écrit avant
l'invocation formelle de l'article 50 (ça ne l'empêche pas de rester
tout à fait d'actualité), et en particulier
avant ce
fameux dîner dont Jean-Claude Juncker est revenu en expliquant à
Angela Merkel que Theresa May vivait dans une autre galaxie. Theresa
May a ensuite décrit le rapport en question comme
du Brussels gossip
, mais le livre d'Ian Dunt
suggère qu'il y a véritablement un problème de perception de la
réalité au sein du cabinet britannique. Il montre aussi du doigt des
erreurs fondamentales de calcul, par exemple le fait que Theresa May
ait annoncé en avance la date à laquelle elle comptait invoquer
l'article 50, alors qu'il s'agissait justement d'un des rares leviers
dont elle disposait dans les négociations (qu'elle aurait pu utiliser
pour exiger des discussions préliminaires aux négociations
formelles).
Le même auteur publie des articles ici, et ils sont globalement féroces avec le gouvernement britannique.