David Madore's WebLog: Fragment littéraire gratuit #141 (l'incongruité de l'ameublement)

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(samedi)

Fragment littéraire gratuit #141 (l'incongruité de l'ameublement)

Le salon dans lequel on me fait entrer est grand, et bien éclairé par une rangée de portes-fenêtres qui donnent vers le jardin que j'ai pu apercevoir du dehors. Le sol est en carreaux de terre cuite, recouvert en plusieurs endroits par des tapis beiges sans prétention ; les murs, blancs. Un peu maladroitement placée dans le mur extérieur, côté jardin, une large cheminée — qui n'a pas dû servir depuis longtemps —, fait face à une table ronde en pin autour de laquelle il n'y a rien pour s'asseoir. À droite de la cheminée, un grand tableau noir d'école. Contre le mur opposé au jardin, un canapé en cuir trois places couleur caramel, plutôt usé, devant lequel se trouve une petite table basse rectangulaire en verre et, en vis-à-vis, deux fauteuils dans le même style que le canapé ; un troisième fauteuil, noir, accompagné d'un repose-pied, est tourné vers la porte-fenêtre la plus à gauche, comme s'il boudait ses congénères. Un chat gris un peu obèse fait la sieste dessus. Un tabouret à côté de ce fauteuil sert visiblement plus de table ou de desserte que de siège. Dans le coin diamétralement opposé à la cheminée, un piano demi-queue, ouvert. Outre la double porte par laquelle je suis entré, une autre, derrière le fauteuil en cuir noir, mène à la salle à manger, tandis qu'une porte simple plus discrète — actuellement fermée — débouche derrière le piano. Plusieurs halogènes, naturellement éteints à cette heure, ne sont pas les seuls éclairages artificiels : un plafonnier style art déco au milieu de la pièce pend au-dessus des fauteuils, et quelques rangées de LEDs blanches, allumées en permanence ou qu'on a oublié d'éteindre, s'insèrent dans des arêtes des murs. Ce n'est qu'après un moment que je me prends conscience de l'absence de télévision ou de toute forme de matériel hi-fi qu'on a tendance à tenir pour acquis dans un tel endroit ; il n'y a pas non plus ici de bibliothèque.

Jugeant les fauteuils et le canapé d'apparence trop dangereusement moelleuse, je préfère rester debout et continuer d'examiner ce salon avec ce que j'aimerais être l'attention d'un détective. Quelques photos sont posées sur le manteau de la cheminée : celle d'un garçon d'environ huit ans (mais la photo semble assez vieille), une autre d'une dame âgée prise dans le jardin de cette maison, et une troisième qui représente l'alignement de Stonehenge. Également sur le rebord de la cheminée, un pistolet jouet jaune vif de la marque Nerf, posé au-dessus d'une édition en livre de poche de l'Oncle Vania de Tchékhov (en traduction française). Sur le tableau noir, dont la rigole est abondamment fournie en craies de différentes couleurs, quelqu'un a seulement écrit la phrase suivante : Das Gelegentlich-Pferdliche stoßt uns hinab! (c'est-à-dire quelque chose comme l'occasionnellement-chevalin nous repousse vers le bas, mais je ne comprends pas du tout). Sur la table ronde, il n'y a que deux choses : un bouquet de tulipes qui n'a rien d'étonnant, mais surtout un objet dont je ne pensais même pas qu'il en existât dans la réalité (et un instant je l'ai même pris pour une théière), à savoir une lampe à huile exactement telle qu'on imagine toujours la lampe d'Aladin ; comme, je suppose, tous les visiteurs qui passent par là, je ne résiste pas à la tentation de la frotter pour voir si un génie n'en sortirait pas.

Au-dessus du canapé est accroché au mur une reproduction de l'Empire des lumières de Magritte (il doit faire deux mètres de haut et touche le plafond) ; on a ajouté au cadre la légende suivante : C'est ici le combat du jour et de la nuit. Sur la table basse sont posés quelques livres, magazines, et une enveloppe. L'enveloppe est vide ; elle porte l'en-tête Messrs Black, Schwarz, Nigro & Fekete Solicitors (je me demande ce que c'est que cette blague) et un timbre du Royaume-Uni. Les livres : le roman Tales of the City d'Armistead Maupin, le recueil de nouvelles Il Colombre de Dino Buzzati, et l'essai Le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod. Les revues : les derniers numéros de Têtu, Marianne, The Guardian Weekly et Paris-Berlin.

Je continue mon parcours en caressant le chat, qui semble royalement indifférent à ma présence ou à mes tentatives pour l'amadouer. Sur le tabouret adjacent, trois sphères exactement de la même taille sont posées sur un support fait exprès : l'une est en cristal de plomb, la deuxième en métal poli parfaitement réfléchissant (probablement du silicium), la troisième en bois de hêtre. Puis je me dirige vers le piano (un Yamaha). Sur le pupitre, la partition des Variations Goldberg (Aria mit verschiedenen Veränderungen für Cembalo mit 2 Manualen, BWV 988), ouverte à la toute première page ; je ne vois pas de rangement pour d'autres partitions. Posé sur un bord du clavier, une petite sculpture en jade représentant un dragon ; de l'autre, un tome de l'édition Budé (Les Belles Lettres) de l'Énéide, livres V à VIII. Sur le mur qui sépare le salon de la salle à manger, des copies de qualité remarquable de l'Astronome et du Géographe de Vermeer.

Ayant examiné de la sorte tout ce qu'il y avait à voir dans la pièce, je consens à m'asseoir et entreprends de me construire une image mentale de l'occupant des lieux. Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es pensé-je en feuilletant les livres devant moi.

Aussi, quand j'ai vu entrer celui à qui il ne manquait rien dans la panoplie du metalleux, du pentagramme sur le tee-shirt aux rangers aux pieds en passant par les bracelets à pointes, et portant sous le bras un fac simile de l'édition de 1499 de l'Hypnerotomachia Poliphili, j'ai prestement congédié mes préjugés à son sujet, et j'ai décidé que ce garçon me plaisait.

Je ne vais pas expliquer — ni même lister — toutes les références, j'ai déjà joué à ce petit jeu, et on va trouver que j'abuse (mais je n'y peux rien, mes rêves et mes associations d'idées viennent comme ils peuvent, et là ça faisait trop longtemps que je leur avais résisté), mais il faut au moins que je signale une nouvelle de Poe, assez peu connue, qui explique le titre que j'ai donné à ce fragment.

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