David Madore's WebLog: Méthodes de vote du Conseil européen

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(lundi)

Méthodes de vote du Conseil européen

[Petit résumé-rappel pour ceux qui ne suivent pas forcément très bien l'actualité : l'Union européenne fonctionne actuellement (et notamment pour ce qui est des votes au Conseil européen, qui m'intéressent ici) selon des règles institutionnelles décidées par le traité de Nice de 2001. Ces règles présentent un certain nombre d'inconvénients. Le traité constitutionnel, qui ne sera sans doute jamais ratifié, prévoyait un certain nombre de changements (notamment pour les votes au Conseil) : un certain nombre de dirigeants européens, dont Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, essaient de sauver certains de ces changements institutionnels, mais il y a des objections diveres.]

Je suis tombé récemment sur un article de la BBC qui, parlant de la méthode de vote utilisée au Conseil européen, évoquait le point de vue du président polonais Lech Kaczyński de la façon suivante :

Mr Kaczyński says he wants European leaders to discuss what he believes is a fairer alternative—calculating voting rights according to the square root of each country's population, rather than simply according to population.

J'ai été très surpris en lisant ça : je pensais que le concept de racine carrée (qui est tout à fait pertinent mathématiquement ici, comme je vais tâcher de l'expliquer) échappait totalement à la portée des hommes politiques (lesquels sont notoirement peu enclins à demander aux scientifiques de les éclairer même quand il s'agit précisément du domaine de compétence de ces scientifiques). Mais si les intérêts de la Pologne sont en jeu…

De quoi s'agit-il ? On doit décider des règles de vote au Conseil européen, c'est-à-dire des règles qui en fonction des votes des (dirigeants des) 27 pays membres pour ou contre une proposition (je crois qu'il n'y a pas d'abstention possible : l'abstention doit compter comme une absence de soutien à la proposition) détermine si celle-ci est adoptée. Comme les pays n'ont évidemment pas la même taille (comparer Malte et l'Allemagne…), on ne peut pas utiliser un vote simple donnant à tous les membres le même poids ; mais il ne s'agit pas non plus de voter simplement selon la population, cela donnerait trop de poids aux grands pays (et comme les règles doivent être adoptées à l'unanimité, les petits pays n'accepteront jamais cela).

Les règles actuelles découlent du traité de Nice (modifié par les traités d'accession élargissant l'Union à 25 puis 27 membres). Elles sont d'une complexité assez affolante. Chaque pays reçoit un certain nombre de voix : nombre qui croît avec la population, mais de façon assez irrégulière (et des susceptibilités ont été ménagées, par exemple la France, le Royaume-Uni ou l'Italie ont le même poids que l'Allemagne, 29 voix, alors que cette dernière a significativement plus d'habitants) ; au total il y a 345 voix. Pour qu'une proposition soit acceptée, il faut (et il suffit) qu'elle soit approuvée par des pays membres représentant :

  • une majorité (c'est-à-dire 14) des 27 pays membres (cette majorité étant portée aux deux tiers, c'est-à-dire 18, si la proposition ne provient pas de la Commission),
  • 255 voix (soit 73.91%) des 345 voix,
  • 62% de la population de l'Union (cette clause ne jouant que si un membre demande explicitement à ce qu'on la vérifie : dans la pratique elle est presque toujours conséquence de la clause précédente, il n'y a que dans de très rares cas que l'absence de l'Allemagne parmi les membres soutenant une décision peut faire que celle-ci totalise 255 voix sans représenter 62% de la population de l'Union).

Les règles proposées par le traité constitutionnel européen (vous savez, celui qui est parti à la poubelle) étaient plus simples : pour qu'une proposition soit acceptée, il faut qu'elle recueille l'adhésion de pays membres représentant :

  • au moins 55% (c'est-à-dire 15) des 27 pays membres (cette majorité étant portée à 72%, c'est-à-dire 20, si la proposition ne provient pas de la Commission),
  • 65% de la population de l'Union, ou bien
  • tous les pays membres sauf au plus trois (c'est-à-dire concrètement que trois pays, quelle que soit leur taille, ne peuvent pas à eux seuls bloquer une décision, une « minorité de bloquage » doit comporter au moins quatre pays).

Ces nouvelles règles auraient eu l'avantage de l'universalité (pas besoin de négocier un nombre ad hoc de voix quand un nouveau pays accède à l'Union), d'un peu plus de simplicité, et surtout d'une plus grande facilité à adopter une mesure. (Pour donner une idée, si les pays votent chacun en tirant à pile ou face indépendamment, une mesure est adoptée avec une probabilité de 2% avec les règles du traité de Nice, alors qu'elle l'est à presque 13% avec les règles du TCE : donc on peut en quelque sorte dire que c'est six fois plus facile avec ces nouvelles règles.) C'est ces règles-là (ou une variante à négocier, bien entendu) que Mme Merkel, M. Sarkozy et d'autres voudraient faire accepter. La raison pour laquelle la Pologne ou l'Espagne trainent des pieds est facile à comprendre : elles avaient dans les règles de Nice un nombre de voix important eu égard à leur population, les règles du TCE prévoient une règle pour les petits pays (exigence de 55% des pays membres), une autre pour les grands (exigence de 65% de la population), mais rien pour les pays « moyens ».

Je n'ai pas vérifié que la Pologne perdait effectivement du pouvoir (et combien) dans ce nouvel ensemble de règles… Il faut savoir qu'il y a des moyens mathématiques standard de mesurer le pouvoir, comme l'indice de pouvoir de Banzhaf, qu'on présente souvent comme la proportion, parmi les coalitions gagnantes (i.e., permettant l'adoption d'une proposition), de celles dont le membre considéré est un membre-pivot (s'il quitte la coalition, celle-ci cesse d'être gagnante) : cela revient aussi en gros à faire voter au hasard tous les membres (de façon équiprobable pour oui et non) et à regarder la probabilité que le vote du membre considéré soit déterminant sachant qu'avec lui la proposition est adoptée (on peut aussi faire un calcul en supposant que la proposition est rejetée, ou en ne supposant rien).

J'avais fait il y a longtemps des calculs pour les élections présidentielles américaines, concluant que, selon les règles qui sont en vigueur, les électeurs californiens avaient trop de pouvoir (contrairement à une opinion répandue qui veut que ce soient ceux des petits états qui en aient trop). Mais l'idée simple qui en résulte est que si on veut une représentation équitable, il faut effectivement que les poids soient répartis de façon proportionnelle à la racine carrée de la population (c'est-à-dire que je donne raison, sur le principe, à M. Kaczyński) : le raisonnement est en gros le suivant :

  • on suppose que les votes des états sont déterminés par un vote majoritaire dans leur population (c'est effectivement ce qui se passe pour l'élection présidentielle américaine, et c'est un modèle vaguement raisonnable pour le Conseil européen) ;
  • or le pouvoir d'un individu dans un vote simple parmi N personnes, avec N très grand, est asymptotiquement proportionnel à l'inverse racine carrée de N (c'est l'estimation classique de l'ordre des fluctuations : si on veut, c'est l'équivalent de la proportion du coefficient binomial médian) ;
  • en revanche, sur un système de vote pondéré avec des poids pas trop délirants (techniquement, si la somme des carrés des poids est nettement plus grande que le carré du plus grand poids), les pouvoirs sont environ proportionnels aux poids ;
  • donc si on veut donner le même pouvoir, au final, aux citoyens des différents états, il faut distribuer les poids du vote pondéré proportionnellement à la racine carrée des populations.

Ceci vaut aussi bien pour l'élection présidentielle américaine que pour le vote au Conseil européen.

Ceci étant, il n'y a pas de raison de ne pas demander des pondérations avec plusieurs systèmes de poids (comme c'est le cas actuellement, ainsi que je l'ai expliqué, et comme le prévoit aussi le TCE) : on peut demander une majorité sur les membres, une majorité sur la population et une majorité sur la racine carrée de la population (ou puissance ½ de la population). Du coup je me permets de soumettre à la sagacité des Grands de ce monde la règle madorienne de vote pour le Conseil européen, qui sont les suivantes :

Une proposition est adoptée selon la règle madorienne lorsque pour tout réel p compris entre 0 et 1 (au sens large), la proposition est soutenue par une certaine proportion (indépendante de p) des pays pondérés par la population à la puissance p : la proportion étant fixée à 55% pour les votes normaux, et à 2/3 pour ceux qui ne sont pas des propositions de la Commission.

Noter que la population à la puissance 0, c'est toujours 1, donc pondérer par la population à la puissance 0 revient à ne pas pondérer. La règle madorienne demande donc une majorité de 55% des pays, de 55% de la population, de 55% de la racine carrée de la population, mais aussi de 55% de n'importe quelle puissance p∈[0;1] de la population. Cela assure de ne léser ni les petits pays, ni les gros, ni les « moyens ». En pratique, vérifier pour p=0 et p=1 suffit dans beaucoup de cas à assurer tous les p intermédiaires, mais il faut parfois mettre quelques p supplémentaires, et ce sont des cas pas forcément absurdes (du genre : Allemagne France Italie Roumanie Pays-Bas Slovaquie Danemark Finlande Irlande Lithuanie Lettonie Slovénie Estonie Chypre Luxembourg).

Mettez-moi Angela Merkel au téléphone et je lui explique pourquoi ma proposition est géniale et va sauver l'Union européenne. ☺️

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